Dario Argento

Jean-Baptiste Thoret

Dario Argento tourne depuis près de cinquante ans, puisque L’Oiseau au plumage de cristal, le premier de ses dix-huit films, est sorti à Rome en février 1970. À l’époque, le jeune Argento vient de cosigner avec Bernardo Bertolucci le scénario d’Il était une fois dans l’Ouest de Sergio Leone. Né dans une famille de cinéma en 1940, critique au Paese Sera, cinéphile assidu, Argento popularise avec L’Oiseau au plumage de cristal, un genre, le giallo de Mario Bava, auquel il restera fidèle tout au long de sa carrière. Vaguement inspiré d’un roman policier de Fredric Brown (The Screaming Mimi), L’Oiseau cale son pas sur un écrivain américain qui, à Rome, enquête sur un meurtre auquel il a assisté dans une galerie d’art, mais dont il ne garde qu’un souvenir parcellaire. L’Oiseau porte déjà l’essentiel des traces du futur réalisa- teur de Suspiria : un soin inégalable apporté à l’invention formelle, un mélange virtuose de violence graphique et d’œuvres d’art qui dictent l’avancée du récit, l’importance accordée à une mémoire qui écrase ou fait défaut, une tendresse pour les marginaux maintenus bord cadre pour cause d’irréductibles différences, un point de vue baroque capable d’embrasser tous les points de vue (un esprit, une luciole, le vent, un mort) enfin, une manière de faire converser le cinéma de genre et la modernité, via une réalité qui, parce qu’elle ne va plus de soi, suppose désormais d’être déchiffrée.

En 1971, Argento clôt sa « trilogie animale » avec Quatre Mouches de velours gris, giallo sombre, tourné vers l’expérimentation constante (une expérience scientifique partant de l’idée selon laquelle la dernière image enregistrée par une victime avant sa mort reste gravée plusieurs heures sur sa rétine, l’utilisation d’une caméra de pointe pour l’éblouissante séquence finale) mais ponctué de séquences et de personnages humoristiques, une première dans le cinéma d’Argento, qu’il s’agisse de Bud Spencer dans le rôle de Dieu ou de Jean-Pierre Marielle qui apparaît sous les traits d’un détective homosexuel dont le record consiste à n’avoir jamais résolu la moindre enquête. Avec ce jeune couple dysfonctionnel formé par Michael Brandon et Mimsy Farmer, (l’héroïne de More devenue l’une des égéries du cinéma de genre italien des années 1970), Argento fait vibrer une note plus intime et dramatique qui deviendra l’un des leitmotivs de son cinéma.

Dans une première version du script de Quatre Mouches de velours gris, Dario Argento et Luigi Cozzi avaient imaginé débuter le film par une séance de spiritisme au cours de laquelle une femme dotée de pouvoirs médiumniques prédisait aux participants qu’ils allaient être assassinés. Mais à peine la séance achevée, la femme était tuée. Ce point de départ fut abandonné lorsque la télévision italienne produisit un téléfilm reprenant le même argument. Argento mit alors le script en veilleuse jusqu’en 1975 et décida de reprendre cette idée pour la fameuse séquence d’ouverture de Les Frissons de l’angoisse. Avec ce film, Argento signe sans doute le giallo des gialli, l’apothéose d’un genre devenu filon en un temps éclair et son chant du cygne, auquel il ne reviendra qu’en 1982, avec le magnifique Ténèbres, cauchemar aseptisé de l’Italie de Berlusconi, tourné, comme L’Éclipse, en lieu et place d’un quartier (l’EUR, à Rome) hanté par le fantôme du fascisme. Coécrit par Bernardino Zapponi (le scénariste de Fellini Roma), Les Frissons de l’angoisse porte à son point d’incandescence tout ce qui fait l’art et la puissance du style d’Argento et dépose le genre à lisière du fantastique. En chaque image, en chacun de nous, deux devenirs et/ou identités possibles donc, qui s’échangent sans cesse, le familier et l’étrange, la panoplie et le grotesque, le formulé et le latent, la folie et la normalité. D’où le sentiment d’instabilité diffus qui traverse tous ses films via des détails anodins qui nourrissent la sensation d’un monde où le Mal est toujours là, en embuscade, à l’image de cette petite fille torturant sans raison apparente de pauvres lézards dans Les Frissons de l’angoisse, ou de ce vendeur ambulant qui, dans Inferno, semble traversé d’un éclair diabolique qui le pousse à porter le coup de grâce à un antiquaire joué par Sacha Pitoëff.

Les films d’Argento ont exploité cette tension fantastique du côté de la peur et de ces puissances conspirantes, parfois de sommaires épouvantails, qui président aux destinées du monde. Dès lors, il y a deux façons de regarder le cinéma d’Argento : d’un strict point de vue esthétique avec, pour horizon ou butée, l’histoire de l’art et du cinéma dont ses films constituent parfois des palimpsestes, qu’il s’agisse du Syndrome de Stendhal bien sûr ou de Les Frissons de l’angoisse, relecture littérale du Blow Up d’Antonioni dont il reprendra l’acteur principal, David Hemmings. Ou d’un point de vue plus existentiel, et parfois politique, si l’on se souvient que la Grande Histoire contient, comme les familles, son lot de secrets sordides et de pathologies toujours actives (l’hypothèse d’une victoire des nazis qu’Argento s’était raconté avant d’écrire le script de Phenomena ou l’atmosphère des années de plomb qui irrigue ses premiers gialli).

Tourné en Technicolor, mis en musique par les Goblin et hanté par le Mabuse de Fritz Lang, Suspiria, en 1977, offre à Argento une reconnaissance internationale. Avec sa structure labyrinthique, ses couloirs secrets et ses murs ornés de symboles codés, l’Académie de danse (celle où le théologien Erasme écrivit son Éloge de la folie) ne constitue pas seulement le repaire inquiétant de la Mère des Soupirs, mais l’image d’un monde dont le sens est toujours à interpréter. Librement adapté d’un court texte de Thomas de Quincey (Suspiria de profundis) et écrit à l’origine pour des enfants, cet opéra-rock au pays des sciences occultes nous convie à une fête des sens qui célèbre aussi bien la peinture (Escher et Kokoschka surtout), l’architecture (du baroque à l’Art nouveau) que le cinéma (du Cabinet du docteur Caligari à Psychose). Comme toutes les futures héroïnes d’Argento, Jessica Harper, sorte d’Alice avide de découvrir les secrets qui se cachent derrière les portes, se transforme en exploratrice et part en quête de l’envers ésotérique des lieux. Entre la réalité et l’illusion, l’horreur et le ravissement de l’œil, le monde des morts et celui des vivants, les frontières s’effondrent et émerge le style magique d’Argento. Pour les personnages comme pour les spectateurs, entrer dans un film d’Argento c’est entrer avec inquiétude dans un univers plein de signes où tout – et donc forcément rien – est important. C’est tout le paradoxe et la beauté de ce cinéma baroque qui, dans un texte emblématique de la réception critique dont ses films furent longtemps victimes (« Le clou du spectacle » consacré à Inferno), avait agacé Serge Daney. Or, il y a chez Argento cette conviction profonde selon laquelle les apparences (masques, décors, trompe-l’œil, phénomènes paranormaux, clichés) doivent être prises très au sérieux puisque ce sont elles qui ouvrent sur la substance des choses et révèlent leur vérité. Suspiria s’ouvre et se clôt par une pluie torrentielle, image climatique d’un déluge formel qui, après quatre-vingt-dix minutes, nous laisse à bout de souffle. Ici, comme dans tous les films d’Argento, les images semblent comploter contre ceux qui les traversent. « La forme, a souvent déclaré le maître du giallo, c’est comme un coup de poignard. » Suspiria est sans doute le film le plus connu de son auteur, un capolavoro célébré dans le monde entier qui a marqué une étape fondatrice du cinéma de la peur. Et de l’histoire du cinéma. Trois ans plus tard, Argento signe Inferno, son film-monde, deuxième volet d’une trilogie des Mères qu’il bouclera en 2007 avec La Troisième Mère. Inferno s’ouvre par cette séquence de terreur aquatique mémorable dans laquelle Rose (Irene Miracle), une poétesse installée à New York, s’engouffre dans les sous-sols d’un immeuble à la recherche d’un secret macabre. « Le seul vrai mystère, c’est que nos vies sont gouvernées par les morts », déclare l’architecte du film, en écho aux films de Jacques Tourneur. Bien plus qu’un événement narratif, la plongée constitue sans doute le mouvement matriciel du cinéma d’Argento, la dynamique d’une métaphysique de l’inquiétude (aller au fond des choses, s’aventurer dans les replis du monde ou de l’Histoire) mais aussi d’une forme d’initiation à la mélancolie : découvrir, après tant de rideaux tirés, tant de surfaces pénétrées, tant de murs abattus et d’images grattées, qu’il n’y avait rien à voir. Ou si peu. Pas de grand secret derrière la porte, sinon des histoires de famille pas réglées (Quatre Mouches, Phenomena, Trauma) ou des spectres grotesques (Suspiria).Soit l’image inversée du monde, ou de soi, par laquelle se clôt Les Frissons de l’angoisse. Et ce passage à l’âge adulte, dont font l’expérience toutes les héroïnes d’Argento, vaut alors bien un sourire. Celui de Jessica Harper dans le dernier plan de Suspiria. Au cours des années 1980, Argento fut l’un des rares rescapés d’une industrie du cinéma que l’empire télévisuel a détruite. Pourtant, il a continué de tourner, avec obstination, jusqu’à sa version du roman de Bram Stocker, Dracula, en 2012.