« À l’Ouest il n’y a rien, sauf l’Amérique » : à la fois géographiquement exact et absurde, le carton de Whisky à gogo ! situe le décor insulaire de ce film, mais elle peut aussi définir la trajectoire d’Alexander Mackendrick, entre deux eaux : né à Boston en 1912 donc citoyen américain, il part dès l’âge de six ans dans l’Écosse natale de ses parents tôt disparus, étudie à la Glasgow School of Art et entame une carrière dans la publicité comme directeur artistique. Scénariste puis réalisateur aux studios Ealing au début des années 1950, il quitte l’Angleterre pour Hollywood après Tueurs de dames. Mais que ce soit dans l’Angleterre soucieuse de retrouver une unité après-guerre ou dans un Hollywood obnubilé par la rentabilité et la chasse aux sorcières, « Sandy » a conservé un quant-à-soi qui l’a rendu suspect d’inconséquence. Les neuf films qu’il a réalisés entre 1948 et 1967 font-ils de lui un auteur ? Quelle cohérence, par-delà l’aléatoire des propositions et des deals, entre l’histoire d’un vieux loup de mer attaché à son rafiot (The Maggie, 1954) et les déambulations nocturnes d’un attaché de presse new-yorkais (Le Grand Chantage, 1957) ? Parcourir l’œuvre d’une traite fait apparaître un brouillage persistant de l’opposition entre bien et mal, innocence et expérience. Transformateur de comédies douces en critiques sociales amères, Mackendrick dérange notre besoin d’identification et met à mal le cliché de l’enfance comme refuge contre la corruption du monde.
Épopée du regard écorché, sa vie de cinéma commence comme par hasard à la « Division de la guerre psychologique » des forces anglo-américaines. Superviseur du cinéma dans l’Italie libérée par les Alliés, il donne le feu vert au tournage de Rome, ville ouverte de Rossellini – geste circonstanciel, peut-être, mais qui inaugure le réalisme des décors de son œuvre à venir. Cette perspective coïncide dans un premier temps avec celle de Michael Balcon, chef de la Ealing (« Le studio qui a l’esprit d’équipe ») qui veille à ce que ses productions rendent à la Grande-Bretagne de l’après-guerre son unité sociale à travers des histoires de doux hurluberlus joignant leurs forces pour résister aux oppresseurs de tout poil. Whisky à gogo !, la première des réalisations que Balcon offre à « l’Écossais » Mackendrick, suit a priori ce schéma : assoiffés par une pénurie de whisky, les habitants de l’île écossaise affrontent le représentant de l’État britannique qui les empêche d’accéder au navire échoué rempli de milliers de bouteilles. Mais Mackendrick donne un tour d’écrou au scénario de la résistance des outsiders : c’est le bureaucrate qui est seul contre tous, et le bon peuple (principalement de vrais habitants de l’île de Barra) n’a rien d’angélique. Quand le whisky de contrebande coule et fait retentir les chants a capella de la fête gaélique (le reitag), le programme consensuel de la Ealing est rempli, mais le seul personnage non corrompu est l’Anglais borné, légaliste et perdant. La fable perd sa morale en route, et c’est tant mieux : on en retient surtout l’apparente aisance du débutant à tourner en décors naturels, et sa consigne de ne jamais « jouer l’ivresse », ou encore son choix de conférer à Basil Radford (le militaire britannique) des expressions d’une surprenante candeur.
Candeur ? Dans L’Homme au complet blanc, elle prend un sens littéral puisque Sidney Stratton (Alec Guinness) invente un textile blanc inusable et impossible à tacher. Syndicats et patrons s’unissent pour étouffer l’invention qui tuerait la concurrence et réduirait la consommation. Dans un finale qui rappelle M le maudit et Furie, le génie devenu paria finit littéralement à poil, mais comme le suggère la petite musique électronique qui se fait à nouveau entendre, son inventivité reste imperméable aux intérêts antagonistes. Frappe surtout le travail du noir et blanc effectué par Douglas Slocombe, le directeur de la photographie formé au photojournalisme avant-guerre : le complet blanc brille tellement dans les extérieurs-nuit que les poursuivants prennent leur victime pour « une lumière ». La netteté visuelle rend limpide l’équivalence entre une pureté messianique et son potentiel de chaos.
Cette innocence qui s’obstine au-delà de toute raison et de toute morale est également au centre des deux films mineurs mais attachants. Mandy (1952) se détourne avec bonheur d’un sujet a priori édifiant, l’apprentissage de la communication par une fillette sourde-muette. L’âpreté de l’image fait jouer au décor un rôle de premier plan : les intérieurs étouffants se trouent peu à peu de fenêtres et de portes, jusqu’au terrain vague final où Mandy décide enfin de rejoindre les autres enfants. Le son aussi rend compte de son emprisonnement dans le silence. Au récit attendu d’une famille se tenant les coudes dans l’adversité, Mackendrick substitue une fillette revêche qui sème le trouble au sein du couple. Dans The Maggie, le vieux capitaine qui tient tête au businessman américain mécontent de lui avoir confié une précieuse cargaison, a un successeur, the wee boy, qui assomme sans hésitation l’Américain avec lequel il a pourtant sympathisé.
Dernier grand film de la Ealing avant son rachat par la BBC, Tueurs de dames (1955) porte à son intensité maximale l’ambivalence entre candeur et destruction. Sous son chapeau fleuri, la délicieuse Mrs Wilberforce y démantèle à elle seule le gang mené par un Alec Guinness aux faux airs de Béla Lugosi. Le film est un alliage détonant entre le réalisme des extérieurs (le quartier londonien de King’s Cross) et la stylisation des intérieurs (la maison de la vieille logeuse au sol penché depuis les bombardements fait penser à un décor de films de la Hammer, tout comme le traitement que fait subir Otto Heller au Technicolor tri-bande). Jubilatoire et suprêmement grinçant, Tueurs de dames offre à Peter Sellers son premier rôle consistant (en plus de la voix du perroquet !), mais la vraie héroïne en est la septuagénaire ingénue : The Ladykillers, le s en moins, c’est la « femme-tueuse », avec pour armes un parapluie et des cups of tea à gogo. Les historiens du cinéma ont vu dans ce triomphe d’une mamie-gâteau l’étouffement de la jeunesse par l’inerte Angleterre des fifties. Certains ont même avancé que le gang de tueurs n’était autre que le gouvernement Labour de Clement Attlee qui, investissant la maison (le Parlement), s’apprête à redistribuer le butin mais se heurte à la vieille dame (les Tories). Qu’il raille ici l’immobilisme social ou le point de vue consensuel du chef de la Ealing, Mackendrick liquide tout le monde dans une fumée ferroviaire expressionniste, avant d’embarquer pour l’Amérique.
Atmosphère, atmosphères : c’est une moiteur différente mais tout aussi oppressante qui baigne Le Grand Chantage, incursion dans le Manhattan interlope des journaux, des théâtres et des clubs. Le titre original, The Sweet Smell of Success, fait entendre dans son allitération serpentine le cheminement nocturne de Sidney Falco, attaché de presse à la manque et larbin d’un chroniqueur à succès de Broadway. Impossible de s’identifier à cet agité qui sue et se ronge les ongles, animal urbain traqué et esclavagisé. La partition jazz d’Elmer Bernstein accompagne à merveille ses basses œuvres au service de J.J. Hunsecker, jaloux de l’amant de sa sœur. Tony Curtis (Falco) lâche son ethos de séducteur pour un duo contrasté avec Burt Lancaster (Hunsecker), également coproducteur. Massif et musclé, les cheveux en brosse, la monture noire élitiste, l’ancien acrobate fait peur. Sous la caméra du grand James Wong Howe (le chef-opérateur de Lang et de Sternberg, entre autres), la jungle médiatique new-yorkaise carbure à l’énergie malsaine (Falco est littéralement toxique : Hunsecker le traite de « cookie à l’arsenic ») et aux phrases assassines signées par le dramaturge et scénariste Clifford Odets, qui conseilla à Mackendrick : « Joue les situations, pas les mots. Et joue-les vite. » La réussite est totale ; ce demi-succès d’alors est aujourd’hui un classique qui comme La Soif du mal (tourné l’année de sa sortie) pousse l’exploration de la corruption psychique, sociale et esthétique jusqu’à sa limite grotesque.
Des différends avec les producteurs font cependant écarter Mackendrick de plusieurs projets, dont Les Canons de Navarone et le premier des James Bond, Dr No. Après une période de dépression, c’est le vieux Michael Balcon, désormais indépendant, qui lui fait reprendre du service. Sammy Going South (1963), l’odyssée transafricaine d’un enfant de colons anglais que la crise de Suez laisse brutalement orphelin en Égypte, tient autant des Contrebandiers de Moonfleet de Lang (un adulte enfantin, joué par Edward G. Robinson, tente d’y apprivoiser le garçon) que d’Allemagne année zéro de Rossellini : comme Edmund qui déambule dans les ruines, Sammy porte en lui l’horreur d’avoir vu ses parents morts. L’endurcissement est aussi au cœur de l’un des meilleurs films de Mackendrick, Cyclone à la Jamaïque (1965). Contre toute attente, il parvient à convaincre la Fox de porter à l’écran un roman qu’il chérit depuis sa parution en 1929. Une fois de plus, les gamins de l’histoire sont des Britanniques des colonies, élevés sous les tropiques et témoins des rites vaudous de leurs domestiques noirs. Leur mère s’inquiète qu’ils grandissent en « sauvages » ; ironiquement, c’est sur le bateau qui les mène sans leurs parents vers la « civilisation » qu’ils rencontrent diverses formes de violence. Les grivoiseries des marins qui les kidnappent et des catins du port d’escale ne sont pourtant que des échos amoindris de la sauvagerie intrinsèque à l’enfance. Quand la Fox s’aperçoit du tour que prend le film, elle tente de rectifier le tir en ôtant à Mackendrick le final cut. Mais même si Cyclone est tronqué, aucun spectateur n’oublie le coup de foudre en champ-contrechamp du capitaine pirate Chavez (Anthony Quinn) et de la petite Emily dès l’assaut du bateau, ni le regard candide que lui adresse la fillette à la fin du film. Son silence final au procès des flibustiers les condamne en toute ingénuité à la potence. Déjà les enfants, en mer, retournaient la tête de la figure de proue du bateau, au grand dam des pirates superstitieux à qui les gamins ont mis littéralement la tête à l’envers. D’ailleurs, à bord, la tradition veut que « les enfants portent malheur » – beau résumé de toute l’œuvre de Mackendrick.
Après avoir bazardé les valeurs de la Ealing par-dessus le parapet de King’s Cross Station et fait souffler un vent mauvais sur la maison coloniale de la Jamaïque, Mackendrick fait long feu dans les studios, agacés par son perfectionnisme excessif. Rétrospectivement, il n’y a pas à le regretter car l’enseignement du cinéma lui a donné une deuxième jeunesse : en 1969 (soit 24 ans avant sa mort), il accepte le poste de directeur du département cinéma à la prestigieuse faculté de CalArts. Mentor de toute une génération, il a réuni ses principes en une sorte de manuel, La Fabrique du cinéma. On y lit notamment : « Le cinéma n’est pas tant verbal que pré-verbal. » La gestuelle angoissée de Sidney Falco, le regard silencieux d’Emily avaient depuis longtemps vérifié cet axiome.