Anja Breien, le principal auteur norvégien

Jan Erik Holst

Anja Breien est l’une des rares cinéastes européennes contemporaines qui ose pratiquer des genres différents et travailler, à la fois, le long et le court métrage. Elle est un auteur au sens propre, qui pratique la théorie d’Astruc « la caméra-stylo ». Dix longs métrages et au moins autant de courts, font d’elle une des cinéastes les plus actives en Norvège.

La littérature cinématographique internationale la place au même niveau que Arne Skouen, Henning Carlsen, Risto Jarva, Vilgot Sjöman et d’autres réalisateurs scandinaves dans le sillage d’Ingmar Bergman.

Si l’on interroge les directeurs de festivals à propos du cinéma norvégien, ils évoquent très souvent Anja Breien, ou d’abord Anja, en bonne compagnie avec ses consoeurs réalisatrices Vibeke Løkkeberg, Berit Nesheim, Eva Isaksen et Unni Straume. Peter Cowie, le journaliste renommé de Variety et rédacteur d’International Film Guide la décrit comme la réalisatrice de films « dogme » vingt ans avant la naissance de ce concept. Elle écrit la plupart de ses films avec des co-scénaristes et a également adapté des oeuvres littéraires.

En 1971, Anja Breien ouvre la « nouvelle » vague norvégienne, dix à douze ans après la française, avec l’émouvant film social Le Viol (Voldtekt – Quinzaine des Réalisateurs 1971), le court métrage 17 mai – un film sur des rites (17 mai – en film om ritualer) sur la célébration de la fête nationale norvégienne et avec la société de production collective « Vampyrfilm » On en avait déjà vu un signe prémonitoire dans le film à épisodes Jours de 1000 ans (Dager fra 1000 år), ainsi qu’avec le court métrage suggestif Grandir (Vokse opp) sur la peste noire en Norvège au XIVe siècle.

Elle a obtenu sa formation professionnelle à l’IDHEC (1962-64) puis en travaillant comme assistante avec Henning Carlsen sur La Faim (Sult, 1966).

Déjà dans Grandir, Anja Breien crée son style visuel et sa technique narrative, qui mêlent de vastes plans d’ensemble à une technique de distanciation, elle invite les spectateurs à prendre une part active au récit. Les tableaux vivants dans la nature norvégienne, accompagnés d’une musique de guimbarde, ont fait de ce court métrage un petit classique et sans doute le film le plus intéressant de la trilogie. Cette technique de narration s’est développée davantage dans Viol. Son titre original était Le Cas Anders (Tilfellet Anders), et c’est moins un film sur le viol qu’une étude criminologique sur ce qui arrive à un suspect fortuit, qui lui, non plus, ne comprend pas ce que lui arrive. Le film est presque un documentaire, effet encore accentué par les images en noir et blanc de Halvor Næss, une pratique, qui même si en 1971 revenait moins cher que de tourner en couleur, exige aussi des spectateurs une part active à cette étude d’un cas criminel. Le film bénéficiait d’un cachet d’authenticité du fait que l’avocat fut joué par un avocat très célèbre à l’époque, socialement engagé. Viol allait de cette façon introduire le néo-réalisme norvégien au début des années soixante-dix et imposer les cadres de ce type de film des années durant.

Le milieu des années soixante-dix marque l’arrivée du premier des trois films Wives (Hustruer, 1975). Il a été engendré dans cette décennie radicale sous le signe du collectivisme et clairement inspiré par Husbands (1970), aussi bien dans sa forme, sa réalisation que son sujet. Le film a été très remarqué au plan international, et a reçu des prix entre autres à Locarno et Chicago. Wives a eu deux suites, en 1985 et 1996, avec les mêmes femmes pleines de vie et insolentes, même si les injures du temps les ont un peu apaisées. Les trois films sont politiques dans le sens où ils soutiennent la revendication des femmes, peut-être la plus fondamentale, pas seulement celle des hommes et de la société. Anja Breien les réalise de façon inventive, avec humour et dans un style nouveau. Les dialogues sont improvisés avec les trois interprètes principales, Anne-Marie Ottersen, Frøydis Armand et Katja Medbøe. A l’époque du premier film, les trois actrices avaient joué dans une pièce de théâtre : Jenteloven (La Loi des jeunes filles – La loi de Jante d’après dix « commandements » très connus en Scandinavie, formulés en 1933 par l’écrivain dano-norvégien Aksel Sandemose, (1899 – 1965), dans son livre autobiographique En flykting krysser sit spor – Un fuyard croise sa trace qui commencent par : 1- Il ne faut pas croire que tu sois quelqu’un, 2 – Il ne faut pas croire que tu sois aussi bien que nous, 3 – Il ne faut pas croire que tu sois plus intelligent que nous, etc… NdT). Le thème de la pièce se rapprochait de celui du film et chaque présentation avait fait l’objet de discussions avec le public. Un féminisme quotidien et pratique s’est alors profilé qui allait être à la base des trois films. Ils sont tous liés à une fête et dans chacun d’entre eux, une des trois actrices tient le rôle principal. La spontanéité et une réelle inspiration marquent ces films. Tout d’abord, grâce au jeu et aux dialogues des trois héroïnes. Que des femmes puissent faire la noce et s’éloigner de leur mari et enfants pendant plusieurs jours constituait en soi un sujet à controverse, une action qui ne présenterait pourtant rien de particulier dans un univers masculin, et qui y est presque héroïque de la part de femmes. Cela semble scandaleux et provoque donc une réflexion autour des modèles sexuels fixés. Breien a reçu de nombreux appuis de spectatrices car elle n’avait pas fait ces films pour la communauté féministe, mais pour les femmes qui n’étaient peut-être pas conscientes de leur situation.

En 1979, elle réalise son chef-d’oeuvre : L’Héritage (Arven) – un drame de famille dans l’esprit traditionnel scandinave qui a conduit le film à la Sélection Officielle de Cannes. Deux ans plus tôt, elle co-écrit avec Per Blom. Un Jeu sérieux (Den allvarsamma leken), film historique situé au début du XIXe siècle qui obtint un prix au Festival International de Chicago.

Dans les années quatre-vingt suivirent des films aussi différents que La Persécution (Forfølgelsen – Mention spéciale au festival de Venise) et Le Cerf-volant (Papirfuglen – primé au Festival International de Chicago) avant qu’elle ne réalise en 1990, l’espiègle et original Le Voleur de bijoux (Smykketyven) qui nargue le mythe de Don Juan. Ces quatre films dissèquent tous l’univers bourgeois ou/et masculin, les histoires y sont racontées avec une certaine distance, mais le rôle principal féminin et la condition féminine y prédominent. Ils sont également actuels, même s’ils se passent à une autre époque. La Persécution est un drame sur la chasse aux sorcières au XVIIe siècle, mais il n’est pas si loin de la situation faite aux femmes en Iran et dans les pays alentour. Ces quatre films donnent à la réalisatrice toute sa mesure. Les rôles évoquent souvent un univers qui rappelle celui d’Ibsen, avec des personnages qui agissent et réussissent ou échouent, le choix des acteurs et la mise en scène sont de l’art cinématographique inspiré et engagé, qui obligent, ici aussi, les spectateurs à participer activement.

Breien utilise souvent des acteurs suédois. C’est l’expression d’un choix conscient du cinéma nordique de tenter de créer une équipe de stars, qui puissent tourner en Suède, au Danemark comme en Norvège du fait de la proximité des langues. Plusieurs de ses films ont été coproduits avec l’Institut du Film Suédois, surtout grâce à son ancien directeur artistique Bengt Forslund, qui était également co-scénariste d’Un jeu sérieux. C’est aussi cet institut qui a créé le prix cinématographique norvégien « Amanda » qu’Anja Breien a reçu en 1989 pour Wives, 10 ans après (Hustruer – 10 år etter). La réalisatrice a mis en vente la statuette pour protester contre la réduction de la subvention cinématographique par les autorités culturelles norvégiennes en 1989. Anja Breien est toujours montée sur les barricades pour défendre l’art cinématographique. Son expérience professionnelle et sa sagesse en font une interlocutrice respectée.

L’univers cinématographique d’Anja Breien se compose donc de différents types de films cependant tous liés à la condition féminine. Sa mise en scène est efficace. Sur la plupart de ses films, elle a eu un seul et même chef opérateur, Erling Thumann-Andersen, un artiste visuel et sobre qui a imprégné la production cinématographique norvégienne dès les années soixante-dix et qui a donné aux films, aussi bien contemporains qu’historiques, une forme étroitement liée au but et à l’idée du récit. Ils sont tous produits ou coproduits par Norsk Film AS, une maison de production d’état, créée en 1932 et dissoute en 2001 à la suite de la réorganisation de l’industrie cinématographique norvégienne.

Entre et après ces dix longs métrages, elle revient souvent au court métrage. Déjà en 1970, elle avait réalisé Visages (Ansikter) – un film sur le peintre Edvard Munch et en 1974 Mes frères et soeurs, bonjour (Mine søsken, goddag) – sur le graphiste Arne Bendik Sjur. Le travail cinématographique radical et socialement engagé qu’elle avait initié dans Viol s’est poursuivi avec Des murs autour de la prison (Murer rundt fengselet – 1972), Aubergistes (Herbergister – 1973) et Des vieux (Gamle – 1975). Ses deux derniers courts métrages Solvorn (1997) et Voir un bateau naviguer (Å se en båt med seil – 2000) ont tous deux été présentés en compétition officielle au Festival de Berlin.

Les films d’Anja Breien explorent un large registre. Mais, ils portent tous en eux un engagement social clair, même dans ses films historiques où des parallèles peuvent être établies avec des situations actuelles. Venir à La Rochelle pour un « hommage » est un honneur pour Anja Breien, comme cela a été le cas pour Arne Skouen (1913 – 2003) en 1999, un honneur d’être redécouverte dans un pays qui, sur le plan artistique, a eu une grande importance pour ces deux cinéastes : la nouvelle vague française pour Anja Breien, Marcel Carné et le cinéma des années trente pour Arne Skouen.

Traduction : Godfried Talboom