Théo Angelopoulos

Marcel Martin • Les citations d'Angelopoulos figurent presque toutes (avec leur source) dans le volume que lui a consacré « Etudes cinématograhiques » (1985).

En vingt ans de carrière et huit longs métra-ges, Theo Angelopoulos s’est imposé comme l’un des grands cinéastes de ce temps. Comme un auteur aussi, c’est-à-dire un créateur réso-lument fidèle à sa ligne thématique et esthé-tique, indifférent aux modes stylistiques, rebelle aux pressions de l’industrie comme à celles du commerce. Cette intransigeance l’a empêché d’être un auteur « grand public » mais elle lui a valu une place de choix dans l’estime des cinéphiles s’il n’a obtenu qu’un Lion d’or (Alexandre le Grand) et un Lion d’argent (Paysage dans le brouillard) à Venise et un modeste Prix du scénario (Voyage à Cythère) à Cannes (mais de nombreux prix dans d’autres festivals moins prestigieux mais apparemment plus lucides), il a par contre reçu six fois le Prix de la critique internatio-nale décerné par les jurys de la Fédération internationale de la presse cinématographi-que (Fipresci). Sa réputation de cinéaste « difficile » repose sur la constatation que ses films ne peuvent satisfaire ni les consommateurs de divertis-sements confortables ni les tenants de la nar-rativité traditionnelle. Il est parfaitement conscient de ce problème des rapports du créateur avec le public lorsqu’il déclare : « Le grand problème est que, si on avance un peu plus, le public décroche, on a une sorte de rupture. Je me demande ce qu’il faut faire : travailler sur le langage et assumer la rupture avec le public pour qui le film est fait pour n’intéresser que quelques spécialistes ou bien alors faire un film pour le plus large public? » Il formulait cette interrogation il y a quinze ans et nul doute qu’il avait déjà choisi et assumé sa propre réponse, comme l’ensem-ble de sa carrière l’a amplement montré. Langage: le mot-clé était prononcé. L’exem-plarité de son oeuvre tient avant tout à l’uti-lisation d’un langage filmique spécifique dont, à la même époque, il définissait ainsi la principale caractéristique : « Je pense qu’il faut aller à l’encontre d’une certaine facilité du cinéma de télévision ou du cinéma dit d’action, du cinéma américanisé ; il faut essayer de travailler sur un langage autre que le langage stéréotypé. » C’est ainsi qu’il indi-que ce dont il tient avant tout à se démarquer : les recettes dramaturgiques et narratives du cinéma hollywoodien qui contaminent le style de la plupart des cinéastes du monde entier, à l’exception de quelques réfractaires dont il est l’un des plus marquants. La reconstitution Sa « tasse à thé» à lui, c’est Brecht, encore qu’il se garde de mettre en oeuvre sa méthode de manière scolaire. Mais il est certain que si l’on doit caractériser en un mot son appro-che dramaturgique de la réalité, c’est celui de distanciation qui vient tout naturellement à l’esprit. Les traits les plus spécifiques de son style, les lents mouvements de caméra enve-loppants, les plans-séquences et les prises de vues frontales, relèvent indiscutablement de sa volonté d’interdire au spectateur d’entrer dans l’action et de s’identifier aux personna-ges : les panoramiques (jusqu’à 360 degrés et plus) et les travellings (surtout latéraux) engendrent une vision du réel qui laisse le spectateur à l’extérieur de l’action car ils ne correspondent pas à un point de vue aisément assumable par lui ; les plans-séquences instau-rent des unités spatio-temporelles autonomes où fonctionne la durée réelle de l’action et non la durée filmique d’ordinaire créée par le découpage ; enfin la frontalité, dans les scè-nes en plan fixe, impose une théâtralité qui oblige le spectateur à se sentir constamment comme tel, c’est-à-dire témoin extérieur et conscient d’un spectacle dont l’accès émo-tionnel lui est refusé : la seule participation possible à ce spectacle qui exclut le pathéti-que est d’ordre esthétique (la beauté filmique) et intellectuel (l’attention et la conviction). Angelopoulos ne photocopie pas la réalité, il la reconstitue en la visualisant à travers le filtre d’un langage visuel qui ne correspond en rien aux caractéristiques supposées, mais codifiées par la tradition filmique, de notre perception. Les modalités de cette reconsti-tution du réel ont été fort bien analysées par Christian Zimmer : « Cette volonté de faire durer la vision, de l’imposer aux spectateurs est liée intimement à son contenu, sinon de réalité proprement dite, du moins de reflets d’une authentique réalité. La préoccupation d’Angelopoulos est de faire en sorte qu’il n’y ait pas adéquation entre le champ ouvert à la perception (…) et l’objet même donné à voir, que la perception, en somme, excède, déborde largement cet objet. » On peut dire en effet, en reprenant une formule célèbre, que ce cinéaste ne se borne pas à montrer mais qu’il donne à voir: le secret de la fascination qu’exercent ses films tient avant tout à ce qu’ils font de nous des voyeurs (mais il vau-drait mieux dire : des voyants) d’une réalité que nous avons l’impression de voir autre-ment qu’à l’ordinaire. Nous sommes appe-lés à être les spectateurs lucides d’une représentation où l’espace devient un espace scénique et où le temps, libéré de son carcan chronologique, s’impose comme un perpétuel présent de la conscience: la transfiguration du réel manifeste la volonté du réalisateur de « montrer une idéologie en marche et non le réalisme des choses ».
C’est pourquoi le titre de son premier film, La Reconstitution, pourrait être mis en exer-gue à son oeuvre entière. Ce film qui, à pre-mière vue, s’inscrit difficilement dans sa continuité créatrice, en présente pourtant la caractéristique essentielle, celle, justement, de la reconstitution d’une unité dramatique (le crime et le procès d’un couple d’amants assassins du mari) à partir d’éléments frag-mentaires, comme l’a expliqué le cinéaste : « Je n’avais ni commencement ni fin à cette histoire, si bien que lorsqu’il s’est agi de la reconstituer, j’ai opté pour le morcellement narratif. » Grand Prix du festival national de Thessaloniki, ce film a été salué comme un événement majeur par les critiques grecs : ancien élève de l’Idhec (dont il fut renvoyé pour « non conformise », dit-il, pour avoir voulu réaliser un panoramique de 360 degrés !), nourri des leçons des grands maî-tres (Antonioni et Mizoguchi étaient ses pré-férés à l’époque), Angelopoulos échappait au « provincialisme » de la production grecque en assimilant l’apport anthropologique du Visconti d’ Ossessione (qui traite le même sujet sous le signe du mythe des Atrides), le goût d’Antonioni pour les plans longs et la conception chorégraphique des mouvements de foule chère à Jancso. Et l’on trouve déjà dans ce film ce qu’il appelle son « paysage intérieur », une Grèce brumeuse, pluvieuse et neigeuse dont la sévérité plastiue est soulignée ici par le noir et blanc et s’accorde à son refus constant de « la belle image ». Le Fantôme de la Révolution Sur le théâtre du monde, l’Histoire entre en scène et sera la vedette des trois films sui-vants : Jours de 36, Le Voyage des comédiens et Les Chasseurs, trilogie de l’évocation, à travers la mémoire collective, d’un tragique demi-siècle de la vie nationale à quoi La Reconstitution peut servir d’introduction en dénonçant le déplorable état social entretenu par les classes possédantes et dirigeantes, à la fois cause et conséquence des sanglantes convulsions de l’histoire du pays. Dans Jours de 36, on assiste à la naissance du fascisme grec avec le coup d’Etat du géné-ral Metaxas et l’instauration d’une dictature militaire qui allait se perpétuer, avec de rares parenthèses démocratiques, jusqu’à la chute du régime des Colonels en 1974. Comme Angelopoulos tourne ce film justement sous cette dictature, il est tenu à une certaine pru-dence mais ceci n’est pas pour lui un handi-cap car il n’a pas le projet de faire un film militant après le constat de l’inefficacité poli-tique de ce type de cinéma depuis 1968. Met-tant en scène un épisode apparemment anodin des débuts du régime de Metaxas (un ancien indicateur de police, condamné pour le meurtre d’un syndicaliste, a pris un député en otage dans sa cellule), il se borne à suggé-rer l’oppression fasciste par le vide (les espa-ces déserts de la prison), l’absence (on ne voit jamais le protagoniste) et le silence : « Tout ce qui est important, c’est dit derrière les por-tes ou au téléphone, ou ce n’est pas dit ou c’est chuchoté », ce qui fait que « la dictature est inscrite dans le travail formel même du film ». Le Voyage des comédiens couvre la période 1939-1952 mais la reconstruction idéologique prend le pas sur la chronologie, si bien qu’on peut lire cette histoire, en quelque sorte, à l’envers: les plans d’ouverture et de clôture, symboliquement identiques, se situent, le pre-mier en 1952, le second en 1939, comme si une autre lecture de l’Histoire, éternel recom-mencement, était possible. Cette métaphore du cercle vicieux de l’Histoire est fondamen-tale dans la vision idéologique d’Angelopou-los et se traduit dramaturgiquement par la structure cyclique du film. Dans Les Chasseurs encore, la chronologie des années 1949 (fin de la guerre civile) à 1977 (date des faits) est bouleversée par une vision globale car les événements qui ont précédé la découverte du cadavre encore intact d’un maquisard communiste, près de trente ans après sa mort, sont revécus de manière fan-tasmatique par des bourgeois toujours han-tés par le « fantôme de la Révolution ». Et la justification de leur hantise est suggérée par l’étonnante séquence finale, l’apparition de barques de partisans sur lesquels flottent des drapeaux rouges. Fantasme ou réalité ? En tout cas, survivance dans l’« imaginaire populaire » d’une révolu-tion manquée et qui reste à faire, même si les bourgeois en question réenterrent symboli-quement le cadavre du maquisard qui les obsède. Ici, l’Histoire est revécue du point de vue des réactionnaires (comme dans Jours de 36, moins évidemment dans Le Voyage des comédiens) car ce sont eux qui ont fait cette sanglante Histoire, face à une nation qui est restée « spectatrice de l’Histoire bien qu’elle en subisse les conséquences ». Cette manière de montrer les événements du point de vue de l’ennemi est typiquement brechtienne : elle évite tout pathétique propagandiste et favo-rise, par réaction, la prise de conscience du spectateur. L’adieu au père « C’est le pouvoir de la droite que j’analysé dans mes films », déclare Angelopoulos en 1982. Mais qu’en est-il des responsabilités de la Gauche ? En 1969, présentant le numéro spécial des Temps modernes sur la Grèce, Jean-Paul Sartre écrivait : « Je regrette que nous n’ayons pu trouver personne pour raconter l’assassinat de la Résistance grecque après Yalta : non seulement, ce massacre est à l’origine de la dictature sanglante et bouf-fonne (des Colonels) mais il faut y voir un résumé prophétique des vingt-cinq années qui l’ont suivi. » Le réalisateur semblait lui répon-dre lorsqu’il déclarait en 1975 : «J’aurais pu parler de cela si j’avais mis en question la poli-tique du Parti communiste à l’époque. Ça, c’est un autre film. Je peux le faire plus tard. » Il ne l’a pas fait, jusqu’à ce jour, du. moins pas à la manière de Costa-Gavras dans L’Aveu, c’est-à-dire en clair. Mais c’est parce qu’il conçoit l’Histoire comme un mythe, ou plutôt comme la réincarnation du mythe dans la réalité humaine « car c’est l’homme qui fait l’histoire et non le mythe » : le Fascisme et la Révolution sont des mythes mais leur affron-tement se situe dans l’Histoire. Pourtant, la version qu’il en donne relève du mythe, c’est-à-dire d’un mode de représentation qui prend la forme d’une fable (mythos) codée, cryptée, par opposition au discours en clair (logos) pratiqué par ceux qui se bornent à raconter les événements en les illustrant par des ima-ges conçues comme une figuration au premier degré de la réalité.
Dans Alexandre le Grand, Angelopoulos plonge directement dans le mythe, celui du légendaire fondateur de la Grèce classique réincarné, au début de ce siècle, dans la per-sonne d’une sorte de bandit d’honneur après avoir symbolisé la figure du héros national au cours des millénaires dans l’imaginaire populaire. D’abord accueilli comme un libé-rateur face à un gouvernement inféodé aux grandes puissances tutélaires (Angleterre et France), ce « brigand bien-aimé » s’avère rapi-dement corrompu par le pouvoir de plus en plus absolu qu’il exerce : sa révolte contre la domination bourgeoise dégénère en une nou-velle tyrannie et l’aventure finit par un mas-sacre général préfigurant celui de la future guerre civile des années 1946-49. On a pu voir à juste titre dans ce film une cri-tique du stalinisme à travers celle du culte quasi mystique de la personnalité né du «besoin qu’a le peuple de se créer des héros » : Alexandre, ce «père du peuple », est impi-toyablement démystifié et sa condamnation sonne comme un « adieu au père » dévoyé qui a conduit ses enfants à la mort. Avec ce film, s’ouvre dans l’oeuvre d’Angelopoulos ce qu’on pourrait appeler une trilogie du désen-chantement traduisant à la fois l’amertume de l’échec du mouvement révolutionnaire né dans la Résistance, en partie à cause de son abandon par Staline après Yalta, et le décou-ragement actuel du fait de « l’impression d’un piétinement politique, d’une confusion ter-rible due à la division de la gauche ». L’effondrement de l’image du père comme symbole d’un pouvoir disqualifié par ses abus ou ses trahisons est au centre d’une doulou-reuse révision des valeurs, dans le domaine privé comme dans le contexte politique. Le protagoniste de L’Apiculteur est un homme moralement anéanti : sa femme l’a quitté, l’une de ses filles a fui sa tutelle et son pre-mier réflexe est de refuser la jeune fille qui s’offre à lui parce qu’il se sent vis-à-vis d’elle moins comme un amant possible que comme un père hanté par des fantasmes incestueux. Son effondrement final ressemble à un sui-cide, tandis que dans Voyage à Cythère, on a assisté à la démonstration du concept freu-dien de meurtre du père. Cet ancien combat-tant de la Résistance, de retour d’U.R.S.S. après trente-deux ans d’exil, est littéralement renié, nié par les siens (et de plus recherché par la police) : ce « fantôme de la Révolution» est devenu totalement anachronique dans une société qui a tout oublié, une « société de con-sommation qui transforme tout en une gigan-tesque boutique » et une démofratie malade qui est «une dictature parlementaire». La désillusion et le découragement de ceux dont il vient réveiller les souvenirs s’exprime dans l’impitoyable aveu de la maîtresse de son fils : « Je constate avec horreur et soulagement que je ne crois plus en rien. » Est-ce Angelopou-los qui parle ainsi? On peut le penser. Pourtant, Alexandre, le cinéaste dans le film, veut faire un film sur son père. S’il est vrai que « cette recherche du père est en même temps un règlement de compte avec l’His-toire », elle témoigne sans doute aussi de la volonté de renouer avec des valeurs incarnées par les Anciens et que les jeunes peuvent peut-être reprendre à leur compte sans le handi-cap du désenchantement qui bloque leurs aînés. Cette hiérarchie des générations et de leur idéologie est parfaitement explicite dans le dernier film d’Angelopoulos, Paysage dans le brouillard, comme il le précise : les corné-diens, héritiers de ceux du Voyage de naguère, représentent « le passé », ils sont « découra-gés », Oreste incarne « le présent », « il ne sait pas où aller » et les enfants « croient à l’ave-nir qui efface le brouillard ». Le père mythi-que que recherchent ces enfants a « une dimension métaphorique : il représente quel-que chose à quoi on peut croire, se référer, la sécurité et les valeurs. C’est ce qui man-que à notre époque. » L’admirable final de ce film, point d’orgue provisoire de l’itinéraire intellectuel d’Ange-lopoulos, explicite son espoir d’un accès pos-sible à la lumière au sortir du brouillard idéologique engendré par le vacillement des certitudes. Métaphoriquement, il affirme aussi la nécessité pour les cinéastes d’échap-per à la grisaille brumeuse du système audio-visuel dominant, d’éviter la plate photocopie du réel en créant des images fondées sur la « magie » et la « poésie », de maintenir avec les apparences une distance engendrée par l’intensité du regard qui transforme l’acciden-tel et le superficiel en nécessaire et sublime la vraisemblance matérielle en vérité filmique. Son approche idéologique de l’histoire humaine refusant la raideur dogmatique comme le sentimentalisme romanesque, sa vision du réel dénuée de toute complaisance descriptive comme de tout pittoresque déco-ratif sont, à coup sûr, la marque de sa moder-nité. L’exigence profonde qui commande la cohérence de son inspiration et de son expres-sion, il l’a formulée en ces termes : «A contenu progressiste, forme novatrice. »