La mémoire des sentiments

Charles Tesson

Hou Hsiao-Hsien est au cinéma de Taïwan ce que Chen Kaige est actuellement au cinéma chinois. A la fois le signe de l’émergence d’une vague, d’une nouvelle génération’ qui a imprimé un nouveau ton et l’affirmation, à travers ses films, d’un cinéma d’une force et d’une orginalité qui tranchent avec l’ensemble. Si la France, l’Europe (festivals de Nantes, Locarno, Rotterdam), nous ont fait découvrir régulièrement ses films depuis les Garçons de Fengkwei (1983), la rétrospec-tive de la Rochelle, la première a lui être consacrée, va permettre d’évaluer à sa juste mesure l’ampleur de ce cinéaste. Hou Hsiao-Hsien est né en Chine en 1947 à Canton, actuelle province de la Chine popu-laire. Il a seulement un an quand sa famille quitte le pays et émigre à Taïwan. Son père meurt en 1959 (il est alors âgé de 12 ans), et sa mère disparaît à son tour en 1965 suite à un cancer de la gorge. Présentée ainsi, en quelques lignes, la biogra-phie de Hou Hsiao-Hsien, avant qu’il ne vienne au cinéma (en 1982, à l’âge de 35 ans : il a enchaîné depuis un film par an), ressem-ble à une mélodrame de l’exil, celui d’un être doublement orphelin : de son pays tout d’abord (la Chine), de sa famille ensuite. Si ses films sont inspirés de sa propre vie, de ses souvenirs d’enfance, l’autobiographie, pour lui, est à la fois une matière et une manière. Une matière en ce qu’elle développe un con-tenu romanesque dont l’inspiration, tissé d’un vécu familial, affectif, cadre avec un vécu historique (la scission de la Chine). Une manière en ce qu’elle définit une attitude vis-à-vis du temps (le passé, la mémoire, les sou-venirs) et de l’espace du récit (introspection, intimisme, impressionnisme). Les films de Hou Hsiao-Hsien, invariablement, s’articu-lent autour de deux noyaux fictionnels : la bande, le groupe d’adolescents, (les Garçons de Fengkwei) et la cellule familiale, (les vacan-ces en province dans un Été chez Grand-père). A l’intérieur de ces deux cadres, les films trai-tent un même sujet : le passage de l’adoles-cence à l’âge adulte, la difficulté et la peur de grandir (innocence, insouciance, crainte des responsabilités), les premiers sentiments amoureux (le couple), la rupture avec le milieu familial (le départ à l’armée dans les Garçons de Fengkweï, le drame et la cassure affective qu’il provoque dans Poussière dans le vent). La force du cinéma de Hou Hsiao-Hsien, c’est qu’à travers la simplicité et le minimalisme de son récit, l’incroyable jus-tesse du jeu de ses acteurs (ils ne donnent jamais le sentiment de jouer), son art du por-trait individuel qui ne craint jamais l’anec-dotique, le tissu lisse du quotidien, il réussit à capter des sentiments collectifs (le désarroi d’une génération avant de partir au service militaire dans Fengkweï, proche, par le ton et l’esprit d’Adieu Philippine), à mettre en scène la fragilité de l’humain, cette « pous-sière dans le vent » ballotée au gré des évé-nements. L’oeuvre de Hou Hsiao-Hsien compte à ce jour six films et un court métrage (l’épisode-titre du film à sketches réalisé en 1983, l’Homme-Sandwich) et on peut la découper aussi bien en termes de production (les films « personnels », plus libres, produits par « Evergreen », sa compagnie de production, et les films plus « officiels », produits par l’État à travers le CMPC, le Central Motion Pictures Corporation), qu’en termes de sujets (l’autobiographie comme contenu et mode de narration). Si on met à part le premier film « personnel » de Hou Hsiao-Hsien (l’Herbe verte de chez nous qu’on découvrira pour la première fois à la Rochelle) deux films tran-chent dans l’ensemble et déçoivent quelque peu. Le dernier, la Fille du Nil, curieusement biface et dont le réalisateur reconnaît lui-même les faiblesses. Autant les scènes d’inté-rieur sont belles et émouvantes (l’épure du « home drama »), notamment grâce au grand-père vu dans Poussière dans le vent, autant les scènes de ville (polar urbain, scè-nes de bar et de boîte de nuit dans le plus pur style « Hong-Kong commercial movie ») sont impersonnelles, sans style et sans vie. Plus intéressant en revanche est le semi-échec du Temps de vivre et le temps de mourir puisqu’il rejaillit positivement sur les autres films, plus particulièrement sur le suivant, Poussière dans le vent, son plus beau film à ce jour. Le Temps de vivre est le cumul scé-naristique des Garçons de Fengkwei et de un Été chez Grand-père, donnant de ce fait un sentiment de déjà filmé. C’est une grosse pro-duction (beaucoup plus de moyens qu’à l’accoutumée) et un film ambitieux : le paral-lèle entre l’histoire d’une famille et l’histoire d’une nation. La fresque guette, peu convain-cante, avec parfois son inévitable lourdeur académique. Ce qui retient l’attention, en revanche, c’est qu’il s’agit sans conteste du film le plus autobiographique du cinéaste puisqu’il raconte l’histoire d’un enfant né à Canton, qui émigre à Taïwan en 1947 et dont le père meurt en 1959. La majeure partie du film a été tournée sur les lieux même de l’enfance de Hou Hsiao-Hsien, à Kaohsiung, dans son village. L’autobiographie est à la fois pour le réalisateur un tremplin et un piège. Piège ici en raison d’une trop grande proximité des évé-nements (les images et les scènes viennent en superposition d’autres images, déjà vécues, dans la réalité de sa propre vie) qui jette un écran, un voile sur tout ce qu’il filme. On a plus le sentiment de voir la reconstitution, la reproduction du tangible (faits du passé) que d’assister au surgissement d’images inédites à partir de l’ineffable, de l’invisible (des émo-tions, des sentiments). Ce qu’il rate dans le Temps de vivre (le descriptif autobiographi-que), il le réussit admirablement dans Pous-sière dans le vent (le sentiment autobiogra-phique). Le travail des films de Hou Hsiao-Hsien, c’est celui de la mémoire des senti-ments, le cinéma étant pour lui le moyen et l’art de les faire revenir à la surface de l’écran par le biais de la mise en scène. Ce n’est pas l’image qui dégage une émotion, c’est une émotion première qui préside à son avène-ment. L’émotion ne vient pas d’une image (de son souvenir distinct) mais c’est l’image qui vient d’une émotion passée, enfouie, indici-ble, et le plan, l’acte de filmer étant par défi-nition le lieu de ce transfert poétique. L’autobiographie, plus qu’un contenu, défi-nit un style. Le cinéma pour Hou Hsiao-Hsien, à travers l’introspection d’un passé intime, fonctionne comme une expérience du regard et du temps (la durée de ce regard qui se pose sur les choses). C’est un cinéma sen-sible, contemplatif, un cinéma du geste retenu, pudique : peu de gros plans, person-nages filmés à distance, à l’intérieur d’un cadre très aéré qui leur offre cette respiration nécessaire qui imprime la tonalité du récit. Les événements s’enchaînent de manière microscopique, en suivant un fil ténu et en privilégiant le sens du détail juste qui va au coeur du sujet. Comme dans la scène finale de Poussière dans le vent avec ces boat-people effrayés, méfiants qui, craignant qu’elle ne soit empoisonnée, refusent la nourriture qu’on leur a préparé, ce qui a le don d’exas-pérer le cuisinier, vexé qu’on ne goûte pas ce qu’il a préparé avec amour. Scène magnifi-que également que celle du commissariat où l’adolescent, devant un poste de télévision, découvre des images de la mine (un éboule-ment) et vacille brusquement. Chaque scène étant construite, à partir de la captation de l’infime, autour d’une perception, d’une émotion, d’une sensation (goût, sensualité) portées jusqu’à leur point de rupture. Il en émane une véritable météorologie des senti-ments (chaque scène a son climat, son atmos-phère), ligne fluctuante de l’orchestration de la trame affective. C’est en ce sens que Hou Hsiao-Hsien se définit plus comme un filmeur que comme un narrateur : « Je ne m’intéresse plus à la narration. J’essaye simplement de rendre un point de vue objectif. J’aime les plans-séquence. C’est comme lorsque dans la rue vous assistez à un accident ou à une bagarre, il y a un seul point de vue, le vôtre en continuité. C’est à partir de cela que vous vous rappelez l’expérience. C’est aussi ainsi que j’ai choisi de filmer. Dans les Garçons de Fengkweï, j’ai essayé de restituer les peurs de mon adolescence. A cet âge-là, j’ai vécu plusieurs années dans la confusion. Je faisais beaucoup de choses et je n’allais au bout de rien. Toutes les scènes de bagarre sont auto-biographiques. Celle où la mère lance un cou-teau vers son fils aussi. La plupart des séquences ont été tournées de façon très spon-tanée. Lorsque j’ai choisi mes comédiens j’ai tenu à ce qu’ils soient un véritable groupe d’amis dans la vie. Toutes les répétitions ont eu lieu dans les décors naturels du film et je leur ai donné très peu d’indications. Pour moi, le réalisme, ce n’est pas reconstituer un événement. C’est plutôt restituer une expé-rience au travers de ma propre perception. De ce point de vue, le cinéma européen m’a beaucoup aidé. Il m’a appris grâce à des films comme A bout de souffle de Gixlard ou Lou-lou de Pialat à me défaire des contraintes de la logique et des obligations du montage. J’ai appris à me débarrasser des plans inutiles 2. » S’il fallait définir au plus près ce qu’est le cinéma pour Hou Hsiao-Hsien à travers l’expérience du filmage, il suffirait de racon-ter cette scène de Fengkwei où les garçons se voient proposer dans les rues de Taipei une séance de cinéma clandestin (film porno ?). Ils montent à l’adresse qu’on leur a indiqué et découvrent la supercherie. C’est un immeu-ble en construction, tout en haut, et il n’y a rien à voir. Jusqu’à ce qu’un des personna-ges ne dise à ses copains : c’est ça le film, cette vue sur la ville, en format scope et en cou-leurs (l’intérieur du chantier étant dans l’obs-curité). Le mouvement de la scène est superbe. Le désir de cinéma, dans sa frustra-tion même, oblige à regarder le monde, la vie (regard neuf sur le paysage, la beauté de la ville) et à accepter sa magie qui nous propulse dans les sphères même de sa beauté et de sa poésie. Filmer, ce n’est pas remettre en scène, reproduire une image, c’est attendre le moment, trouver le lieu (cadre, angle de prise de vue) où le monde, le réel, toujours déjà là, donne le sentiment de s’offrir à vous pour la première fois. Filmer, ce n’est pas jeter un oeil sur les choses mais l’inverse, c’est-à-dire répondre à la demande de regard du monde et la satisfaire en lui faisant cadeau d’un plan. Le cinéma de Hou Hsiao-Hsien, dans sa fuga-cité et sa fragilité, son rythme étale et fluide, repose sur un art du temps avec cette façon assez unique de le ralentir (c’est un cinéaste de la géologie des sentiments, de leur sédi-mentation) et de l’accélérer (explosion, pré-cipitation), notamment dans les Garçons de Fengkwei, alternance imprévisible de dou-ceur, de tendresse, et de brusques moments de violence (bagarres entre bandes). Dans les films de Hou Hsiao-Hsien, au gré de ses propres souvenirs, la cinéphilie, temps privilégié de l’adolescence, occupe une place importante. Voir des films, aller au cinéma, ce sont autant de rencontres qui scandent le rythme du tissu affectif et imprègnent le récit d’une présence indélébile. S’il fallait garder une seule image des films de Hou Hsiao-Hsien, j’évoquerais sans hésiter cette séance de cinéma en plein air dans Poussière dans le vent avec cet écran de fortune gonflé par le vent comme la voile d’un navire. Le plai-sir du cinéma, c’est l’émotion que nous pro-cure ce grain de lumière projeté, cette poussière sur la toile, dans le vent, comme les cendres d’une mémoire jamais défunte.

1. C’est en allant à Hong-Kong avec Olivier Assayas, en avril 1984, pour un numéro spécial des Cahiers (« Made in Hong-Kong », n° 362/363) que nous avons entendu parler des jeunes cinéas-tes de Taïwan. Olivier Assayas profitera de son séjour pour s’en faire une idée sur place. Sur le cinéma de Taïwan en général et celui de Hou Hsiao-Hsien en particulier, on se reportera à son article paru dans les Cahiers du cinéma, n° 336, décem-bre 1984. Sur le même sujet, il convient également de mentionner l’article de Michel Egger paru dans Positif, n° 311, janvier 1987.
2. Propos recueillis par Olivier Assayas autour des Garçons de Fengkweï, dans les Cahiers du cinéma, n° 366.