Paul Schrader

Leonardo Gandini

Paul Schrader fait partie de ces cinéastes plus appréciés en Europe que chez eux. Il est venu au cinéma en passant par l’antichambre de la critique, critique qu’il exerça avec précision et intensité, plutôt par vocation que par nécessité professionnelle. Cette distance lui fut salutaire vis à vis du cinéma « de métier » dans son activité de scénariste et de réalisateur. Schrader n’est pas le genre de cinéaste à s’adapter à tous les styles et à toutes les saisons ; il est incapable de passer avec désinvolture d’un sujet à l’autre. Les films qu’il a écrits ou tournés reflètent, d’une façon souvent douloureuse, son passé, ses peurs, son attitude morale dans le monde et parmi les hommes. Cette tendance à calquer ses films sur sa vie, comme le faisaient les auteurs de la nouvelle vague, justifie un bref rappel biographique.

Schrader est né à Grand Rapids, dans le Michigan, d’une famille hollandaise observant les principes rigides de la religion calviniste. Il grandit à la campagne et en banlieue, où il lui était interdit de voir des films, aussi bien au cinéma qu’à la télévision. Il fréquenta l’école calviniste assistant, en classe comme à l’église, à d’interminables cérémonies religieuses, à des discussions théologiques et à des commentaires de la bible, notamment sur ses passages les plus obscurs. Il s’inscrivit à l’Université, au Calvin College, où on l’obligea à passer un diplôme de théologie. C’est dans ce cadre, en qualité d’organisateur du forum universitaire sur le cinéma chargé de tenir les fichiers critiques sur les films, qu’il fit sa première approche du cinéma. Dès le début, Schrader s’intéresse aux réalisateurs qui traitent à l’écran des thématiques métaphysiques et éthiques dont il a maintes fois entendu débattre ; la faute, le pardon, le martyr, le sacrifice, le péché, chez des auteurs comme Bergman, Ozu, Renoir, Bresson, Dreyer ou Bunuel. Quelques années plus tard, en 1971, assuré d’une certaine réputation en tant que critique, il écrit Transcendantal Style, sur le thème de la pureté au cinéma, notamment chez Dreyer, Ozu et Bresson. Le terme de pureté est fondamental pour comprendre le cinéma de Schrader. Il représente une sorte d’horizon perdu, un état édénique auquel on ne peut retourner mais qu’il est impossible de ne pas regretter. La connotation religieuse de ce terme est ici évidente et se teinte de références autobiographiques. : abandonner Grand Rapids revint pour Schrader à rompre avec sa famille et avec les traditions, à se transformer en un être nouveau et à ne pas vivre dans la crainte de Dieu ni dans le respect des préceptes de la religion calviniste. En prenant la décision de changer de route, il sort de cet état d’adolescence. De même, fin 1971, Schrader renonce à la critique pour se consacrer à l’écriture de scénarios et à la réalisation, alors même que son mentor, la new-yorkaise Pauline Kael lui propose de devenir critique professionnel. La perte de la pureté, de l’intégrité éthique vient alors à se teinter de culpabilité : le sentiment d’avoir déçu les attentes des autres s’empare de lui. Il a l’impression de s’aventurer dans une contrée inconnue où la morale sera perpétuellement mise à l’épreuve. Le remords prend la forme d’une propension au sacrifice, au martyr, une forme douloureuse mais nécessaire pour expier ses fautes.

Le cinéma de Schrader parle essentiellement d’anges déchus. Des anges qui tentent de compenser leur chute en cherchant autour d’eux des semblants de pureté, cette pureté qu’ils ont eux-mêmes perdue. De ce point de vue, on peut lire ses scénarios et ses films comme les fragments d’un unique répertoire thématique, extrêmement compact et cohérent, où il ressasse les mêmes obsessions. On retrouve, dans ses films comme dans ses scénarios, une temporalité et des figures typiquement contemporaines. On peut oser à cet égard un rapprochement avec Kieslowski. Pour le réalisateur polonais, la métaphysique et la religion représentent des entités qu’il considère comme insérées dans le tissu moderne, ce qui donne à ses films la forme et la profondeur d’une parabole biblique. Chez Schrader, en revanche, la dimension biblique et religieuse affleure progressivement, et cela presque au détriment des personnages et de leur milieu. Les personnages de Schrader se trouvent marginalisés, à cause de cette exigence anachronique et pathologique de nettoyer, de balayer la saleté physique ou morale qui les entoure, tout en ayant pour elle une fascination insidieuse, coupable et morbide. C’est en cela que les personnages se font écho : prenons par exemple le chauffeur de taxi dans Taxi Driver, les pères de famille de Hardcore et Obsession, les trois ouvriers de Blue Collar, l’écrivain Mishima dans le film du même nom, le boxeur Jake LaMotta dans Raging Bull, le dealer de Light Sleeper (qui représente une variation sur le thème de Taxi Driver, dans une version plus exsangue et mélancolique que le film de Scorsese), sans oublier le policier de Affliction. Tous cherchent dans le présent l’occasion de racheter les fautes commises par le passé, sans s’apercevoir que c’est une démarche impossible et absurde. On peut dire que, d’une certaine façon, cette tentative les conduit au martyr, à un sacrifice de soi total et sanglant : on en arrive à une contemplation morbide du suicide (Mishima), de la mort (The Mosquito Coast), ou de la mutilation (The Yakuza). C’est un geste ou une action qui aura aux yeux du personnage principal la valeur d’une conciliation morale, venant apaiser en lui les accès d’intolérance. Ces actions se déclinent sous des formes extrêmement variées : du carnage de Travis Bickle dans Taxi Driver à la discussion avec la mère mourante de Patti dans Light of Day : Toutes ces actions remplissent finalement la même fonction, si on les considère du point de vue éthique, c’est-à-dire dans la perspective choisie par Schrader pour créer et caractériser ses personnages.

Dans un de ses plus beaux essais critiques, Notes on Film Noir (1971), Schrader souligne que le thème principal du film noir est probablement « la passion pour le passé et le présent et la peur de l’avenir ». On peut dire la même chose de son cinéma. D’une part ses personnages principaux n’ont dans ses films jamais d’avenir : avec une ténacité qui tient de la pathologie, ils occupent la vie présente à s’amender de leur passé. D’autre part, le vécu personnel de Schrader est une source inépuisable dans laquelle il puise pour ses films, et cela avec une lucidité et une honnêteté intellectuelle rares dans le panorama du cinéma américain contemporain.

(traduction Emmanuelle Loisel)