Andrei Ujica est l’auteur d’une trilogie cinématographique: Vidéogrammes d’une révolution (1992, coréalisé avec Harun Farocki), Out of the Present (1995) et L’Autobiographie de Nicolae Ceausescu (2010). Bien sûr, ces films sont différents, mais il s’agit pourtant d’un seul et même film, d’une seule et unique forme qui pense l’histoire. La méthode est identique d’une œuvre à l’autre: les images sont déjà là, enregistrées, souvent archivées. Ujica collecte des images existantes. Pour Vidéogrammes…, 125 heures tournées en Roumanie par la télévision d’état ou par des vidéos d’amateurs entre les 21 et 26 décembre 1989, jours scellant le sort de Nicolae Ceausescu; pour Out of the Present, 280 heures enregistrées entre mai 1991 et mars 1992 par les cosmonautes d’une mission spatiale dans la station MIR tournant autour de la Terre; pour L’Autobiographie…, enfin, le matériau est plus ample encore, puisque Ceausescu était filmé tous les jours, aboutissant à un corpus issu des Archives nationales du cinéma et des Archives de la télévision nationale de plus de 1000 heures de propagande.
Ujica est un cinéaste singulier, sans caméra mais avec un regard, tout entier contenu dans la visionneuse et la table de montage. C’est un magnifique vautour qui se nourrit des images des autres – grandeur et utilité des vautours! –, un condor posant son regard perçant sur des images qu’il reprend à son compte et redistribue par le montage. Voici une forme de remise en jeu des images, qui les déplace d’une première version de l’histoire pour les placer dans une autre et les travailler ainsi au présent. Rarement, le fait de monter et de montrer des images aura été aussi lié. C’est ainsi qu’Ujica cinéaste devient, dans le même temps, un théoricien de l’histoire, la revoyant et la reformulant par l’ironie du montage, comme une « remise en scène », selon l’expression d’Arnaud Hée, le premier critique français à avoir pointé l’originalité et l’importance du cinéaste.
Ujica élabore un discours historique qui est aussi critique. Il ne vise pas à restaurer des films (souvent) de propagande, mais à les re-montrer. Ce qui y a été déposé autrefois peut apparaître aujourd’hui, comme si les désastres du passé récent revenaient hanter les victimes et les bourreaux, les survivants et leurs héritiers. Ces trois films imposent une forme cinématographique de l’histoire: la réapparition. Tous ces hommes sont autrefois apparus à l’écran sans entrer dans l’histoire; désormais, il réapparaissent, choisis, montés et montrés, ce qui, littéralement, les réveille. Ujica, en archéologue, met au présent des couches d’histoire, offrant aux images toute la compréhension du présent qu’elles recèlent. Pour lui, il n’y a donc pas de mauvaises images, juste des images laissées sans regard, sans pensée de l’histoire. Il existe beaucoup d’images de ces événements, mais pas assez de regards qui les voient et leur donnent sens. Les films s’agencent alors comme des retours sur images, des mises en perspectives où, soudain, le passé prend sens dans le présent, et inversement. Le présent toujours travaille dans le passé; le passé, sans cesse, se reformule dans le présent. Et ce qui fait pivoter le temps, la grande bascule de l’histoire, est l’effondrement du communisme, la fin d’un monde. Ces trois films en font leur grand et unique sujet.
Roumain né à Timisoara, Ujica s’est installé en Allemagne depuis 1981. Il se réapproprie ainsi les images du collectif qui l’a façonné et du régime qui l’a fait homme et fait fuir, afin de comprendre a posteriori son destin individuel mêlé aux soubresauts et à l’effondrement de cette histoire. Le geste est aussi un manifeste: Ujica revendique son droit sur ces images et fait montre de sa puissance de regard sur elles, afin de percer les représentations qui l’ont enfermé dans l’histoire puis ont fini par l’en expulser. Fin 1989, il voit la Roumanie s’embraser, mais de l’extérieur. Il voit cela, comme tout le monde, à travers la médiation télévisuelle. Deux ans plus tard, il assiste à la chute de l’URSS. Les trois films se réapproprient une histoire vécue à distance. Ujica fait retour dans ses images par son regard et son montage, il revient par la fenêtre de l’histoire. Comme s’il était intrinsèquement lié à la position du cosmonaute Sergei Krikalev, dans Out of the Present: il se trouve dans l’espace alors que son pays connaît sa dé-révolution. Incroyable scénario du réel: parti d’URSS, Krikalev revient en Russie. C’est Goodbye Lénine!, mais en vrai, sans fable ni artifice. Out of the Present se déroule dans un étrange espace-temps. La station MIR accomplit un tour complet de la Terre – une « révolution » justement – en 92 minutes, c’est-à-dire exactement la durée du film. Krikalev, en dix mois d’expédition, vit 16 révolutions par jour, 480 par mois, 4800 lors de sa mission; c’est le plus grand « révolutionnaire » du moment. Mais, de là où il est situé, il ne peut pas voir, encore moins participer à, la plus importante révolution du temps: la chute définitive du communisme, la disparition de l’URSS. D’ailleurs, à l’aide des caméras vidéo et 35mm embarquées, le cosmonaute ne voit l’histoire que d’un point de vue large et trop lointain, il a pris trop de hauteur. D’où ces formes abstraites se dessinant devant ses yeux – et les nôtres – étonnés, un littoral prenant la forme d’un visage, un cratère neigeux comme de la laine, une immense forêt comme de la mousse sur un rocher. Et pendant que le cosmonaute expérimente le temps là-haut, tous font en-bas l’expérience d’une autre histoire, dont des images vidéoamateurs rendent compte. Des chars dans les rues de Moscou, une tentative de coup d’État à l’été 1991, une nuit inquiétante d’où pourrait surgir on ne sait quoi, une tension dans l’histoire, une torsion de son cours incertain. Dans ce flottement s’immisce majestueusement une autre mémoire, celle du cinéma, avec les citations sonores de 2001, l’odyssée de l’espace de Kubrick, et visuelles de Solaris de Tarkovski, cette sublime surface aqueuse d’une planète qui redonne forme aux désirs enfouis de ceux qui entrent dans son orbite. Par cette sorte d’infusion d’un film dans un autre, Ujica fait ressentir la filiation mélancolique entre Tarkovski et le cosmonaute, celle d’une Russie aux deux temporalités, la longue durée de tradition qui recouvre le temps court du communisme soviétique.
Dans les deux films « roumains », Vidéogrammes… et L’Autobiographie…, le pouvoir possédait la caméra mais Ujica a retravaillé ses images afin de les retourner contre lui, comme un miroir qu’il ferait pivoter à 180 degrés. Le parcours des images transforme un petit apprenti cordonnier communiste en Père Ubu. Né en 1918, Ceausescu gravit tous les échelons du parti et en prend la tête en 1965, à la mort de son tuteur, Gheorghiu-Dej. L’histoire commence par le meilleur: sous sa conduite, la Roumanie connaît une forte croissance, affiche son indépendance à l’égard de Moscou, condamnant en 1968 l’intervention militaire en Tchécoslovaquie. Les choses se gâtent en 1971, quand le « Guide roumain », le « Génie des Carpates », tombe sous les charmes réunis de la Révolution culturelle chinoise et de la planification du régime nord-coréen. S’en suivent népotisme, toute-puissance de l’appareil policier, culte de la personnalité, économie menant à la famine. Le film d’Andrei Ujica relate cette déréliction à travers les images qu’employa le despote pour sa propre édification, sans commentaire ajouté, sans témoignages. La contextualisation, comme la morale dirait Godard, est affaire de montage. L’Autobiographie… se transforme par ce souci – « Montage, mon beau souci » dirait le même –, en puissante démonstration de la réversibilité des images: asservies par la cérémonie totalitaire, elles sont retournées comme un gant. Le despote est soudain visible dans le grotesque même de ses pantomimes, révélé par la mécanique de ses propres images métamorphosées, par le montage critique, en tics vivants, en gaieté effrayante ou en sinistre charabia. Le vrai contrepoint du film, c’est Chaplin et son Dictateur.
Mais quand ce même pouvoir perd la caméra, il est fini. Vidéogrammes… montre comment le pouvoir ne met plus en scène, mais est soudain mis en scène. La prise du pouvoir est aussi celle du cadre: en décembre 1989, les hommes qui applaudissent Ceausescu lors des congrès, mécaniquement, de plus en plus mécaniquement, sont comme des pingouins. Jusqu’au retournement final, extraordinaire moment inséré dans Vidéogrammes d’une révolution, quand, tout à coup, la figuration cesse d’applaudir pour huer. Alors, à la tribune, dans le saisissement panique du regard de Ceausescu, on comprend qu’il a perdu, et, plus encore, qu’il sait qu’il a perdu. Un simple panoramique quitte le dictateur vu à la télévision et s’emplit de la foule chaotique descendue dans la rue. Puis, tous essaient d’entrer dans l’image, incroyable capharnaüm de la télévision libérée. Certains passent la rampe, d’autres non: ceux qui savent parler à la caméra survivent; les autres, perdus dans leur pull à rayures trop large, le regard vague, le visage flou, sont renvoyés vers le passé de l’histoire, interdits de présent, et disparaissent à jamais.
Les trois films s’immiscent ainsi dans le cours de l’histoire, et se situent précisément à l’articulation du temps du réel, du temps de l’image et du temps de l’histoire. Trois temporalités non synchronisées, dont Ujica sait parfaitement jouer: s’introduire par des béances, accélérer lorsque l’événement se produit, ralentir quand les stases adviennent. Le cinéaste-monteur est une sorte d’embrayeur de vitesses. Sa manière de faire de l’histoire consiste à faire ressentir ces temporalités singulières.
D’où voit-on le mieux l’histoire? C’est en définitive la question posée par les films d’Andrei Ujica, qui, au-delà du doute qu’ils sèment volontairement dans l’esprit du spectateur, travaillent l’image d’archive, taraudés par cette obsession. Tout change, l’histoire bascule, mais comment les images peuvent-elles montrer cette fracture? Les films ont en commun une réponse secrète, qui fait mystère: le regard sur l’histoire tient dans la collure entre les plans. C’est donc le montage qui révèle l’histoire, lorsqu’un film passe soudainement du plan large vu depuis l’espace au plan rapproché saisi dans la rue moscovite, du siège du Comité central à une place de Bucarest emplie d’une foule surgie d’on ne sait où, d’une imagerie folklorique des Ceausescu habillés de fourrure blanche au dictateur défait de tout, bientôt de sa vie, par une pauvre image blême volée à un procès expéditif. L’histoire disparaît dans la collure entre ces plans, avalée par la béance réduite-collée entre ces images hétérogènes. Mais alors, précisément, elle réapparaît. Car Ujica parvient toujours, avec les images des autres, à montrer l’histoire comme achèvement et comme recommencement. Il est le cinéaste de cette révolution-là, celle de la fin du monde, exactement.