Pierre Salvadori

Pascal Richou

Fondateur, le personnage féminin de Ménage (premier court-métrage, 1992) l’était, quand on y songe, avec son obsession de la propreté et du tissu bien lisse, avec son sérieux maniaque qui contaminait d’abord la précision du cadre et de la mise en scène, puis au finish, le spectateur, qui tremblait à l’idée que quelque chose ne vienne déranger le parfait ordonnancement de ses activités ménagères. Non que Pierre Salvadori soit un obsédé de la propreté lui aussi, on s’en doute, mais il a d’emblée imposé à son cinéma le souci fiévreux et désespéré du détail absolu, absolu au sens où il cherche à stigmatiser et embellir l’essence d’un personnage. Pas question pour lui de laisser filer l’univers, pourtant proliférant et particulièrement peuplé, qu’il met sur pied et propulse, sans en avoir auparavant capté toute beauté passagère dans ses manifestations incongrues et clignotantes. Il suffit de voir Guillaume Depardieu dévalant dans Les Apprentis l’escalier de son immeuble avec une paire de skis, de grandes échasses de flamant rose, encombrantes et fragiles : un trait d’esprit visuel, qui par sa simplicité, son intérêt plastique, son intelligence de situation, peut résumer un caractère, une vie, celle d’un grand nigaud inadapté qui n’a grandi que physiologiquement, et qui se heurte avec une détermination touchante dans toutes les mauvaises portes. Des idées comme celle-ci, il y en aurait une foule d’autres à citer, il y en a dans chaque plan, ou presque, des films de Salvadori. On peut ajouter à cela des dialogues ciselés, capturant le lapsus, fondant sur le symptôme, et un art consommé et sophistiqué de la situation impossible (trois références, peut-être : la comédie italienne version Le Pigeon, le Billy Wilder de Kiss Me Stupid, le Lubitsch de La Veuve Joyeuse)… Au bout du compte, la caractéristique principale de la mise en scène salvadorienne est la générosité : elle s’attache au rire de son spectateur, elle ne garde (presque) rien pour elle-même, mais veut tout pour ses personnages.

Qui sont-ils, d’ailleurs ? Un bestiaire très personnel, joué par une famille d’acteurs qui inspire une sorte de loufoquerie douce, et dont les deux piliers décalés sont Guillaume Depardieu et Marie Trintignant. Il s’agit la plupart du temps d’esprits largement embrumés ou égarés, quelque fois authentiquement malades, d’autres fois simplement infantiles, mais toujours ouverts et curieux. Ils ont l’imprévisibilité et le charme subtil de ceux qui sont contraints d’inventer une façon d’habiter in-extremis ce monde, parce qu’ils ne sont pas vraiment faits pour lui. Des puissances maladroites, volontaires et candides. Des apprentis, quoi. Il s’agira d’ailleurs souvent d’éducation sentimentale, voire d’éducation tout court. Conflit de générations dans Cible émouvante, adolescence éternelle sur fond de galères financières dans Les Apprentis, déniaisage tardif d’un escroc minable auprès d’une malade secrètement mélancolique dans… Comme elle respire, l’essentiel en bout de course est toujours d’avoir appris quelque chose. C’est la vision lucide, primesautière et optimiste du cinéaste Pierre Salvadori. On aurait tort en effet, pour trouver une légitimité d’auteur à ces comédies, d’aller y chercher la fameuse « incommunicabilité des êtres », tarte à la crème fourre-tout de cette fin de XXe siècle, cheval de bataille culturel-morne de tout un pan du cinéma moderne, dernier recours réthorique et crâneur des films qui n’ont pour eux que l’idéologie de leur ennui déceptif. Incommunicabilité des hommes et des femmes ? Vous plaisantez… Ce qui est drôle, surprenant, intrigant, inattendu, réel, et tout bêtement fulgurant, ce que tous les auteurs burlesques (disons la lignée Keaton-Tati) savent intuitivement, sans même avoir à se poser la question, c’est justement que ça communique. Ça communique mal, de biais, par éclairs intermittents, au milieu d’une suite de catastrophes invraisemblables, là où personne ne le veut ou ne s’y attend, peut-être, mais ça communique. Reste à savoir pourquoi et comment. Reste à savoir de quoi on rit… Séduire, mentir, voler, se cacher, kidnapper, espionner, se déguiser, fuir : au fil de la cinématographie salvadorienne s’égrènent les chapitres bigarrés et ludiques d’un curieux précis sentimental, autant de fragments d’un discours amoureux, anamorphosés dans l’imaginaire poétique du cinéaste, dont le plus étonnant – et le plus comique, donc – est encore qu’ils soient étrangement efficaces. Déjà dans Cible émouvante, les balles se perdent, mais pas tant que ça, les fellations sont transférentielles, les assassins deviennent paradoxalement des gardes du corps amoureux.

Dans Les Apprentis, Frédéric sauve son ami Antoine de la dépression, tout en faisant une erreur sur la personne (il croit lui envoyer sa fiancée perdue, mais il s’agit d’une inconnue qui s’amuse à jouer le jeu). Il se révèle au fond capable de quelque chose (écrire une lettre particulièrement émouvante), dont on l’a toujours cru incapable, preuve ultime de son amitié. Et… Comme elle respire, sous ses dehors de jeu de chat et de souris, de quiproquos infinis et de rendez-vous ratés, raconte comment deux inadaptés que tout sépare peuvent se retrouver, notamment dans cet épilogue qui semble flotter sur du vide (une dernière partie inattendue et lumineuse), tout en participant d’un mensonge qu’ils savent tous deux éhonté (Jeanne n’a sans doute jamais passé son enfance dans ce village corse où elle entraîne Antoine pour l’aimer). Les malentendus sont nombreux, mais comme dit le proverbe, c’est le geste qui compte.

Le cinéma de Salvadori n’est pas seulement drôle et ludique, il reste aussi attentif à cette morale des actes. Il y a un beau plan dans Comme elle respire, un peu avant la fin, où Jeanne la mythomane attend seule dans la nuit, les yeux rivés à une rue désespérément vide. Elle se sait démasquée. Antoine, son kidnappeur amoureux, ne viendra pas… puis la caméra panote et on le découvre juste derrière elle, l’air ahuri, ses valises bordéliques à la main. Le mouvement d’appareil difficile à réaliser, ce n’est pas tant celui de la caméra, que celui qui se passe à l’intérieur du spectateur, qui fait un tour sur lui-même et se surprend à être ému par ce qu’il pouvait prendre pour un jeu sans fin. Cette façon de faire venir l’émotion sans crier gare, par la bande, au moment où l’on ne s’y attend pas, c’est devenu, en trois films, le talent particulier de Pierre Salvadori. Plonger subitement dans la vérité, parfois triste, parfois mélancolique, d’êtres fragiles en quête d’achèvement, ramener en douce une carotte géologique émouvante de sous la banquise glissante des péripéties et l’offrir, mais sans prévenir. Voilà le signe distinctif d’une élégance délicate et rare dans le cinéma français.