Charles Boyer, l’évidence du come back

Patrick Cazals, cinéaste

Les zones d’ombre restent toujours à défricher dans l’Histoire du cinéma. Une certaine myopie autour du cas Charles Boyer finissait cependant par devenir gênante. Le focus 2019 du festival de La Rochelle sur la carrière exceptionnelle de l’acteur est donc pertinent, faisant suite à l’hommage de sa ville natale, Figeac (il y est né le 28 août 1899 – voici 120 ans !), rendu en septembre dernier, pour le 40e anniversaire de son décès par suicide, le 26 août 1978 à Phoenix (Arizona), deux jours après la mort de son épouse, l’actrice Pat Paterson. Ce remake douloureux et romantique des amants de Mayerling (l’un de ses rôles majeurs avec Danielle Darrieux déjà, future complice de Madame de…) séduirait certes bien des scénaristes d’Hollywood mais éloignait peut-être historiens et critiques, déroutés par cette tragique destinée.

Génial interprète, au théâtre d’abord puis au cinéma, Boyer reste l’un des rares acteurs à avoir connu un immense succès auprès de trois générations de spectateurs et d’admiratrices. Devenu le French and great lover attitré du public américain, il restera sur le devant de la scène des années 1930 aux années 1960 et ce des deux côtés de l’Atlantique. Sachant mener sa carrière avec rigueur et lucidité, il s’est souvent imposé comme le moteur des productions des majors et des indépendants sans se plier pour autant aux diktats qui ont souvent bridé les plus grands talents.

Né dans une famille de commerçants en matériel agricole de Figeac, orphelin de père à 10 ans, Charles Boyer tient les premiers rôles dans la troupe théâtrale locale. Il crée des spectacles pour divertir les soldats blessés de la Grande Guerre durant leur convalescence. Les pièces d’Edmond Rostand L’Aiglon et Cyrano lui vont comme un gant et il a, dit-on, une mémoire fabuleuse… Débordant d’énergie, il écrit à un rythme soutenu pièces, nouvelles et poèmes sur des cahiers d’écolier. Il décide bientôt de quitter son Quercy et d’oublier les études de philosophie à venir. Il veut croiser au plus vite sa route d’acteur, celle qui doit le mener aux scènes parisiennes. Le tournage de Travail dirigé par Henri Pouctal à Decazeville, cité voisine, lui donne l’occasion de rencontrer le comédien Charles Duflos qui devient son premier mentor auprès des directeurs de théâtres. En 1920, Firmin Gémier lui confie un rôle au pied levé dans l’une de ses créations et Marcel L’Herbier l’engage pour jouer les mauvais garçons dans L’Homme du large. Élève au Conservatoire avec Pierre Blanchar et Fernand Ledoux, il se fait très vite un nom sur les plateaux de théâtre et de cinéma.

Le Capitaine Fracasse d’Alberto Cavalcanti, son dernier film muet tourné en 1928, le confirme : sa photogénie est évidente et son aisance gestuelle novatrice.

Un premier voyage à Hollywood se décide alors, afin de tourner la version française de succès américains. Maurice Chevalier l’héberge, prend le jeune acteur sous sa houlette, l’introduit auprès des studios et lui fait rencontrer son futur agent Charles Feldman. Pourtant cette première expérience aux états-Unis ne le satisfait guère. Dès son retour à Paris, sa rencontre avec l’auteur théâtral et metteur en scène à succès Henry Bernstein pour Le Bonheur (adapté au cinéma par L’Herbier deux ans plus tard) est déterminante. Paris devient la première ville refuge pour les artistes allemands menacés par la montée du nazisme. Fritz Lang est du nombre. Erich Pommer décide de produire le seul film français tourné par le cinéaste allemand en France et de confier à Charles Boyer le rôle titre : Liliom. Peu de temps avant sa mort, Fritz Lang confiait à l’acteur dans un courrier retrouvé aux archives Charles-Boyer de l’académie des Oscars combien ce film était bien son œuvre préférée parmi tous ses films tournés et cela parce qu’il avait du cœur, qualité qui manquait parfois à l’Amérique et dont Charles n’était pas avare… Il est donc judicieux de présenter à La Rochelle ces deux œuvres méconnues illustrant les qualités du jeu, la sensibilité aiguë de Boyer et son envergure de comédien pour assumer la dramaturgie de récits complexes.

Ces deux films lui ont ouvert définitivement les portes des studios américains et Walter Wanger, producteur indépendant mais très influent, sut établir avec lui un partenariat constructif.

Marié le 14 février 1934, jour de la Saint Valentin, à l’actrice anglaise Pat Paterson, Charles Boyer va tenir dans ses bras, au cours de cette décennie, une kyrielle d’actrices majeures d’Hollywood, ce qui démontre la confiance des studios dans son aura grandissante auprès du grand public. Claudette Colbert, Katharine Hepburn, Loretta Young, Marlène Dietrich (The Garden of Allah), Jean Arthur, Greta Garbo (Conquest), Hedy Lamarr (Algiers), Irene Dunne, Bette Davis seront ses partenaires et loueront son élégance et sa discrétion. À la fin des années 1930, Charles Boyer est l’un des acteurs les mieux payés d’Hollywood, prouesse inédite pour un acteur non américain. Si ses rôles dans Conquest et Algiers (remake de Pépé le Moko) lui assurent deux nominations aux Oscars, Charles Boyer reste cependant soucieux de poursuivre sa carrière dans le cinéma français et européen. Après le tournage d’Elle et Lui (Love Affair), réalisé par Leo McCarey, film présenté à La Rochelle, comédie dramatique dans laquelle son duo délicat, pétillant et profond avec Irene Dunne fait merveille, il retourne en France à l’été 1939 et se prépare à tourner à Nice le nouveau film de Marc Allégret : Le Corsaire.

Le 1er septembre 1939, la Pologne est envahie par les troupes d’Hitler. Le tournage est arrêté. Charles Boyer se porte volontaire. Il est envoyé comme artilleur sur la ligne Maginot. Le gouvernement français décide bientôt de démobiliser le soldat Boyer et lui demande de rejoindre l’Amérique. L’acteur se fait le vibrant ambassadeur de la France auprès des studios et des autorités américaines. S’il continue à tourner en 1940 pour Anatole Litvak (L’Étrangère avec Bette Davis), il participe aussi aux réunions de France Forever, soutenant le gaullisme et organisant des collectes au profit de la Croix-Rouge française. Avec ses propres fonds, il crée en 1941 la French Research Foundation pour présenter une France authentique et en lutte aux Américains et aux studios d’Hollywood. Cette même fondation accueille de plus les acteurs français réfugiés aux États-Unis. Boyer devient homme de radio et enregistre des émissions pour La Voix de l’Amérique afin de soutenir le moral des alliés.

En 1942, Charles Boyer obtient la nationalité américaine, espérée depuis plusieurs années. Il tourne deux films pour Julien Duvivier, réfugié aux états-Unis. Un Oscar d’honneur lui est attribué en 1943 pour « l’aide culturelle apportée par sa fondation à l’industrie cinématographique ». Le 6 septembre 1943, il devient le représentant de la France libre à Hollywood, en remplacement d’Henri Diamant-Berger.

Michaël, son fils unique, est né en décembre 1943, lors du tournage de ce film étonnant qu’est Gaslight (Hantise), tourné par George Cukor. Ingrid Bergman et Charles Boyer réalisent là une telle performance que leur couple est nommé aux Oscars. Ingrid Bergman obtient finalement seule la récompense. Le thème du film est si troublant que le « gaslighting » est devenu un terme de psychiatrie répondant à la définition suivante : « tenter de faire croire à quelqu’un qu’il ou elle est en train de perdre la raison, en le ou la soumettant à une série d’expériences qui n’ont pas d’explications naturelles ». Le « gaslighting » pratiqué dans le film par Charles Boyer montre à l’évidence que sous un French lover peut se cacher un dangereux criminel, un pervers narcissique ou un gourou ! Et l’acteur traduit parfaitement ce double jeu.

La comédie brillante et ironique d’Ernst Lubitsch Cluny Brown (La Folle Ingénue, 1946) marque une première évolution dans le choix de ses rôles en jouant sur son détachement amusé des réalités du quotidien. Jennifer Jones y est son étonnante et désopilante partenaire. À son premier retour en France de l’après-guerre, en 1948, le film Arc de triomphe de Lewis Milestone avec Ingrid Bergman déçoit cependant. Par contre ses créations théâtrales à Broadway des Mains sales de Sartre et de Don Juan in Hell de G.B. Shaw seront des triomphes. Le charme de la voix veloutée de Boyer agit toujours.

Danielle Darrieux pour Madame de… de Max Ophuls (1953), Martine Carol, Françoise Arnoul, Michèle Morgan, Brigitte Bardot, Leslie Caron, Pascale Petit, Sophia Loren seront ses nouvelles partenaires des années 1950 et 60. Boyer devient également un producteur éclairé de la télévision naissante en créant avec David Niven la Four Star et en jouant dans des séries célèbres dont The Rogues. Les grandes productions internationales n’hésitent pas à faire appel à lui (Paris brûle-t-il ?, Casino royal en 1966) et Alain Resnais, dont il est l’acteur de référence, tient à sa présence aux côtés de Jean-Paul Belmondo pour interpréter le rôle du baron Raoul dans son Stavisky en 1974.

A Matter of Time de Vicente Minnelli (1976) sera son dernier film pour lequel il retrouvera Ingrid Bergman. Dernier symbole d’une rare fidélité à ses partenaires féminines qui n’a jamais été prise en défaut dans toute sa filmographie. Redécouvrir cette fabuleuse carrière d’acteur de Charles Boyer (76 films) est un plaisir rare qu’il nous fallait vous faire partager.