Stefan Uher

Eva Hepnerová-Zaoraleva

Tchécoslovaquie 1962. Les salles de cinéma passent « Le Soleil dans le filet » (Slmko v sieti), signé par le scénariste Alfonz Bednár et le réalisateur Stefan Uher. L’expression cinématographique laisse perplexe : s’agit-il d’une nouvelle conception de la création artistique, ou bien d’un hasard ? Ce film qui marie simplicité de l’histoire et complexité des métaphores arrive au moment où la « Nouvelle vague » du cinéma tchèque en est à ses balbutiements, de plus, c’est un film slovaque, pays qui n’a pas de « tradition » cinématographique particulière.
Stefan Uher, diplômé de la FAMU de Prague (célèbre université de cinéma), était jusqu’alors connu comme auteur de films documentaires. « Nous autres de la seconde A » (My z deviatj A), son premier film de fiction n’a pas eu beaucoup de succès. Il portait pourtant un regard original sur les émois de la jeunesse ce qui aurait pu éveiller l’attention du spectateur : un cinéaste, Slovaque peut-être, mais de talent entrait en scène, talent confirmé par « Le Soleil dans le filet ». Le film d’Uher et de Bednár apporte quelque chose de tout à fait nouveau : le lyrisme éventé fait place aux sentiments vrais, la banale poésie grandiloquente est remplacée par des suggestions en pointillés, et la fin, sans point final ni optimisme est très éloigné des traditionnels « happy-end ». Le héros du film apprend vite que l’Amour avec un grand A est aussi impossible à saisir que « Le Soleil dans le filet ».
Stefan Uher a été l’un des premiers cinéastes de la « Nouvelle vague » tchécoslovaque à avoir utilisé les moyens du « cinéma-vérité » en évitant l’écueil de la lourdeur du réel, et en faisant vibrer la corde sensible par les monologues intérieurs du héros. Il n’a pas hésité à mélanger les éléments du réel avec l’irréel, les valeurs intemporelles et celles d’actualité. Le thème de la lutte entre la raison et la passion se déroule dans un fleuve d’images où tout est métaphore, même le héros de 17 ans (âge de la République libérée).
Alfonz Bednár, auteur de romans et de nouvelles d’une qualité exceptionnelle, collabore, une fois encore, avec Uher sur le film « L’Orgue » (Organ – 1964). Contrairement au « Soleil dans le filet » qui était plutôt une réflexion sur la raison et les sentiments, « L’Orgue » traite d’un sujet de tragédie : la lutte entre l’esprit et le pouvoir. La construction dramatique est très serrée. L’histoire se déroule pendant la deuxième guerre mondiale, durant « l’époque de Tito ». « L’Orgue traite cette page d’histoire d’une manière originale comparé aux films sur la même époque, films qui ne s’intéressaient pratiquement qu’au « Soulèvement National Slovaque ». Uher et Bednár jettent un regard sur l’envers du « décor héroïque »: les spectateurs peuvent voir le visage caché d’un état satellite du Reich hitlérien, né d’une catastrophe brutale qui a déchiré la République tchécoslovaque. Uher a été le premier cinéaste à oser montrer autre chose que la Slovaquie résistante, insurgée et martyre – une Slovaquie de rénégats, bigots et spéculateurs, une société qui cherche ses certitudes dans l’éphémère de son existence, chauvine et raciste. Il n’a certainement pas voulu nier ou déconsidérer le côté héroïque de la Slovaquie, il a tout simplement montré la face cachée de cette période. « Pour soigner la plaie suppurée, il faut l’ouvrir », se défendait-il des attaques de ceux qui l’accusaient de noircir l’histoire de son pays. Uher prend ainsi position contre une vision trop simpliste de l’Histoire. Il conserve ses propres valeurs par rapport à une situation historique. La poésie de « L’Orgue » se dégage à un autre niveau : l’action dramatique du film commence sur une musique envoûtante de Johann Sébastian Bach. Le pillard Bachnak, maître de chapelle, et le garde Molnár ressentent le danger d’une manière instinctive, tandis que le Supérieur du monastère y voit un allié puissant capable de révolutionner le coeur des hommes. La musique devient, sans y toucher, le catalyseur de deux pouvoirs qui s’opposent : le Politique et l’Eglise. L’Histoire devient alors parabole, dont le sens intemporel garde aujourd’hui, toute son actualité (tentative de réhabilitation de l’existence de l’Etat slovaque indépendent…)
« L’Orgue » a été le premier film de l’histoire de la cinématographie tchécoslovaque où l’Art se trouve au centre du conflit dramatique. Stefan Uher a repris ce thème dans d’autres films. « Quel espace représente l’Art dans notre réalité ? », demande au début de son essai sur Uher le critique slovaque Katarina Hrabovská. « Où se termine son influence ? Quel espace représente la réalité dans l’Art ? » (Voir la revue « Film a Doba » 1967, page 366). Uher répond à la première question dans « L’Orgue ». Le film « La Vierge miraculeuse » (Panna zázracnica), répond à la deuxième.
« La Vierge miraculeuse » (toujours en collaboration avec Alfonz Bednár) est tiré du livre de Dominik Tatarka. L’histoire se passe pendant la période éphémère, mais importante, du surréalisme slovaque que l’on doit comprendre comme « l’expression moderne de l’intelligence culturelle » (Uher). L’épisode – interdit d’existence pendant des années – a exalté le créateur qui a trouvé là le prétexte à une expression artistique contemporaine en renouant expérience passée et sentiments actuels. C’est aussi l’occasion de contredire encore le réalisme socialiste ambiant.
Le rôle principal, Annabel – « la Vierge miraculeuse », l’inspiratrice de la jeunesse bohème de Bratislava – n’aime personne et n’est aimée par personne – dit Katarína Hrabovská. Le personnage d’Annabel était incarné par Jolanta Umecka, comédienne découverte par Polanski (« Le couteau dans l’eau »). Les autres rôles étaient tenus par des comédiens non-professionnels. A la fin du film, Annabel joue une mort symbolique et quitte le groupe parce qu’elle ne veut plus être l’objet de leurs jeux : le film fait ainsi la critique du surréalisme, point final allégorique à une expérience poétique. L’idée que la parabole de la réalité est plus intéressante que la réalité même est poussée à l’extrême. Le spectateur a du mal à s’orienter dans la symbolique complexe du film où réalité, chimères, rêves et imaginaire tissent une trame onirique.
Le cinéaste a tâté du cinéma expérimental, cinéma pur qui lui a paru ensuite, comme Annabel elle-même, sans sens et stérile. Mais à l’époque, le film a eu l’importance d’une expérience, décisive pour la liberté d’expression.
Malheureusement, cette liberté a vite connu les limites imposées par l’entrée des « troupes amies » en Tchécoslovaquie et par la stagnation de la vie politique et culturelle qui s’en suivit. Les films suivants, « Trois filles » (Tri dcéry) et « Le Génie » (Génius) que Stefan Uher réalisa avant la fin des années soixante, disparaîssent des salles de cinéma. Le cinéaste, qui refusa d’émigrer, fut obligé de travailler dans le champ limité des sujets autorisés. L’un de ces sujets, le Soulèvement national slovaque, inspire plusieurs films d’Uher, réalisés dans les années 70 (« Si j’avais un fusil » – Keby som mal pusku, « La Vallée » – Dolina, « Une grande nuit etun grand jour » – Velká noc a velka den). En collaboration avec Alfonz Bednár (qui participait également au dernier film de sa « trilogie de guerre »), Uher essaie de fuir la triste réalité du quotidien au travers des ballades populaires slovaques (« L’Erable et Juliana »). Cela lui permet un retour partiel vers la poétique de l’expression métaphorique de la réalité.
Bien que Stefan Uher soit l’un des meilleurs cinéastes slovaques, ses films des années soixante-dix (« Si j’avais un fusil », « Penelope », « Les Temps dorés » – Zlaté casy, « Les Copines » – Kamarátky) témoignent des compromissions obligées avec la censure.
Les années quatre-vingt représentent un certain renouveau. Pour Uher c’est un « deuxième souffle ». Après « La fauchaison de la prairie des vautours » (Koseni Jestrani louky) qui met en scène les conflits de génération chez les paysans, c’est « Elle faisait paître des chevaux sur le béton » (Pasla kone na betóne), autre tableau de la campagne slovaque avec des éléments tragicomiques. Ce film a été réalisé en collaboration avec l’auteur-comédienne Milka Zimková. C’est le portrait d’une société et d’un système au travers d’une mosaïque d’histoires qui dévoilent la mentalité paysanne. Dans le même temps, Uher dessine un extraordinaire portrait de femme, une femme simple, écrasée par son destin. Il nous fait découvrir la paysannerie slovaque dans toute son authenticité, enracinée dans la terre, et bien loin du monde « moderne » et de la consommation.
Dans « Le Sixième mouvement » (Siesta veta), il aborde pour la première fois la fin du 19e siècle : le scénario de jeunes auteurs s’inspire de l’oeuvre prosaïque de Bozena Slancíková (1867-1951), figure importante de la renaissance nationale slovaque. Le film est axé – sans sentimentalisme et avec une grande acuité – sur un personnage féminin (incarné par la comédienne hongroise Erika Oszda). Au travers du destin de cette femme, c’est toute la Slovaquie de la fin du 19e qui défile : Uher a su capter l’atmosphère « fin de siècle », l’évolution de mentalités et du style de vie propre à cette époque. En ce sens, « Le Sixième mouvement » déborde largement les biographies conventionnelles, et c’est une perle rare de la cinématographie slovaque.
« L’Administrateur du musée de skansen » (Spravca skanzernu) nous ramène à l’époque contemporaine. C’est une réflexion éthique et écologique basée sur la vie d’un homme qui abandonne carrière et nie mondanité pour retrouver la force de l’existence dans la simplicité et l’authenticité.
Le nom de Stefan Uher restera tout de même profondément lié aux années soixante. Au travers de ce cinéaste, le film slovaque a pu se débarasser de la férule pragoise, a trouvé une identité et une place de premier plan. Uher, comme d’autres de ses contemporains – Stanislav Barabás, Martin Holly, Peter Solan ou de plus jeunes – Juraj Jakubisko – ont su tirer la cinématographie slovaque de la gangue stalinienne. Ils ont su dépasser les limites provinciales et faire du cinéma slovaque un cinéma à part entière.