Homo Imaginans : José Luis Guerin, le marin ivre, le monstre familial et la fusion

Nicole Brenez

« On dit l’être humain “doué du geste”, “doué de parole” ou “doué de raison” mais nous ne sommes pas encore capable de le dire “doué d’image”… On n’a pas encore mesuré l’importance de cette chose-là », déclarait le cinéaste expérimental Patrice Kirchhofer en 2006. Réaliser l’ethnologie de l’Homo Imaginans, de l’homme en tant qu’il est doué d’image, simultanément matérielle et psychique, structure le travail de José Luis Guerin. Pour saisir les questions anthropologiques et les solutions filmiques qu’une telle ethnologie engage, on peut partir du préambule de En construcción (2000). Une série d’images d’archives en noir et blanc restitue l’urbanisme, les populations sous-prolétaires, la vie quotidienne, le Zeitgeist du quartier El Chino dans les années 1950, « un quartier populaire qui naît et meurt avec le siècle ». Dans ces images documentaires amateurs, un spectateur français décèle les ombres de Georges Bataille et de Jean Genet, peut-être ceux-ci ont-ils croisé certains des êtres que nous voyons ici scellés dans les photogrammes, peut-être certains passants leur ont-ils servi de modèles ? José Luis termine la série des plans d’archives sur un marin ivre, qui s’éloigne en titubant à la manière de tant de personnages burlesques, on croirait Laurel ou Harold Lloyd en goguette à Barcelone. Le matelot anonyme, de dos, disparaît derrière un mur. Le film passe aux couleurs et au présent du chantier contemporain, on ne reverra plus sa petite silhouette. Pourtant le marin ivre ne va cesser de revenir dans le film, et la plasticité accueillante de cette icône familière démontre à merveille en quoi consiste une figure de cinéma et en quoi consiste concrètement un film. D’abord, son souvenir se déclenche lorsque les deux jeunes protagonistes qui incarnent et actualisent les figures de la prostituée et du gigolo évoquent « l’argent du militaire » : le film n’ayant pas montré d’autre soldat, l’uniforme du marin ivre induit ici un raccordement spontané, dont on sait bien qu’il n’est pas juste factuellement mais qui avive une trace iconographique. Ensuite, on comprend peu à peu que l’un des résidents du Chino a lui-même été matelot, son bateau a résisté aux typhons, il fréquentait les prostituées, il est devenu « marin de la terre », son cabas raffiné contient quasiment la cabine du Père Jules de L’Atalante… En raison de son âge, il aurait pu croiser, voire être, ce marin ivre des années 1950. Et il devient sublime, illuminant rétroactivement la guirlande figurative à laquelle il appartient, lorsqu’il confie n’avoir pas de bonne amie parce qu’il vit pour un autre amour, surhumain, celui que lui inspirent la mer et ses beautés infinies. On saisit alors ici plusieurs phénomènes : chez José Luis Guerin, une figure s’inscrit dans une série, s’étaye de ses semblables ; chaque occurrence est traversée au même titre de passé, de présent et de devenir, à quelque époque qu’elle appartienne ; chaque occurrence redistribue les rapports entre effectivité et fantasmatique (sous les auspices de l’absence, de l’inaccomplissement, du songe, du possible, du désir, du raccordement indu…) ; et la dernière en date (qui n’est pas nécessairement la plus actuelle mais se trouve captée au présent) devient majeure lorsqu’elle s’avère capable de manifester la complexité de la série, de la réinitialiser et donc de détruire l’archétype. Le cas le plus magistral à ce jour reste sans doute le maçon marocain (Abdel Aziz El Mountassir), présence d’abord discrète parmi d’autres et qui peu à peu s’affirme en dépositaire de l’histoire des luttes politiques ouvrières et palestiniennes, dont il incarne l’énergie, la radicalité et la poésie. Autrement dit, chaque phénomène ici se voit pensé, non en termes identitaires, mais à partir des liens dont il se trouve tissé. Ou pour le dire autrement : chez José Luis Guerin, les créatures ou situations sont des précipités de montage.

La première figure de montage, la plus élémentaire, concerne le lien entre disparition et réapparition. En 2007, le principe du marin ivre disparaissant à l’angle d’un mur s’épanouit et se décline à l’infini dans pas moins de trois films, En la ciudad de Sylvia, Unas fotos en la ciudad de Sylvia et la séquence En la ciudad de Lotte, puis deux
films/installations, Mujeres esperando el tranvia et Mujer esperando el tranvia. Fort/Da : mais au bout du fil, la bobine qui revient n’est justement pas la même que celle qui avait roulé là-bas… En ce sens, José Luis Guerin s’avère beaucoup plus proche de Jean Epstein que de Freud et Lacan. C’est la seconde figure de montage, celle du « monstre familial ». En 1935, Jean Epstein rapporte cette expérience pour lui fondatrice : assister à une projection de films de famille et voir se succéder sur l’écran deux générations, assis en compagnie de la troisième. « Alors que j’étais résigné, par politesse, à une heure d’ennui, je fus surpris de voir et d’entendre se former un fantôme imposant et une étrange voix. Il me souvint soudain de cette voix d’une ombre qu’entendit Poe, qui n’était la voix d’aucun vivant, mais d’une multitude de vivants et qui, variant de rythme de syllabe en syllabe, insinuait dans l’oreille les intonations bien aimées de beaucoup d’amis perdus. […] Quand le cinématographe comptera un siècle d’existence, si l’on a maintenant les moyens d’installer les expériences et de préserver la pellicule, il aura pu capter du monstre familial des apparences saisissantes et pleines d’enseignements. » (Jean Epstein, Écrits sur le cinéma, tome 1, 1921-1947, Seghers, 1974, p. 251-252). Qu’en chaque individu passe la cohorte de ses semblables, le semblable étant tout sauf un même : à présent que plus d’un siècle a passé, au cours duquel quelques visionnaires ont réussi à patrimonialiser la pellicule, à présent que nous pouvons voir ce que les contemporains de leurs images n’ont, eux, le plus souvent pas vu de leurs yeux, il est temps de faire l’ethnologie de ce dont le cinéma a interdit à jamais la disparition. Le cinéma aura permis de définitivement décrocher l’absence de la disparition : dans l’image, tous sont morts, ils persistent face à moi et en moi, ils dureront plus longtemps que moi, le cinéma nous a transformés en revenants perpétuels. Comment cohabitons-nous physiquement et psychiquement avec le peuple des revenants, désormais beaucoup plus présent et vivace que nous-mêmes, fugaces passagers ? Le premier long métrage de José Luis Guerin, Los Motivos de Berta (1983), constitue un merveilleux art poétique à ce sujet. Dans la campagne castillane, une équipe de cinéma tourne un film d’époque : le temps du tournage correspond à celui du retour d’un fantôme, le cinéma advient pour remplir la promesse d’un fou, « elle reviendra ». Simultanément, avec une simplicité et une élégance stylistique sans pareilles, dans le filigrane de ses plans, José Luis Guerin fait revenir à la fois l’héritage du Naturalisme et toute la cinéphilie née de la Nouvelle Vague, de Murnau à Cocteau, de Moonfleet à Kes, du Mystère d’Oberwald à Alice dans les villes, les univers plastiques les plus lointains et dissemblables les uns des autres se stratigraphient aussi harmonieusement que ceux d’Hésiode et de Lucrèce dans les Géorgiques de Virgile. En un geste, la jolie Berta explicite la position qui rend possible une telle harmonisation, une telle compossibilité : après avoir contemplé longuement l’épave d’une voiture accidentée autour de laquelle gravite le récit, elle s’installe à la place du mort et adopte la position présumée du cadavre, afin de comprendre les événements. Rappeler les disparus, organiser leur alliance avec les vivants, raviver les désirs et les récits qui, inachevés, hantent le monde : l’empathie létale de Berta offre une théorie de la vision artistique de José Luis Guerin, déceler et accomplir les sentiments tressés entre les morts et les vivants – un chamanisme matérialiste. En 1990, Innisfree décrit les cohabitations complexes, joyeuses et souvent inattendues entre le peuple irlandais et celui des images de The Quiet Man de John Ford : doublures, affiches, souvenirs anciens et souvenirs nouveaux que Guerin contribue à implanter chez les enfants permettent de déployer un film sur lui-même et d’en reconsidérer la nature : non pas une simple suite de plans, aussi brillante et riche soit-elle, mais une événementialité d’images en cascades, qui résonne et produit désormais des effets concrets à l’échelle de trois générations.

En 1997, Tren de sombras (El Espectro de Le Thuit) conduit la même expérience, mais cette fois à partir d’images imaginaires, qu’aurait réalisées un opérateur à la fin des années 1920. José Luis Guerin en toute rigueur y reconsidère la question du passé en des termes quasi husserliens : « Un son présent peut, il est vrai, rappeler un son passé, en donner une image ; mais cela présuppose une autre représentation du passé. L’intuition du passé […] est une conscience originaire. » (Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, 1904, tr.
H. Dussort, PUF, 1994, p. 47). Alimentés et encouragés par l’objectivité des images existantes, nous créons et projetons sans cesse du passé, c’est-à-dire ce que nous posons comme séparé et s’éloignant de nous. Cela ouvre au troisième grand principe guerinien, le montage sans doute suprême pour José Luis, celui qui met aux prises séparation et fusion. Comme chez Eisenstein la sensation et la démonstration, comme chez Godard la bribe et l’infini, la raison des formes chez Guerin repose sans doute sur une dialectique élémentaire, qui chez lui associe les puissances affectives et plastiques de la séparation et de la fusion. Leur jeu structure les films et leur intensification produit les moments d’aboutissement virtuoses dont l’œuvre se montre prodigue : la coprésence de l’image du père et de l’image de la fille dans Tren de sombras, l’apparition cinétique de visages de femmes dans les reflets des tramways (toute la série des Mujeres de 2007, Sylvia, Lotte, les anonymes…), leur portrait que les petits enfants palestiniens de Guest (2010) espèrent voir à la télévision le jour même, créant soudain un film parallèle à celui de José Luis, le personnage de Narcis dans Recuerdos de una mañana (2011) qui réincarne son propre père, les fourmis s’affairant sur la tombe d’Ozu et qui remplacent un plan de Jonas Mekas marchant vers l’Anthology (Correspondencias, 2011)… De plus en plus, plutôt que de construire plastiquement ces moments d’entrelacs entre scission et fusion, José Luis Guerin les laisse venir à lui depuis le réel, un réel en forme de readymade arrangé qu’il visionne depuis le véhicule accidenté et magique de son empathie pour le monde.

En collaboration avec le Centre Pompidou.