Sophie, la vie en fête

Marc Donde

Tatischeff, pas Tati. Sophie rit, l’oeil à moitié caché par une lourde mèche blanche, qui tombe un peu comme elle peut. Sophie rit, et nous sommes avec le peintre Jacques Lagrange, décorateur et ami de toujours de Tati, de passage pour trois jours à Gerlesborg, une extraordinaire école d’art perdue sur un coin de la côte ouest de la Suède, des fous de Tati qui s’offrent l’intégrale dans une vieille grange. Marche sous les étoiles à deux heures du matin, avec Hans. La Suède a toujours adoré Tati. Sophie revient à Sainte Sévère pour le quarantième anniversaire de Jour de Fête, en 1987, et elle rit avec tout le village, perdu de joie de retrouver François le facteur et de se revoir en noir et blanc. C’est la première version. Le son est affreux. Et cela fait trois générations que ça dure. Combien de fois ont-ils vu Jour de Fête ? Et Sophie ? Chez L’Ami Pierre, son QG près de la Bastille, Sophie se glisse derrière le comptoir, les verres valsent, on peut y passer la nuit, là, chez elle, ou ailleurs pour fêter ses 40, puis ses 50 ans. Sophie fait le siège des banques en plein milieu des grèves de 1995, et se lance dans la réalisation du Comptoir, son premier long métrage. Elle inaugure Son pour Son, son bébé, son petit cinecità de création sonore au coeur du XIe arrondissement. Toujours le rire, avec cette fois une petite vibration claire, un pur éclat de fierté, toute neuve, vite ravalée mais qui sonne encore à l’oreille.

Souvenirs, émotion. Est-ce triste ? Pas du tout. Sophie a disparu brutalement à l’automne 2001 – la fameuse « longue maladie », dont elle n’avait parlé à personne. Une coupe grossière, insupportable. Scandaleuse, mais pas triste. D’ailleurs, la tristesse, ce n’était pas Sophie. Elle n’aurait pas permis. Alors pourquoi, sorry Sophie, cette colère sourde, ce mauvais sentiment qui travaille par en-dessous, au moment de recoller les images de cette vie aussi courte et pleine qu’un dimanche de fête, avec son tourbillon de couleurs, de rire et d’amitié, avec tout le travail dans les coulisses et la pause, ça va de soi, et pas question de se défiler, sur le zinc du comptoir ?

On aura tout dit, et son contraire, en expliquant qu’il s’agit d’une affaire d’héritage. Bien sûr qu’il n’est pas simple d’être la fille de Jacques Tati. Sophie le sait depuis toujours. Tati, ce n’est pas seulement du cinéma, c’est d’abord une manière d’être et de regarder, une sensualité, un partage de la respiration du monde. C’est d’abord une chance, un apprentissage fabuleux. En 1947, à peine âgée de quelques mois, Sophie caracole sur les chevaux de bois du manège de Jour de Fête. Elle saute d’une école à l’autre, du tournage des Vacances de Monsieur Hulot à celui de Mon Oncle. Avec son père, elle apprend surtout l’art de l’observation. Cette école-là vaut toutes les autres. « Une enfance fantastique », dira Sophie. Un enchantement du quotidien, inventé par un père adoré. Son père, c’est le monde, ou l’inverse : le piège est là, bien sûr, vite déjoué. Son frère Pierre reprend le nom de scène raccourci par Tati pour les affiches de music-hall. Elle, ce sera Tatischeff, au cinéma et dans la vie. Chef monteuse côté cinéma d’auteur, elle travaille avec Jean-Pierre Mocky, Jean-Pierre Melville, Coline Serreau, Jacques Doillon et… Jacques Tati. Elle signe comme réalisatrice un savoureux court métrage, Dégustation maison (César du court métrage de fiction 1978) et une série de documentaires pour France 3. L’héritage, Sophie assume. Cela donne, quelques années après la mort de Tati, un remarquable montage d’archives, Tati sur les pas de Monsieur Hulot et, en 1995, l’exploit de la restauration des couleurs originales de Jour de Fête.

Tatischeff, c’est un nom, et c’est une vie. Un respect incroyable dans le métier. L’amitié. La petite maison en Bretagne. Un fils adopté. A la mort de son frère, Sophie réalise enfin Le Comptoir, son premier long métrage, qui sort en 1998. Accueil mitigé, distribution désastreuse. Pas si grave. Sophie prépare le second, un road-movie en musique, après un long voyage de repérage dans le Nord du Brésil. La route est ouverte. Alors, pourquoi de la colère ? Avec l’échec financier de Play Time, quelque chose s’était irrémédiablement cassé. Le poids de l’héritage est là, et la vulnérabilité de Sophie. On aurait aimé qu’elle s’en tienne à Tati-artiste, et ne tente pas de racheter Tati-producteur. Elle le paya trop cher. D’aucuns ont senti la faille, et en ont abusé. Cela a fait mal, surtout à la fin. Voilà la colère, on n’est pas des saints. Passons. Quelques mois avant sa mort, Sophie avait engagé la restauration de Playtime et réussi à boucler le rachat de tous les droits de Tati. Luc Besson voulait en être. Mister Bean aussi. C’est son cousin Jérôme Deschamps qui prend la relève. Chapeau, Sophie, sur l’héritage, on n’a rien dit. Retournez voir Play Time. Le film est insolent de jeunesse. Et on y voit Sophie, un drôle de bibi sur la tête, dans le rôle d’une hôtesse muette et rayonnante. Elle a vingt ans, le monde est un, et elle nous accueille dans la fête, devant la porte du Royal Garden qui vient d’éclater en mille débris de verre.

Marc Dondey est l’auteur de « Tati » en collaboration avec Sophie Tatischeff, Editions Ramsay, réédition 2002