Le compositeur Maurice Jaubert, pionnier et poète

Stéphane Lerouge

« La musique, comme le découpage, le montage, le décor, la mise en scène alors doit contribuer à rendre claire, logique, vraie, la belle histoire que doit être tout film. Tant mieux si, discrètement, elle lui fait don d’une poésie supplémentaire, la sienne propre. » Cette profession de foi d’une renversante modernitéest signée Maurice Jaubert, père fondateur de l’École française de musique pour l’image.

Né en 1900, sa chance est d’aborder le cinéma au moment même où celui-ci devient parlant. Pour un compositeur, le défi est d’envergure: la musique doit apprendre à cohabiter avec les autres ingrédients sonores, les effets, les bruitages, les voix des comédiens.

Galvanisé par la gageure, Jaubert fait crépiter ses idées novatrices sur les images de Jean Vigo, son frère de cinéma (Zéro de conduite, L’Atalante), René Clair (Quatorze juillet), Julien Duvivier (Carnet de bal) et, bien évidemment, Marcel Carné (Drôle de drame, Quai des brumes, Hôtel du Nord). Le « réalisme poétique » des années trente est indissociable de l’écriture de Jaubert, de sa ligne claire, mélodique et orchestrale. « Objectivement », confessait Claude Sautet, « le compositeur de cinéma dont j’ai le plus appris, c’est Jaubert. Surtout dans Le jour se lève, avec la fameuse marche funèbre dans la chambre de Jean Gabin. Sa force, c’est la musique invisible: tout ce qui contribue viscéralement au climat du film mais que le profane n’entend pas. »

Là où Jaubert se distingue, c’est dans sa manière d’appréhender chaque long métrage sans aucune esthétique prédéterminée. D’un cinéaste à un autre, il cherche toujours à explorer des sentiers inédits, à trouver des solutions musicales en contrepoint avec l’image, à construire des petites ou moyennes formations d’où émergent les timbres d’instruments fétiches, comme le saxophone alto. Avec élégance, Jaubert fait œuvre de révolution mais, malheureusement, le temps lui est compté. Mobilisé en septembre 1939, il meurt sur le Front, en juin 1940, à quelques heures de l’armistice. Pour paraphraser Malraux: c’est la mort qui transforme une vie en destin. Parmi ses dernières compositions, deux titres de films se répondent étrangement en écho: Le jour se lève et La Fin du jour. Sa trajectoire brisée évoque par anticipation celle de François de Roubaix, prodige de l’électronique, disparu lui aussi prématurément, au terme d’une « décade prodigieuse ».

La résurrection de Maurice Jaubert aura lieu en trois temps. D’abord en 1971, avec la publication d’un essai biographique, Maurice Jaubert, musicien populaire ou maudit?, signé François Porcile, jeune musicologue de vingt-sept ans. Accro au lyrisme « jaubertien », François Truffaut se passionne pour cet ouvrage, déclencheur d’une idée insolite: illustrer un film en projet, L’Histoire d’Adèle H., par des musiques du compositeur. Leur sélection échoit logiquement à François Porcile, leur réenregistrement au chef d’orchestre Patrice Mestral. « C’était un pari fou », résume Porcile. « Trouver toute la musique d’un film contemporain dans l’œuvre close d’un compositeur lui-même spécialiste de la musique pour l’image, décédé trente-cinq ans plus tôt. » Enthousiasmé par l’expérience, Truffaut la reconduit sur trois autres films: L’Argent de poche, L’homme qui aimait les femmes et surtout La Chambre verte. Impossible de ne pas être troublé devant le travelling qui découvre la chapelle ardente restaurée, travelling dont le tempo est calé sur celui du troisième mouvement du Concert flamand. Dans l’œuvre de Truffaut, ces quatre films forment comme une parenthèse: on parle du « cycle Jaubert » comme de la « période bleue » chez Picasso. Quarante ans après Truffaut, c’est la romancière Maryline Desbiolles qui conjugue Maurice Jaubert au présent. Son roman Le Beau Temps, publié à l’automne 2015, est une déclaration d’amour au compositeur, une exploration de son itinéraire intime et professionnel, en équilibre entre hier et aujourd’hui. Maryline Desbiolles prendra part à cette nouvelle Leçon de musique, aux côtés de François Porcile et du pianiste Jacques Cambra. Leurs témoignages permettront de mesurer à quel point Maurice Jaubert a moins été un compositeur qu’un pionnier et poète de l’écriture.