Un couple de vieillards est revenu vivre chez le fils de famille. La vieille femme est impotente, elle délire parfois, sénile. Il faut la laver, la nourrir, la coucher, la rassurer. Le vieil homme essaye, mais c’est à la belle-fille qu’incombent les tâches les plus rudes. La famille se désagrège peu à peu, la division s’installe et la culpabilité envahit les vieillards. Promesse, le dix-septième long métrage de Kijû Yoshida observe méthodiquement ce corps introduit au sein de la cellule familiale, en route vers la mort. La dégénérescence est là, terrible, qui mortifie les êtres, gauchit les sentiments et attaque les structures sociales et mentales. A un moment, le fils vient laver le corps de sa mère. Elle se serre contre lui, nue, recroquevillée, s’accrochant de toutes ses dernières forces. Elle ne veut plus le lâcher, ce qui oblige l’homme, comme une ultime promenade, à transporter sa mère tout autour de la chambre, petit être agrippé à l’image du fils idéal.
Yoshida a toujours voulu mener les corps qu’il regarde jusqu’à leur extrémité, poussés à bout par des plans simples, longs, rigoureux, ou au contraire emportés par le mouvement épique d’une fresque échevelée, ou enfin déchirés, fragmentés, par des cadrages acérés comme des lames de couteau. C’est sur les corps que Yoshida lit ses histoires, sur ces corps qu’il laisse l’empreinte de son cinéma, et grâce aux corps qu’il transmet ses émotions et ses idées aux spectateurs. Dans La Source thermale d’Akitsu, l’un de ses tout premiers films, magnifique, l’histoire est inscrite entière sur le visage de Shinko, l’héroïne tragique et romantique. Ce visage est la toile de fond du film, une toile que Yoshida fixe constamment, sans s’en détourner puisqu’elle raconte tout, avec de plus en plus d’intensité car le cinéaste est amoureux de l’actrice, Mariko Okada, qui est en train de devenir la femme de sa vie. Devant ce visage défilent les différentes étapes du corps d’un homme, Shusaku, durant dix-sept ans. Tuberculeux, faible et fragile en 1945, lorsqu’il sort, exsangue, de la guerre ; peu à peu reconstitué, rassuré, regagné par la vie ; puis achevant sa carrière d’amant, cynique, sûr de lui, corrompu. Le visage lumineux de Shinko voit passer le Japon de l’après-guerre, mais tandis que l’homme s’égare, revient, repasse, corps à la dérive, le visage féminin demeure. De la première expression, rieuse, découverte sous une couverture, à la dernière, blanche et saisie par la mort, ce visage n’a pas changé. En dix-sept années, il n’a pas pris une ride, le regard est fixe, mélancolique. Le corps de Shinko est éternellement jeune, la beauté ne peut pas le quitter alors qu’elle déserte un pays défiguré dont le vieillissement de l’homme est le symptôme organique le plus direct. Ce visage offert dans sa jeunesse contient le film entier, sa parabole, et par contraste, donne sens à la société qui lui fait face, une société qui s’enfonce, s’enlaidit.
Ces deux corps, dégénéré dans Promesse, lumineux dans La Source thermale d’Akitsu, disent, à vingt-cinq années de distance, le projet de Kijû Yoshida. Il s’agit toujours de montrer un état de société à travers un état de corps. Et si la société peut avancer masquée, les corps sont à nu, placés face aux spectateurs à l’extrême de leurs affects, de leur souffrance, de leur beauté, de leur jouissance. Yoshida, lui-même, dans son apparence, réunit ces deux modèles. Il est masqué : toujours bien mis, tout de noir vêtu, avec cette élégance sévère et dandy que confèrent les habits supérieurement coupés des couturiers japonais. Rien n’échappe au contrôle de soi, personnage énigmatique qui ne parle pas. Mais son corps s’exprime tout seul, au contraire : sec, racé, beau visage cerné d’un fin collier de barbe blanche, il raconte une oeuvre, dévoile des origines, retrace des épreuves. En regardant cet homme, on a l’impression que le cinéma a choisi un corps, mais que ce corps n’a pas cessé de résister à cette fusion, mouvement contradictoire qui fait osciller Yoshida entre le statut d' » homme-cinéma » (« Le mieux, peut-être, serait de posséder le cinéma complètement et physiquement, en l’intégrant à son corps, en en faisant une partie de soi-même « , écrivait-il en 1970) et le parti-pris de l’anti-cinéma : » J’ai voulu, de moi-même, nier le corps autant que possible, me séparer de cette réalité que je possède et qui me possède, confiait-il en 1973, juste après une grave opération chirurgicale qui lui avait ôté une bonne partie de l’estomac. J’ai trouvé, après l’opération, une nouvelle façon d’exister : on pouvait survivre sans estomac. Cette expérience m’a bouleversé car, alors, le cinéma était devenu pour moi une sorte d’estomac, servant à digérer les histoires et les images, exactement comme on avale et on ingère des aliments. Si je pouvais vivre sans estomac, pourquoi ne pas vivre sans cinéma ? Cette prise de conscience, quasi physique, de l’inutilité soudaine du cinéma, m’a conduit à faire autre chose pendant plus de dix ans « .
Kijû Yoshida est ainsi, tout à la fois, complètement dans et totalement hors du cinéma. Dans le cinéma, il l’est depuis toujours par sa cinéphilie, jeune homme de la génération Nouvelle Vague, mêlant dans ses visions les classiques japonais aux films d’auteurs européens très tôt découverts, Antonioni, Rossellini, puis Godard, Resnais ou Pasolini. Yoshida fut aussi critique de cinéma, travaillant avec Oshima dans une même revue, La critique de cinéma, au tout début des années soixante. Des textes sur Ozu, sur Mizoguchi, sur Antonioni, sur la Nouvelle Vague se succèdent avec passion : c’est ainsi que le jeune homme de vingt-cinq ans fait très vite corps avec le cinéma. Ce corps à corps se poursuit parallèlement à la compagnie Shochiku, où Yoshida, à la même époque, est l’assistant de Kinoshita, l’un des derniers grands maîtres du cinéma japonais. Il vit en direct, et de l’intérieur, le crépuscule d’un système économique et esthétique. Mizoguchi vient de mourir, Ozu, malade, épuisé, miné par l’alcool, réalise ses derniers films, et la Shochiku, sur le modèle français, a l’idée de lancer le » film jeune » en promouvant certains de ses jeunes assistants.
Yoshida, au même titre qu’Oshima, est de ceux-là, et peut réaliser trois films coup sur coup à partir de 1960, alors qu’il n’a pas trente ans. Films » de société « , il s’agit essentiellement de témoigner des écarts de la jeunesse japonaise, désoeuvrée, désorientée, rebelle, marginale, parfois délinquante. Le corps est déjà au coeur de son cinéma, mais comme un malaise social : une jeunesse mal dans sa peau cherche à imposer de nouveaux rituels, un autre code de conduite et d’autres gestes. Son style, Yoshida le trouve vraiment en s’émancipant de ces films-symptômes pour s’engager vers une recherche plus intime et plus personnelle autour du corps de Mariko Okada, la femme aimée. Regardée en de longs plans séquences, à l’aide d’une caméra mobile et douce comme une caresse, l’actrice s’offre totalement au cinéma de Yoshida, tournant successivement sept drames d’amour, tragiques et sensuels, avec lui. C’est là, sûrement, l’une des plus belles romances cinématographiques, un don absolu, un poème dédié au corps de l’aimée, quête sentimentale menée sans un seul détour, avec une obstination qui permet à Yoshida de quitter le système des grands studios japonais.
C’est à cet instant, en effet, qu’il sort du cinéma, sûrement par amour pour sa femme, pour filmer son corps en toute liberté, en menant l’expérience amoureuse jusqu’à son extrême, brisant les tabous de la représentation japonaise concernant la nudité, l’inceste, l’érotisme, la liberté des moeurs. Histoire écrite par l’eau, Flamme et femme, Amours dans la neige, sont les films de cette progressive assomption d’un corps de femme, de plus en plus exposé, de plus en plus scandaleux pour la morale du Japon traditionnel. Yoshida quitte donc la Shochiku, fonde au milieu des années soixante sa propre maison de production, Gendai Eigasha, et suit désormais ses propres envies et ses lectures personnelles, notamment d’écrivains français, tels Bataille ou Sartre.
A ce radicalisme sensuel s’ajoute bientôt un extrémisme politique : la révolution n’est possible que parce qu’elle peut changer les sentiments et les corps, oscillant entre théories de l’amour libre et ascèse absolue. Quatre films « gauchistes » se succèdent alors, entre 1969 et 1973, Eros + Massacre, Purgatoire Eroica, Aveux, Théories, Actrices et Coup d’Etat, où se mêlent la fascination pour certains leaders charismatiques, la représentation des trois grandes maladies politiques du siècle, le fascisme, le communisme, l’anarchisme, et le corps constamment présent de Mariko Okada. L’épreuve que Yoshida fait subir à ces trois modèles est terrible, coupant, fragmentant, basculant, déchirant ses histoires, ses plans, ses cadres comme un chirurgien pris de fièvre pourrait trancher à vif, pourrait disperser le corps de ses patients. Ces films, sans doute les plus vus de Yoshida car ils ont correspondu à une époque profondément iconoclaste qui s’y est reconnue, apparaissent aujourd’hui, après vingt-cinq ans, tels des manifestes de la négation de ce qu’il y a d’humain en l’homme. Les corps se rangent du côté de la mécanique, pris en charge par la répétition, la division, la fragmentation. C’est ce contraste impossible entre l’idée d’un cinéma qui » fait corps » (par son actrice, par ses histoires, par son style) et la négation du corps comme acte fondateur de l’homme nouveau qui a éjecté Yoshida hors de la sphère de la représentation, hors du cinéma : torturé, miné de l’intérieur, il y a laissé un estomac ; troublé, désorienté, il a préféré abandonner le métier de cinéaste pendant plus de dix ans.
Et le retour au cinéma, entre 1986 et 1988, a pris la forme de deux récits de confrontation avec la mort, Promesse et Onimaru, deux oeuvres sur la dégénérescence et sur le pouvoir des cadavres qui ressemblent à un testament autant qu’à un retour aux sources : seul les corps parviennent à raconter des histoires vraies parce qu’ils font apparaître tout le refoulé d’un pays à la surface de la peau. Cherchant à enregistrer les angoisses de ses contemporains, Yoshida s’est ainsi fait le cinéaste de l’extrême corps.