Shin Sang-okk

Jean-Michel Frodon

Né en septembre 1925, dans le nord de la Corée, alors occupée par les Japonais, Shin Sang-okk étudie les beaux-arts à Tokyo et y découvre le cinéma, notamment le cinéma français de l’époque, qui lui inspire un tendre et durable sentiment pour Danielle Darrieux. Rentré dans son pays, il débute comme décorateur de théâtre (où il rencontre sa femme, l’actrice et future star nationale Cho In-hui) et de cinéma, puis devient assistant du principal cinéaste de la fin des années 1940, Cho Ing-yu. La guerre de Corée et la partition du pays interrompent la renaissance du cinéma national, mais le mouvement reprend à la fin des années 1950. Shin, qui a réalisé son premier film avant la signature de l’armistice (La nuit diabolique, 1952), devient son propre producteur en même temps qu’il commence à tourner à un rythme accéléré.

Comme producteur, il s’est en effet engagé à fournir vingt-cinq films par an à un réseau de salles. Lui-même en réalise jusqu’à cinq par an (en 1959, puis en 1963). Productions commerciales d’une grande variété de sujets – historiques, mélodramatiques ou d’action – , où l’on remarque la sûreté de main lorsque c’est lui qui dirige. En 1961, il signe deux films de qualité, qui soulignent l’étendue de son registre: le mélancolique Le Locataire et le drame historique Le roi Yonsan, d’une noirceur et d’une complexité “shakespeariennes”.

Grâce aux nombreux succès publics qu’elle obtient, la Shin Company ouvre en 1964 les premiers studios modernes de cinéma en Corée: 50 000 mètres carrés d’une usine à images qui alimente les écrans du pays. Maître des lieux, patron d’une “major” à l’américaine, Shin Sang-Okk continue de réaliser et demeure l’un des meilleurs cinéastes coréens. A l’aube des années 1970, il est suffisemment puissant pour élever la voix contre la censure impitoyable exercée par la dictature de Séoul. Mal lui en prend: en 1974, le gouvernement lui interdit de produire et de réaliser. Il reste propriétaire de son studio, mais doit le louer à d’autres. Il décide alors d’émigrer aux États-Unis, mais la police sud-coréenne, la KCIA, l’en empêche, convainquant les alliés américains de ne pas lui délivrer de visa.

En 1978, Shin est entré en relation avec des hommes d’affaires chinois de Hong-Kong, qui veulent distribuer ses films dans la colonie britannique. Alors qu’il s’y trouve, ses partenaires lui indiquent la possibilité d’acheter un passeport sud-américain pour pouvoir, enfin, émigrer. Selon le cinéaste lui-même, c’est en se rendant à ce rendez-vous, le 14 juillet 1978, qu’il est endormi au chloroforme, coiffé d’une cagoule et ligoté. Il se réveillera sur un bateau voguant vers la Corée du Nord.

Sa réputation d’opposant et les méthodes de la KCIA sont telles que tout le monde croit, à Séoul, que le régime l’a fait assassiner. Impression confirmée par la disparition de son nom dans les documents officiels liés au cinéma. Mais Shin Sang-Ok n’est pas mort, il est l’invité personnel de Kim Chun-yi, le fils du dictateur nord-coréen Kim II-sung. Véritable homme fort du régime communiste, Kim Chun-yi entretient autour de lui un épais mystère, mais on le sait grand amateur de cinéma.

C’est grâce à Kim Chung-yi que Pyongyang possède une cinémathèque extrêmement bien fournie où, à côté de copies dont rêvent les archives françaises ou américaines, dorment sans doute les films coréens des années 1920 et 1930, disparus depuis la guerre. Et c’est lui qui a fait bâtir des studios modernes, destinés à devenir le berceau du cinéma nord-coréen. Il fallait un expert pour les diriger, poste offert avec tous les égards au “Cecil B. De Mille” du Sud. Celui-ci décline poliment: “Je n’avais pas perdu ma fortune et mon autonomie à Séoul au nom de la liberté d’expression pour venir me mettre au service d’un autre régime, quel qu’il soit” explique Shin aujourd’hui.

Il a la “surprise” d’apprendre que sa femme, dont il était séparé, se trouve également à Pyongyang: elle aussi avait disparu, quelques mois avant lui. On ne permet pas au couple de se retrouver, mais on traite le cinéaste, toujours récalcitrant, avec les égards réservés à un honorable visiteur. Jusqu’à ce qu’au bout de six mois, il essaie de s’évader. Les autorités le jettent six mois en prison pour lui “éclaircir” les idées, puis réitèrent leur offre d’emploi. Nouveau refus, nouvelle tentative d’évasion: quatre ans et demi de prison. Shin Sang-Ok cède.

De sa cellule, il écrit des scénarios, qu’il envoie à Kim Chung-yi. Sa peine est entièrement purgée, le voici réalisateur et directeur du studio de Pyongyang. Il réalisera sept films, et en produira onze autres. Parmi ses propres mises en scène, deux au moins, Le sel et L’évasion, situés l’un et l’autre durant la résistance à l’occupant japonais, sont à ses yeux des réussites, malgré les contraintes idéologiques auxquelles il doit se soumettre. Toujours sous surveillance, Shin, qui a entre-temps retrouvé sa femme, recommence à voyager, accompagnant un film ou l’autre dans des festivals, tournant certaines scènes européennes à Prague.

Malgré ses efforts, le cinéma nord-coréen peine à obtenir la reconnaissance internationales escomptée par Pyongyang. Pour y remédier, une société de production est créée à Vienne, une des rares capitales européennes à entretenir des relations diplomatiques avec Pyongyang. Début 1986, accompagné de sa femme, Shin Sang-Ok se rend en Autriche. Le 13 mars, parvenant à fausser compagnie à leurs gardes du corps, le couple fonce à l’ambassade des États-Unis, où ils découvrent qu’ils sont attendus, comme dans toutes les autres représentations américaines d’Europe: lui à qui Washington refusait ses visas dix ans plus tôt est devenu un transfuge espéré par les “services”.

Shin est évacué l’après-midi même vers un lieu secret en Allemagne de l’Ouest, après être passé d’abord entre les mains d’un maquilleur, qui modifie son aspect. Interrogé plusieurs jours par des spécialistes américains, il est ensuite envoyé, toujours avec sa femme, à Washington, où il sera longuement déprogrammé par les services secrets américains mais aussi sud-coréens, toujours aussi hostiles à son encontre. A Pyongyang, Kim Chung-yi, furieux de la défection de “son” cinéaste, met sa tête à prix 1 million de dollars. Shin Sang Ok et son épouse, qui se font passer pour Japonais, vivront trois ans dans la clandestinité aux États-Unis, protégés par le FBI. Il semble que tout le monde finit par se lasser de ce scénario à la John Le Carré. Et Shin Sang-Ok se languit du cinéma. En 1989, il sort de sa cachette et s’installe à Hollywood: “J’ai trouvé cette ville épouvantable, mais c’est tout de même la capitale mondiale du cinéma.” Anglicisant son nom en Sheen, il crée une petite société de films pour enfants. Réalisée par John Turteltaub (qui vient de signer Rasta Rockett), sa première production, Ninja Kids, est un succés commercial: la suite est prise en distribution par une “major” Columbia. Voilà Shin Sang-Ok le proscrit à nouveau en selle.

Il retourne à Séoul, où il est surveillé en permanence par la police. Mais il monte, avec un important producteur local, ce qui sera son grand retour comme réalisateur. Le titre est adapté à son auteur: Vanished (disparu). Le sujet de cette grosse production n’est pas loin de ressembler à une provocation: il s’agit de la reconstitution de l’enlèvement du patron de la CIA sud-coréenne à Paris, en 1979, par ses propres supérieurs, et de l’évocation spectaculaire des méthodes dictatoriales du gouvernement de Séoul, à la botte des Américains, plus préoccupés de leurs intérêts que des droits de l’homme.

“C’est exactement ce genre de film que Kim Chung-yi aurait voulu que je réalise pour lui, reconnaît Shin Sang-Ok. Il correspond à mes opinions, mais je ne filme pas sur ordre.” Le film est de nationalité coréenne bien que la majorité des scènes aient été tournées en Californie (malgré une certaine libéralisation, il reste difficile de reconstituer à Séoul une manifestation étudiante affrontant les chars).

Le Monde (Cannes – Supplément Arts et Spectacles Mai 1994)