Lui est grand, l’air solide et la mine résolue. Elle est ce qu’on appelle « un petit bout de femme » et quand on rencontre cette « vedette », on reste étonné de ses manières douces et de la gentillesse qui se lit dans son sourire. De sa timidité même. Cinéaste, il a la délicatesse de l’amoureux qui observe avec adoration chaque geste, chaque intonation, chaque changement d’humeur de sa belle. Actrice, elle est une femme toujours plus sûre d’elle, qui dégage une telle force, qui mon-tre une telle personnalité, une telle indépen-dance d’esprit et une telle fermeté de coeur, que l’on ne sait plus si c’est dans ses films ou dans la réalité qu’elle se compose un per-sonnage. Qui voudrait parler de l’oeuvre de Panfilov sans emprunter l’itinéraire d’Inna Tchouri-kova, son actrice principale, sa muse, perdrait toute une dimension de l’oeuvre de ce cinéaste, qui figure parmi les plus grands d’URSS. Panfilov a commencé à exister en tant qu’artiste après avoir rencontré sa future épouse. Quant à celle-ci, elle végétait dans les rôles d’animaux d’un théâtre pour enfants, lorsqu’elle fut remarquée par celui qui allait oser confier à cette actrice au « physique peu photogénique », des rôles de jeunes premiè-res, des rôles de première ! Ingénieur chimiste à Sverdlovsk, dans l’Oural, passionné de cinéma depuis sa découverte de Quand passent les cigognes, il suit des cours par correspondance pour deve-nir opérateur, puis part, à l’âge de trente et un ans, pour Moscou. On y a fondé depuis peu un cours supérieur de deux ans réservé à ceux qui se découvrent une vocation tardive pour la réalisation ou le scénario. Panfilov a pour professeurs Youli Raïzman et Mikhail Romm — ce dernier a formé Tarkovski et Choukchine, Mikhalkov et Kontchalovski, Assanova et Abdrachitov, Tchoukhraï et smirnov. L’élève hérite de ses maîtres un amour du cinéma qui le poussera à tourner coûte que coûte, quelles que soient les embû-ches, pendant les années de la « stagnation » bréjnévienne. Et puis, s’il est l’homme d’une actrice, Pan-filov est surtout l’homme d’une idée qui, incarnée par cette actrice, sert de fil conduc-teur à tous ses films. En 1972, il déclarait à un journaliste soviétique : « Je considère Jeanne d’Arc comme notre contemporaine. Son héroïsme, le courage avec lequel elle affronte le danger, elle surmonte sa peur (…), tout cela force l’admiration. Pourtant, ce n’est pas ce qui m’intéresse le plus dans la per-sonnalité de Jeanne d’Arc. Le plus important et le plus nécessaire pour nous est qu’elle pos-sède un but dans la vie. Chacun de nous a certainement un grand rêve, un but qui détermine toute sa vie (…). Mais si cette grande idée fait défaut, si nous errons à l’aveuglette, sans but, notre vie n’est pas seulement de peu d’utilité pour notre entourage, elle s’avère aussi sans intérêt pour nous-mêmes.
Imaginez une jeune paysanne qui décide un beau jour de sauver sa patrie de l’invasion étrangère, ni plus ni moins. Et ayant décidé cela, elle l’accomplit… »’ La Jeanne d’Arc imaginée par Panfilov et Tchourikova n’a rien de commun avec l’image créée par les conceptions politiques de certains Français. En revanche, son lien est on ne peut plus direct avec les personna-ges de leurs films. Il y a du Jeanne d’Arc dans la jeune Tania Tiotkina, infirmière du train militaire, pen-dant la guerre civile (Pas de gué dans le feu, 1967), qui prête une oreille attentive aux dis-cours politiques, mais n’a pas de mots pour exprimer ce qu’elle ressent : elle peint les parois des wagons du convoi. Son engage-ment n’est pas celui d’un intellectuel, ni d’un militant politique, il est celui d’une jeune fille simple et généreuse, comme est simple et généreux le peuple, au génie inné. Ce génie s’éveille en la jeune Tania pour exprimer la douleur des hommes broyés par la marche de l’Histoire, leur douleur et leur espoir. Il lui commande de s’élancer contre l’officier blanc pour venger son camarade… et y perdre la vie. La même force sommeille en Pacha Stroga-nova, la petite ouvrière de province (Débuts, 1970), qui consacre ses dimanches au théâ-tre amateur, et dont seul l’oeil exercé ou témé-raire d’un réalisateur en quête d’interprète a su discerner la nature puissante et douée. Le destin banal de Pacha se transforme à la faveur des circonstances, le rêve se trans-forme en réalité, ou plutôt en un rêve authen-tique, qui révèle des vérités que la réalité quotidienne n’avait pu mettre en lumière. Peut-être que Panfilov, en 1970, envisageait encore de tourner un vrai « Jeanne d’Arc », car il n’a pas tellement développé ce person-nage, mais pour le moment, ce qui intéres-sait plus que tout le cinéaste, c’est la personnalité, les potentialités de la jeune ouvrière, qui retournera ensuite dans sa ville de province, en attendant que d’autres cir-constances fassent à nouveau exploser son être intérieur. Plus on avance dans l’oeuvre de Panfilov et dans les rôles de Tchourikova, et plus
l’héroïne est consciente de son devoir et de sa force réelle. Même si cette force la soumet elle-même et va jusqu’à la broyer. Elizabe-tha Ouvarova (Je demande la parole, 1976) voit mourir son fils d’un « stupide acci-dent », Vassa Jeleznova (Vassia, 1982) pous-sera son mari au suicide et mourra elle-même, laissant au monde deux orphelines. Toutes les oeuvres de Panfilov sont impré-gnées d’un même thème, d’une même situa-tion : la transfiguration d’un être banal, et la découverte par cet être de son caractère exceptionnel. C’est ce choix d’auteur qui permet à Panfi-lov de renverser les clichés attachés au héros dans le cinéma (et pas seulement le cinéma) soviétique. En 1967, vers la fin de la période de « dégel », plusieurs cinéastes se sont tournés vers cette époque troublée que fut la guerre civile dans la jeune république des soviets, et qui n’avait engendré que des oeuvres épiques et simpli-ficatrices. Le héros positif, combattant cons-cient et responsable, issu du peuple, honnête, pur et lucide, régnait en maître depuis les années trente et le renouveau des années soixante s’y attaqua systématiquement. Il ne s’agissait pourtant pas de nier les qualités héroïques des personnages, mais de déplacer l’accent sur leur histoire individuelle : plus que par conviction idéologique, les défen-seurs de la révolution étaient mus désormais par un humanisme profond, dépourvus de phraséologie grandiloquente. Et il faut voir Pas de gué dans le feu à la lumière de La Commissaire, d’Alexandre Askoldov, de La Patrie de l’électricité, de Larissa Chepitko, de L’Ange, d’Andreï Smir-nov, tous tournés en 1967 et traitant de la même période, mais dont seul le premier, celui de Panfilov est sorti à l’époque. Il y montre le débat entre le commandant de régiment et le commissaire politique, sous l’oeil naïf et étonné de la jeune infirmière, incarnation de cette « intelliguentsia popu-laire » si chère à Panfilov, qui développe ce sujet dans Le Thème, en 1979 : Tchourikova y incarne aussi cette intelliguentsia, mais cette fois en opposition ouverte avec l’intelliguent-sia officielle. Dans Débuts, l’ouvrière Pacha est elle aussi un « anti-héros », selon les critères à nouveau en vigueur dans les années soixante-dix : sa vie est terne, elle est seule, son métier ne peut offrir un cadre à l’épanouissement de sa per-sonnalité, et seul le cinéma, le monde du rêve par excellence, lui donne un bref moment cette possibilité. On est loin de l’ouvriérisme et de l’optimisme béat du cinéma dit « de pro-duction », si prolixe jusqu’à la fin des années soixante-dix. Elisabeth Ouvarova, député-maire de Je demande la parole, elle aussi renverse une image figée : elle est filmée avec assez de dis-tance pour que le spectateur garde un oeil cri-tique à l’égard de ce personnage officiel, et si l’on ressent bienveillance et sympathie envers cette femme, c’est grâce à l’humour qui éclaire sa naïveté et sa sincérité. La caméra la surprend en train de répéter un dis-cours devant sa famille réunie, de laver son parquet aux sons d’un chant révolutionnaire.
On voit sa fonction entraver l’harmonie de sa vie conjugale, de sa vie de mère, et l’on ne peut s’empêcher de penser que si elle avait été là au moment de l’accident… Enfin, les résultats de son activité ne sont pas très pro-bants : noyée dans la foule des députés au Soviet Suprême, Ouvarova semble bien insi-gnifiante et on ne sait pas si, après le mot « fin », elle obtiendra la parole qu’elle demande… Echo inversé de la scène finale du film Membre du gouvernement (Kheïfits et Zarkhi, 1939), où la paysanne qui accédait au Kremlin ignorait ces doutes et ce sentiment d’impuissance que ressent aujourd’hui Ouvarova2. La Vassia Jeleznova de Panfilov (Vassia, 1982) est aussi une interprétation toute per-sonnelle. La première adaptation de la pièce de Gorki, qui date de 1953 (réalisée par Léo-nid Loukov), et la lecture scolaire tradition-nelle faisaient de ce personnage une représentante « typique » et sans nuance de la bourgeoisie pré-révolutionnaire, et son nom, Jéléznova (de fer) venait confirmer la version d’une femme dure et cruelle, unique-ment préoccupée de la sauvegarde de ses inté-rêts de classe, au prix de la vie des autres, y compris de celle de ses proches. Panfilov et Tchourikova en font une femme aux multiples facettes, servant bien sûr les intérêts de sa classe, mais avant tout parce qu’elle est femme, épouse et mère. Elle sor-tira broyée de ce combat au service d’une idée qu’elle place au-dessus de tout, forme suprême de son amour, et mort de cet amour même. Car Panfilov, qui n’oublie pas que Jeleznov est le nom de son mari, a vu en elle son héroïne : un être fragile, qui sourit en contemplant ses filles en train de chanter autour du piano, mais qui se transforme en soldat — en Jeanne d’Arc — pour défendre l’objet de son amour. Deux films sont un peu à part dans l’oeuvre de Panfilov : Le Thème (1979, sorti en 1986) et Valentina (1981). Ils se suivent immédia-tement et dans aucun des deux Tchourikova n’occupe le rôle central. Mais la comparaison s’arrête là : ces deux oeuvres s’opposent par leur style, leur théma-tique et leur contenu social. Le Thème, inter-dit pendant sept ans, a pour personnage central un homme, Kim Essenine, un écrivain célèbre à court d’inspiration, qui cherche à se ressourcer au contact de la « Russie pro-fonde » : et, dans la bourgade où il passe le week-end, il rencontre une femme qui, par sa lucidité et son refus du compromis intel-lectuel et moral, lui renvoie sa véritable image : celle d’un homme qui a vendu son hypothétique talent pour la reconnaissance officielle et qui, à cinquante ans, n’a plus rien à dire. Il s’accroche alors désespérément à la jeune femme qui, de son côté, tente de rete-nir son amant, un écrivain méprisé des auto-rités locales et décidé à émigrer en Israël. La scène finale où Essenine, caché dans l’appar-tement de Sacha, assiste à la dernière et tra-gique dispute des amants, est un morceau d’anthologie cinématographique, et même si le reste du film n’échappe pas toujours à une intonation par trop didactique, Le Thème res-tera une étude de caractères d’une grande finesse. Frappé de plein fouet par la première inter-diction de sa carrière (ses autres films avaient rencontré maints obstacles, mais aucun n’avait été interdit jusque-là) Panfilov se jette aussitôt dans une autre réalisation : il porte à l’écran une pièce de Vampilov, L’Été der-nier à Tchoulimsk, qui devient le film Valen-tina (dans le rôle principal : Daria Mikhaïlova), chronique d’une journée comme les autres, dans un village de Sibérie, avec une demie douzaine de personnages, et les trois unités traditionnelles : unité d’action, de lieu et de temps. Par cette oeuvre, le style de Panfilov, celui de l’évocation subtile, de la suggestion d’une vision à la fois poétique et lucide, s’impose avec force. On a pu critiquer Valentina pour son côté « théâtre filmé ». Mais il s’agit au contraire de l’affirmation d’un art achevé, d’une maî-trise totale de la caméra au service d’une oeuvre que l’on peut qualifier de tchékho-vienne : des personnages aux destins inabou-tis, aux aspirations inassouvies, une critique très acérée de la société, la pression constante du vaste monde, de la grande ville, dont le village est presque entièrement coupé. En 1981, Panfilov confiait à la revue Le Film soviétique : « Comme toutes les autres piè-ces de Vampilov, L’Eté dernier à Tchou-limsk, traduit la haute tension de la vie, découvre nos problèmes, nos joies et nos tris-tesses, nos doutes et nos espoirs. Pour moi, Vampilov est un dramaturge de grande enver-gure, d’une envergure tchékhovienne, si vous voulez. » Il ne se passe rien, dans ce trou perdu, et pour-tant l’intensité dramatique est à son comble, la tension est sensible dans tous les dialogues, dans l’immobilisme des plans, les va et vient des personnages qui semblent ne pas se voir les uns les autres. Un coup de tonnerre, un éclair, et la vie reprend son rythme lent et le coeur d’une jeune fille, un instant ouvert, se referme sur ses blessures. Valentina est une fois de plus l’histoire d’une personnalité exceptionnelle, par la force d’amour dont elle est capable. Et une fois de plus, la jeune fille qui incarne cet amour est brisée, broyée, comme si, à l’instar de celui de Jeanne d’Arc, tout destin exceptionnel ne peut que déboucher sur une tragédie. Aujourd’hui, Panfilov tourne un film dont le scénario s’inspire d’oeuvres de Gorki, parmi lesquelles La Mère. On devine aisément ce qui a guidé ce choix : plus que tout autre personnage littéraire, c’est la Mère qui incarne cette transfiguration de l’être qui découvre la voie du dépassement par l’amour.
1. Andreï Lipkov : « Elisabeth Ouvarova aujourd’hui et demain », in Iskousstvo Kino, n° 2 – 1977, p. 71. 2. Voir à ce sujet l’étude de Fançoise Navailh « La femme dans le cinéma soviétique », in M. Ferro (ed.) Film et Histoire, Ed. de l’Ecole des Hautes Etudes, Paris, 1984 – p. 155 à 161.