Ying Ning

Jean-Michel Frodon

Elle ne voulait par être cinéaste, mais musicienne. Née à Pékin en 1959, elle n’aspire durant son enfance qu’à s’imposer comme violoniste. Une double particularité, physique (elle souffre d’une petite difformité à un doigt) et sociale (ses grands parents maternels ont possédé des terres, tare rédhibitoire dans la Chine des années 1960-1970) lui barre la voie de sa vocation. A la fin de la Révolution culturelle, les universités réouvrent, dont celle de cinéma en 1978. Elle qui dit « n’avoir jusqu’alors jamais vu un film en entier tellement ce qu’on pouvait voir était nul », s’inscrit dans la section ingénieur du son, après avoir appris qu’on y demandait une bonne pratique d’un instrument de musique. Elle fait donc partie de la première promotion, la fameuse classe fondatrice de la Cinquième génération qui, autour de Chen Kaige et Zhang Yimou, ressuscitera le cinéma chinois au milieu des années 1980. A l’Université, elle apprend la technique du cinéma (« heureusement, les cours n’étaient pas compartimentés, tout le monde touchait à tout. Et les enseignants n’en savaient pas beaucoup plus que nous, tout le monde découvrait et expérimentait sur le tas ») et découvre le cinéma occidental « dans un complet désordre. A part le cinéma soviétique, qui composait un ensemble clair et structuré, on nous montrait n’importe comment des films français, italiens, polonais. On n’y comprenait rien » – les films américains restent, eux, interdits. En 1982, lors de la sortie de la promotion qui changera l’histoire du cinéma chinois, elle obtient une bourse pour aller poursuivre ses études au Centro Sperimentale, l’école de cinéma de Rome.

Elle avouera avoir vraiment découvert l’amour du cinéma à ce moment, avec un enthousiasme de néophyte : « Je mourais d’envie de rentrer en Chine faire des plans comme ceux de Godard et de Fellini ». Mais, rentrée dans son pays en 1984, elle y découvre d’autres sollicitations : le début de l’ébullition de la jeunesse et de l’intelligentsia qui mènera cinq ans plus tard à l’occupation de la Place Tienanmen. Choisissant de se consacrer d’abord au documentaire pour se rapprocher de la réalité du pays plutôt que d’y importer ses découvertes stylistiques, elle est approchée par un producteur allemand, Peer Hoffman, qui lui commande un film sur le mouvement étudiant. « Je voulais filmer les intenses débats de l’époque, qui pour la première fois posaient explicitement les vraies questions. Mais dès que les gens commençaient à parler, le producteur disait à l’opérateur de cesser de tourner. Mon premier censeur n’aura pas été un apparatchik chinois mais un Européen. » Toute l’affaire finira en une triste et déplaisante déroute, dont Ning Ying garde à jamais le souvenir d’une blessure. Rentré en Allemagne, le producteur l’informe que le matériel tourné est inutilisable, elle découvrira plus tard que, le mouvement démocratique ayant pris de l’ampleur, ses images sont commercialisées à son insu dans le cadre d’un film de montage qui en dénature l’esprit (il est passé sur Arte sous le titre Rêves des fils du dragon). Privée de son travail, elle s’est en plus taillée une embarrassante réputation de réalisatrice difficile, et qui a causé des conflits avec des étrangers : un véritable piège, dont beaucoup n’auraient pu sortir qu’en se coulant dans le moule officiel.

Ning Ying préfère trouver une porte de sortie en retournant en Italie. Où elle croise le chemin de Bernardo Bertolucci, qui travaille sur le projet du Dernier Empereur. Elle sera, durant toute la préparation et le tournage, l’assistante du cinéaste. Rude et féconde école (dont elle ne retrouvera jamais l’équivalent lorsque, pour respecter le cursus professionnel, elle sera assistante de films des studios officiels), mais qui aggrave la singularité de son parcours. Comme on ne lui propose pas de travail, elle va offrir ses services à un réalisateur en vue, qui lui propose de l’assister sur son nouveau projet : une histoire de vieillards qui pratiquent en amateurs l’Opéra de Pékin, sujet qu’elle considère d’emblée comme particulièrement ennuyeux et rétrograde. Le temps qu’elle se plonge dans cet univers et en entrevoit les arrières-plans, se découvrant une passion pour cet art dont elle ne voulait rien savoir et ces pépés avec lesquels elle n’avait aucune affinité, le projet est abandonné faute de financement.

Elle en est là, c’est-à-dire nulle part, quand a lieu la rébellion de Tienanmen, en mai 1989, écrasée le mois suivant. Ning Ying veut tout laisser tomber, elle donne sa démission au directeur du studio, qui l’admoneste : avec toutes les études qu’elle a suivies, il est de son devoir de faire des films, si possible des films commerciaux, avec des bagarres et des bandits. « Par défi, j’ai proposé un remake de Certains l’aiment chaud. Comme on ne paie aucun droit, l’idée a été approuvée avec enthousiasme ». L’idée, mais pas les méthodes de travail de la réalisatrice, en conflit ouvert avec des techniciens chevronnés et traditionalistes. Malgré un tournage infernal, le résultat, intitulé Quelqu’un tombe amoureux de moi (Youren pianpian aishangwo, 1990), qu’elle-même trouve sans intérêt, remporte un énorme succès public. Elle refuse l’offre insistante d’en tourner la suite, retrouve dans les parcs les vieux chanteurs du projet laissé en suspens. Arrive un jeune producteur privé, qui affirme avoir adoré son polar, elle s’apprête donc à lui claquer la porte au nez, jusqu’à ce qu’il s’emballe pour ce qui va devenir Zhao-Le, jouer pour le plaisir (Zhao Le, 1992), troisième long métrage de Ning Ying mais le premier qu’elle puisse revendiquer.

Magnifiquement filmé dans les rues, les parcs et les maisons décaties du vieux Pékin, cette parabole sur les rapports de pouvoir et les engagements vitaux est teintée d’une cruauté et d’une délicatesse maniées avec une très grande rigueur. Clairement influencée par le cinéma occidental, la mise en scène n’en parvient pas moins à capter à la fois un état de la réalité chinoise contemporaine et un système de métaphores subtiles sur le fonctionnement de la société. Surtout, la manière attentive et totalement dépourvue de complaisance dont sont filmés les corps, les visages et les voix des vieux chanteurs engendre une relation d’une grande richesse avec des personnages qui auraient si aisément pu apparaître comme folkloriques, voire ridicules. Le film suivant, Ronde de flics à Pékin (Minjing Gushi, 1995), radicalisera cette dimension « documentaire » de son cinéma, pour en faire une oeuvre à la fois fondatrice et singulière. Cette intégration de l’enregistrement pur à un travail de fiction vient de la modernité occidentale, du néo-réalisme et de la Nouvelle Vague. Elle préfigure les fictions urbaines minimalistes à l’image réaliste qui, de Zhang Yuan à Jia Zhang-ke et à Wang Chao, vont représenter les avancées les plus significatives du cinéma d’auteur chinois de la génération suivante, à partir de la fin des années 1990.

Mais Ning Ying reste à l’écart de cette mouvance, comme elle n’a jamais concrètement fait partie de la Cinquième Génération dont elle est membre de droit. Simultanément, chez les cinéphiles européens, l’hétérogénéité des matériaux cinématographiques qu’elle mobilise crée un trouble qui empêche la reconnaissance complète de l’importance de son oeuvre comme pensée politique par les moyens du cinéma. Il suffirait pourtant de bien regarder par exemple la séquence de poursuite de Ronde de flics à Pékin, où l’ensemble du personnel du commissariat se lance aux trousses d’un chien des rues, et de voir comment dans le même plan on passe du burlesque inspiré des cops movies à un film d’horreur, pour comprendre la précision, l’élégance et la radicalité du regard de la cinéaste sur son temps.

On retrouve les mêmes qualités, et les mêmes malentendus, avec le plus récent long métrage de fiction qu’elle ait réussi à tourner, après d’énormes difficultés. Devenue portraitiste assidue, à la fois fascinée et horrifiée, de Pékin tel que la modernité la change et ne la change pas, Ning Ying signe avec Un taxi à Pékin (Xiari Nuanyangyang, 2000, présenté dans les festivals sous le titre I Love Beijin), un film à la fois très critique, et complètement à contre-courant de ce qu’attend la cinéphilie européenne. Inventant de radicales collisions entre les imageries – classiques et modernes – qui ont cours dans les mégapoles chinoises et un traitement naturaliste en total décalage avec ces esthétiques socialement dominantes, elle dessine Pékin comme territoire imaginaire et dangereux, en même temps que comme espace trivial, travaillé par les mutations économiques actuelles. La manière dont elle parvient à cette évocation globale tout en restant au plus près de son personnage, filmé comme une personne et pas seulement comme un moyen de circuler dans la ville (homme avant d’être chauffeur de taxi) signe l’intégrité du cinéma de Ning Ying en même temps que sa pertinence.

Le Chemin de fer de l’espoir (Xhiwang zhi lu, 2002), qui lui a valu le grand prix du Festival du Réel, peut sembler la revanche sur son premier documentaire caviardé et détourné. Mais au-delà, on retrouve dans la formidable séquence des centaines de voyageurs entassés dans le train qui transporte les paysans du Setchuan vers les champs de coton de Xinjiang, tous plongés dans un profond sommeil, cette dimension onirique très importante dans le cinéma de Ning Ying. Si elle filme si bien la réalité, c’est qu’elle y fait large place à l’imaginaire comme composante et dynamique du monde. Cette place n’existe pas d’abord grâce à un savoir ou une technique, mais à un regard d’artiste : qui verra le plan magnifique du départ du train qui accélère peu à peu comprendra que de toutes les singularités de Ning Ying (dont celle d’être UNE cinéaste, dans un univers en Chine encore extrêmement masculin), la plus importante est d’être une grande artiste.