Emilio Ghione

Vittorio Martinelli

Né à Florence, Emilio Ghione s’installe très jeune à Turin. L’ancienne capitale des Savoies est en train de vivre, au tournant du vingtième siècle, une époque florissante. Elle est animée par un groupe de jeunes gens parmi lesquels on trouve des auteurs dramatiques, Nino Oxilia et Sandro Camasio, le poète Guido Gozzano, l’acteur Gian Paolo Rosmiano, le fils de Mascagni, le futur producteur Ernesto Maria Pasquali. Ghione les rejoint et apporte à la vie de bohème piémontaise une touche de vivacité toscane. Pour joindre les deux bouts, Ghione exerce le métier de miniaturiste : il crée un atelier dans la mansarde d’un immeuble du centre-ville, pas très loin de la Piazza San Carlo, sous les arcades duquel il rencontre les autres membres du groupe. Ce métier qu’il s’est choisi n’est pas rentable et notre homme est souvent obligé de se disputer avec son propriétaire à qui il doit toujours de l’argent.

Un jour de l’an de grâce 1910, en passant du côté de Sanggone, un petit cours d’eau aux portes de Turin, Ghione aperçoit un attroupement et s’approche : on tourne un film et un cavalier doit, après une brève course arrêter brusquement son cheval et tomber de selle. Mais l’acteur qui joue le rôle n’arrive pas à arrêter le cheval et a visiblement peur de se faire mal en tombant. La scène est recommencée plusieurs fois et le directeur artistique – c’est ainsi à l’époque qu’on appelle le réalisateur – ne sait plus à quel saint se vouer pour résoudre la situation. Il s’adresse alors à ceux qui regardent le tournage et offre cent lires à qui voudra affronter le destrier. Un jeune garçon d’une maigreur squelettique s’avance : Ghione précisément. Revêtu à la hâte d’un costume, hissé sur le cheval, Ghione exécute ce qu’on lui demande à la perfection. Et le directeur artistique, Luigi Romano Borgnetto, après l’avoir complimenté, lui donne sa carte de visite et l’invite à se présenter le lendemain à la Italia-Film pour toucher son argent et qui sait… peut-être autre chose.

Cette autre chose, ce fut un engagement pour trois mois, renouvelé ensuite pour un an. Ghione, dont le visage ne brillait pas par sa beauté, fut accoutré de vêtements de femme, on lui enfonça sur la tête une perruque filasse et il devint la tyrannique belle-mère de Cretinetti sur laquelle, à la fin de la comédie, on envoie toute sorte d’objets ainsi qu’une bonne dose de coups de pied au derrière. Le partenaire de Ghione, dans cette partie de sa carrière qu’il est préférable d’oublier, était le très beau Alberto Collo ; si beau que, sous une perruque et habillé en femme, il était souvent l’objet des désirs de Cretinetti, de plus en plus déchaîné.

Début 1912, à Rome, la Cines met au point une nouvelle stratégie. Les films s’allongent, on passe d’une bobine à deux bobines, les interprètes jusqu’alors recrutés dans des petits théâtres extérieurs à la ville sont écartés pour laisser la place à une nouvelle génération d’acteurs et d’actrices : Francesca Bertini, Leda Gys, Hesperia, Pina Menichelli, Mathilde di Marzio, Maria et Diomira Jacobini. Parmi les hommes de la vieille garde, il ne reste qu’Amleto Novelli, avec son visage mélancolique et viril, mais il est rejoint par Luigi Serventi, Gustavo Serena, Ruggero Barni, alors que la « French touch » est assurée par André Habay. Et aussi Ghione et Collo qui, las de jouer les esclaves de Cretinetti, sont venus à Rome. Ghione est tout de suite employé dans des rôles plus valorisants ; il campe un très vraisemblable Ali Baba et réussit, avec sa maigreur ascétique, à jouer un parfait Saint François dans Il poverello d’Assisi.

Avec la Bertini, qui est en pleine ascension vers le succès, avec Collo qui porte maintenant d’élégants costumes masculins et aussi avec l’excellente actrice de genre Ida Carloni-Falli, Ghione passe à la Celio, une filliale que la Cinès a créé non loin du jardin zoologique romain et où des films en deux bobines seront tournés avec beaucoup de soins par des directeurs artistiques de valeur comme Baldessarre Negroni, Ivo Illuminati, Giulio Antamoro, le peintre Maurizio Rava et le très jeune et prometteur Augusto Genina.

Malheureusement, a part La bufera dont il existe une copie sur support nitrate à la Cineteca Nazionale, tous les films de la Celio ont été perdus, y compris ceux de la Caesar, où nos acteurs s’étaient retrouvés et avaient joué dans le film Yvonne, également perdu, où Francesca Bertini, arrachée à son amant l’apache Za-la-Mort (interprété par Ghione) tente de tuer le riche Albetro Collo pour lui voler ses biens.

Le film, mis en scène par Ghione, remporte un immense succès. C’est sa première apparition dans la peau de Zar-la-Mort. La Caesar tourne immédiatement un Za-la-Mort (le « r » du premier film a disparu) dans lequel on voit Ghione de la première à la dernière scène. De 1915 à 1920-1921, Ghione tourne dans une douzaine de films, dont certains divisés en épisodes. Il réalise et joue également dans deux films avec Lina Cavalieri, et joue aux côtés d’Hesperia dans Potere Temporale, tiré du roman de l’anglaise Mary Corelli. Mais sa partenaire attitrée est Kelly Sambucini, dite Za-la-Vie.

C’est cruel à dire, mais les films dans lesquels Ghione interprète le personnage de Za-la-Mort ont tous été mis au pilon, sauf I topi grigi (Les Souris grises), et Za-la-Mort contre Za-la-Vie ou le Cauchemar de Za-la-Vie, Der Traum der Za-la-vie que Ghione tourna avec Fern Andra en Allemagne dans les années vingt. Ce fut la dernière fois qu’il porta ce personnage à l’écran.

Qui était ce Za-la-Mort ? Quelqu’un a hasardé une filiation avec les personnages de Feuillade, de la même époque, Fantômas et Judex. Mais le rapport qui existe entre eux est vraiment très mince, surtout parce que les acteurs René Navarre et René Cresté n’ont aucun charisme ; ce sont deux nigauds sans personnalité alors que, si l’on peut dire tout ce qu’on veut de Ghione, on ne peut nier une « présence » qui crève l’écran avec son corps squelettique, son visage glabre et osseux, ses mains crochues qui font penser aux branches tordues d’un arbre desséché.

Za-la-Mort est le maître absolu des bas-fonds parisiens, même si l’on aperçoit quelquefois en arrière-plan des ruines romaines plutôt que la tour Eiffel. C’est un apache sentimental et romantique mais en même temps implacable et cruel. Avec son maillot noir moulant et sa casquette typique calée sur ses oreilles, il rôde dans les milieux les plus sordides et les plus sinistres de la pègre avec la même élégance flegmatique qu’un gentleman anglais dans son club privé. Sa présence est magnétique dans le style – pour citer des personnages du même genre – de Mosjoukine ou de Conrad Veidt. Son visage émacié à la peau tendue comme une vraie tête de mort passe, avec un naturel stupéfiant, de la douceur à la cruauté, du sarcasme à la compassion.

Za-la-Mort – qui d’après Ghione signifie « Vive la mort » dans l’argot du milieu – se meut comme un félin ; il a l’inertie latente et les démarrages imprévisibles. Sa silhouette, irréelle et irrésistible, se découpe sur fond de taudis délabrés et évolue dans des histoires si improbables qu’elles frisent quelquefois le grotesque. Les commentaires sont écrits dans une langue pittoresque et grammaticalement fantaisiste, où se jouent les luttes épiques entre les ineffables « Cavalieri del Triangolo Giallo », les terrifiants « Cappuccioni Neri », le « Casacche di cuoio », les « Anime buie » et les « Topi grigi ».

Dans cet inextricable enchevêtrement d’aventures, d’émotions, de coups de théâtre, dans ce caravansérail de criminels granguignolesques, de lys de boue, de justiciers implacables et de prostituées au coeur d’or, l’éclat de rire du protagoniste – qui est aussi créateur, scénariste et metteur en scène de ces films – semble vouloir dire qu’il est le premier à ne pas croire à ce qu’il raconte. Et pourtant, Ghione croyait et s’identifiait à son personnage : il mena une vie agitée, dilapida une vraie fortune au jeu, avec les femmes et dans des fêtes luxueuses. Esclave de la cocaïne, lorsque, dans les années vingt, le cinéma italien se désagrégea, il chercha désespérément à se maintenir à la surface. Après son film en Allemagne, il apparut dans des seconds rôles dans quelques autres films, fit de la variété, mais la bonne étoile qui l’avait guidée s’était éteinte. Il se rendit à Paris pour essayer une dernière fois de remonter la pente, mais au contraire, il fut réduit à l’état de clochard. Lina Cavalieri le retrouva en très mauvaise santé et lui paya son voyage de retour en Italie.

Emilio Ghione s’éteignit en 1930, à peine âgé de cinquante et un ans, dans le service gratuit – qui était appelé « service des miséreux » – d’un hôpital romain.

(traduction Arlette Raynal)