Vive Olmi

Tullio Kezich (traduit de l'italien par Christian Depuyper)

Pourquoi « Vive Olmi » ? La première réponse, bien entendu, fleurit dans la sphère des sentiments : quand un ami vient tout juste de sortir d’une mauvaise passe et commence à regarder à nouveau vers l’avenir, on ne peut manquer de le fêter. Mais il existe un cercle assez large de cinéastes, de critiques et de sim-ples spectateurs qui, pour s’écrier « Vive Olmi » n’a pas eu besoin d’attendre la cir-constance bruyamment positive de la Palme d’Or à Cannes, non plus que la circonstance négative de la grave maladie qui a atteint le metteur en scène. Pour nous, olmiens de haute époque — mais le culte d’Olmi compte aussi des prosélytes parmi les jeunes —, « Vive Olmi », cela a toujours signifié une certaine façon de dire « Vive le cinéma ». Car Olmi est la preuve vivante de l’immortalité du cinéma, phénomène capable de ressurgir de ses cendres sous des formes variées, tou-jours renouvelées. Je tenterai d’expliquer les raisons pour les-quelles ce contemporain qui nous est cher n’est pas seulement une figure marquante parmi les nombreux cinéastes de grande valeur que l’Italie nous a donnés au cours du demi-siècle qui vient de s’écouler. Il ne s’agit pas ici d’établir des échelles de valeur qui dans le domaine de l’art comme dans la vie sont toujours sujettes à caution : on ne veut pas affirmer par là qu’Olmi est le meilleur ni qu’il est plus solide ou plus profond que tel ou tel de ses collègues ; et il ne s’agit pas non plus d’exalter l’originalité absolue de son oeuvre qui révèle sans nul doute, dans sa formule de composition incontestablement insolite, des ascendants comme Flaherty, Ivens, Rossel-lini, De Sica, Zavattini et d’autres encore. Mais le caractère à peu près unique de l’expé-rience olmienne réside dans la façon dont celle-ci s’est formée, complètement à l’exté-rieur du cinéma considéré comme légitime, dans une continuelle réinvention des moyens de production et dans cet acharnement avec lequel l’intéressé a su défendre sa petite bou-tique artisanale contre les alléchantes propo-sitions d’absorption nationale ou multinationale qui l’auraient dénaturée en l’alignant sur les pratiques conformes à la norme. Olmi a à peine plus de vingt ans lorsqu’il est recruté par la société Edisonvolta comme employé au bureau des approvisionnements ; à ses heures animateur de la section théâtre et peintre du dimanche, il devient cinéaste dans la seconde moitié des années 50, convaincu qu’il est que la réalité du monde du travail pourrait apparaître avec plus de netteté si on l’observait à travers l’oeil carré de la caméra. Sur la façon dont le metteur en scène Olmi a spontanément grandi, on n’a pas su grand chose et on n’a guère écrit : mais est-il possible de coucher sur le papier la chro-nique d’une vocation ? Né à Treviglio en 1931, de souche paysanne, fils d’un cheminot qui se transfère à Milan, ses universités, Olmi les a faites dans les rues et dans les cours de ferme de la Bovisa, dans les colonies de vacances à l’usage des enfants des employés, au milieu des aventures de l’exode et des raids aériens. Pour un type de ce genre-là, Rome est un domaine in parti-bus infidelium 2, qu’il n’a jamais particuliè-rement haï, mais qu’il n’a jamais non plus considéré comme La Mecque : le rapport vis-céral qui lie la capitale au cinéma, loin de l’émerveiller, le laisse indifférent. La tenta-tion de franchir les portes de Cinecittà, dans un contexte où un tel pas est officiellement consacré comme incontournable préliminaire à l’initiation aux images, ne l’a jamais effleuré. Au moment de tourner son premier film on ne le voit pas faire marche sur le Tus-colano 3 mais en sens opposé, pour s’arrêter à presque trois mille mètres d’altitude, sur l’Adamello. Dans un premier temps Olmi ne songe même pas à changer de travail : il s’emploie plutôt à transformer son patron en commissionnaire de films. Faisant levier sur quelques diri-geants imprégnés de nostalgies humanistes, il utilise Edison comme les documentaristes anglais pendant les premières années du sonore utilisèrent la General Post Office. A travers une quarantaine de documentaires il raconte les usines, les centrales électriques, les barrages, les produits-maisons, le nord et le sud d’un pays en transformation indus-trielle rapide. Mais surtout il raconte les hom-mes. Il a constamment en tête un grand film sur le travail des Italiens, des Alpes au Cap Passero, et il ne s’aperçoit pas qu’il est déjà dessus. Et qu’il le tourne chapitre par chapi-tre, par épisodes, sous l’urgence des nécessi-tés de l’entreprise. Son premier film de fiction, le Temps s’est arrêté (1959) naît de l’aspiration à la fable présente de bout en bout dans les documen-taires : le producteur qui n’est au courant de rien, s’imagine que la petite troupe, là-haut dans les montagnes, est occupée à tourner le traditionnel documentaire sur le fonctionne-ment d’une installation hydraulique, mais Olmi s’est concentré sans préavis sur le dia-logue entre deux êtres humains. Un vieux et un jeune, duo typique qui reviendra dans l’Or dans la montagne, dans l’Arbre aux sabots et dans A la poursuite de l’étoile. Ce ne sont pas des acteurs, et ce ne sont pas non plus les personnages réels : ce sont deux types extraordinaires et anonymes choisis avec un flair magistral, mais sur l’écran ils deviennent d’emblée les personnages de l’histoire inven-tée (pour autant qu’on puisse parler d’inven-tion…). Dès ce premier film, qui a déjà la perfection d’un chef-d’oeuvre, la méthode du metteur en scène apparaît dans toute sa matu-rité et sa pureté formelle : une contemplation du vrai qui conjugue le paysage et la psycho-logie, l’ironie et les ressorts d’une mise en scène si efficace qu’elle constitue un défi aux rythmes de la comédie américaine. Le jeu d’un dramaturge de l’implicite appa-raît encore plus affiné dans le film successif, II posto (1961), premier essai d’autobiogra-phie saisie à son point d’arrivée et à son point de départ. Né non loin d’une gare de triage, l’auteur conçoit volontier ses récits comme l’enchevêtrement des voies multiples de la réa-lité et de l’imaginaire, de la chronique et de l’invention, du passé et de l’avenir. Dans ce film, qui devient immédiatement un petit classique pour les cinéphiles du monde entier, Olmi raconte de façon voilée son passé de petit employé poussé dans la lutte pour la vie à rechercher tout ce que l’auteur, dans sa car-rière, a obstinément refusé : la sécurité, un point d’arrivée, le salaire qui tombe tous les mois. A travers l’histoire d’un personnage appréhendé dans le passage de la mélasse juvénile à la farsesque maturité de la vie de bureau, le film esquisse le portrait d’une ville et d’une condition historique. Sur le Milan d’il y a un quart de siècle, Il posto dit aujourd’hui davantage qu’une enquête socio-logique. Mais pour le metteur en scène ce film est profondément tissé d’hypothèses pour l’avenir : qu’il suffise de dire que Loredana, la toute jeune protagoniste, deviendra sa femme. L’amour et le mariage sont racontés dans les Fiancés (1963), histoire de la nostalgie qui s’empare d’un ouvrier lombard pendant son déplacement en Sicile. Nostalgie de la salle de bal, du brouillard, du dialecte, des fem-mes de la maison, d’une neutralité qui est aux antipodes de ce qu’est le Midi ; mais symptôme aussi de l’incompréhension obs-tinée d’une culture différente, vue dans l’opti-que d’une usine du nord transplantée au sud, dans ces années des « cathédrales dans le désert 4». Alors qu’il nous emporte dans sa fougue sentimentale, comme dans sa valse, lorsqu’il touche le sol bien-aimé de la Lom-bardie, le film est mal à l’aise, sur ses gardes et comme aveuglé, peut-être névrotiquement inachevé dans sa partie sicilienne. Au cours du tournage l’auteur s’identifie au point de vue, aux résistances et aux idiosyncrasies de son personnage. Immédiatement adopté par Rossellini et ses disciples français, Godard en tête, les Fian-cés ne trouve pas grâce en son pays. Chez nous, une culture devenue hégémonique, en dépit d’une hégémonie politique de signe opposé, parle de l’ouvrier comme les lettrés du XVIIIe siècle parlaient du Turc. Se trou-ver tout d’un coup en face d’un type comme Carlo Cabrini de Sant’Angelo Lodigiano, qui a l’air d’être né en bleu de travail, avec ses grognements à peine compréhensibles, ses contradictions, son irréductible diversité par rapport à ceux qui le regardent, cela engen-dre quelque perplexité : qu’est-ce que c’est que cet ouvrier qui n’a pas lu Gramsci ? Le film bat des records historiques de non-recettes et d’impopularité : peu de gens savent que la RAI avait prévu son passage à l’antenne la nuit du débarquement sur la Lune, au cas où l’entreprise aurait échoué. Et cependant que la critique, déçue de ne pas retrouver la typologie gogolienne de II posto, le liquide tout au plus respectueusement, Olmi tourne la page. Avec les Fiancés il a clos le premier chapitre de son film idéal sur le tra-vail et il clôt aussi ses relations avec Edison qui, sous des formes de participation mixte a jusque-là appuyé la productivité du metteur en scène. Chose curieuse, c’est l’entreprise qui fut sans doute le plus souvent vouée aux gémonies par la gauche, jusqu’au décret de nationalisation de l’industrie électrique objet de tant de polémiques, qui a rempli cette fonction de quasi-mécénat à l’égard d’un artiste assurément tout autre que docile à la voix de son maître, y compris pour les docu-mentaires commandités par la direction. Au cours de ces années, tout en n’ayant aucune certitude devant lui, Olmi ne se con-tente pas de couper les ponts derrière lui, mais refuse des offres alléchantes d’intégration dans le cinéma professionnel. Les produc-teurs lui offrent de filmer des romans à suc-cès, des comédiens célèbres, américains y compris, subordonnent leur acceptation de tel ou tel projet au choix d’Olmi comme met-teur en scène, Cinecittà multiplie les signes d’ouverture en direction de l’ex-petit employé lombard : viens nous voir, il faut qu’on en parle, signe, voilà un acompte… Olmi refuse avec le sourire : ce sont des propositions qui lui font plaisir mais qui ne le concernent pas. Elles lui imposeraient d’entrer dans une mêlée dont il ne partage pas la philosophie, et il ne veut pas connaître les règles d’une vision du cinéma si différente de la sienne. Paradoxa-lement, alors qu’il s’approche du « milieu du chemin 5 » Olmi ressent un besoin d’isole-ment, de réflexion, de grands espaces ouverts. Le projet d’abandonner la ville prend corps au cours des années 60, cependant que ses trois enfants voient le jour l’un après l’autre. Emigré de la Bovisa à l’avenue Mac Mahon puis à San Siro 6, Ermanno se détache sans regrets de son beau « Milanin » désormais devenu irréparablement « Milanon » (il lui Consacrera des années plus tard un portrait cinématographique empreint de ressentiment et d’atterrement) et il se construit un foyer sur le Haut-Plateau d’Asiago. Incipit vita nova’. La seule offre d’un producteur « véritable » qu’Olmi accepte, pour le seul film de sa vie qu’il ait tourné dans les formes traditionnel-les, émane de l’Anglais Harry Saltzmann, l’un des créateurs de James Bond, pour un hommage au Pape Jean XXIII qui venait de disparaître. Au mépris des foudres de la cri-tique engagée, Olmi n’a jamais caché sa for-mation catholique et a assisté avec une participation fervente à l’expérience du Pape Jean. Il n’a pas besoin de se détacher beau-coup de ses racines autobiographiques pour retracer l’enfance du petit Roncalli dans une ferme du pays bergamasque qui, vue aujour-d’hui, semble la bande-annonce de l’Arbre aux sabots, déjà mûr à l’époque dans l’esprit et dans les notes de l’auteur. Mais le film reflète le malaise d’un cinéaste habitué à des méthodes de travail plus personnelles ;
l’incompréhension entre Olmi et ses acteurs, ses collaborateurs techniques, rend les cho-ses plus difficiles et le résultat est un échec. Au Festival de Venise, qui s’était révélé une excellente rampe de lancement pour ses pre-miers films, E venne un uomo… (1965) est accueilli avec froideur. La carrière d’Olmi semble du reste s’organi-ser et repartir davantage sur les défaites que sur les triomphes. l’insuccès du film sur le Pape Jean fait glisser le metteur en scène vers un temps de silence et de réflexion dont il avait ptobablement besoin. On voit se mul-tiplier les réalisations de caractère documen-taire ou télévisuel : la série consacrée aux Giovani est cependant d’un résultat incertain et est jugée trop avare en signaux prémoni-toires de la crise qui va bientôt ébranler la jeu-nesse. Ce qui est certain, c’est qu’Olmi n’abandonne pas l’idée de la caméra comme poste d’observation privilégié de la réalité en mouvement et qu’il est parmi les premiers à s’efforcer de comprendre la suggestive pro-miscuité inhérente au langage télévisuel, auquel il s’ est appliqué depuis 1964 avec une intéressante série sur Saint Antoine de Padoue (Settecento anni), dans laquelle il confie à l’acteur comique Carlo Campanini le soin de lire des morceaux choisis du saint. Dans la même voie il rencontrera un mora-liste de la trempe de Corrado Stajano, avec lequel il réalisera en binôme une série d’émis-sions et de reportages exemplaires, de carac-tère historico-politique. Le nouvel Olmi, qui a recommencé à décrire le monde où il vit avec Un certain jour, enquête sur la bourgeoisie, partagé entre sa prédilection pour les problèmes de la jeunesse et les mélancolie de l’âge mur. Dans son film, consacré au milieu milanais de la publicité, l’auteur réinvente la vérité avec les mots mêmes de ses protagonistes. Plus que jamais, le scénario se réduit à une simple trace, à une carte sommaire dressée avant tout en raison d’exigences logistiques. Mais les situations naissent jour après jour, comme s’articule le dialogue, un instant avant de tourner : et ainsi le film prend les commandes et parfois semble échapper aux mains de l’auteur, comme fait la vie qui n’autorise guère de pré-vision. Un certain jour est une sonde posée au coeur d’une culture qui se réduit de plus en plus à sa propre annonce publicitaire ; mais c’est aussi, de façon imprévisible, une histoire d’amour sans amour vécue sur le fil de la sénilité. Peut-être le film insinue-t-il une critique implicite du culte arrogant de l’effi-cacité, critique d’une société qui a vite fait de se refuser aux examens de conscience et court à perdre haleine vers le succès, le pou-voir et l’infarctus. Cette fois-ci c’est l’Ente di Stato 8 qui pro-duit (et qui continuera à produire Olmi en alternance ou en association avec la RAI), mais Olmi s’assure les pleins pouvoirs sur le travail du film. Minute après minute, en sou-verain absolu, il prétend faire les films comme il l’entend. Il ne tolère aucune interférence. Il tente même parfois de refuser de faire lire les synopsis aux fonctionnaires responsables, et assurément il serait bien en peine de leur présenter des découpages qui sont exclus de sa pratique. Mais après les mauvais résultats de E venne un uomo…, qui a suivi le désas-tre commercial des Fiancés, les échos de la bonne recette réalisée par Il Posto sont trop lointains pour susciter la confiance des exploi-tants. Un certain jour a une mauvaise sortie, entourée de septicisme, et il est immédiatement classé « film maudit ». Si bien que les deux titres qui suivent, I recuperanti (1969) et Durante l’estate (1971) ne sortent même pas en salle et passent directement à la télévision (seul le premier, rebaptisé l’Or dans la mon-tagne, rebondira avec bonheur dans les ciné-mas parisiens à l’issue de l’Arbre aux sabots). Ce sont des films qu’Olmi, d’une certaine façon, ressent comme moins personnels, en tant qu’ils sont liés à la collaboration d’autres écrivains. Pourtant l’Or dans la montagne est un véritable « intermezzo rusticano » sur les montagnes de chez lui, une promenade sur les hauts pâturages avec son ami Mario Rigoni Stern. Le paysage idyllique porte en lui la tragédie, la paix couve le souvenir de la guerre, dans l’authentique saga des « récu-pérateurs » : ces montagnards qui dans les périodes — qui ne sont pas rares — de crise économique, reviennent fouiller la terre à la recherche d’éclats de métaux et d’explosifs de la guerre. Un fait tragique vient démon-trer que le sujet est tout autre chose qu’un prétexte : repris par la fièvre de la recherche, les « spécialistes » appelés comme experts pour le film, vieux récupérateurs comme Danilo Micheletto et Oreste Strazzabosco, ont par la suite perdu la vie en sautant sur des bombes qu’ils avaient retrouvées. Ils furent les dernières victimes de la Première Guerre mondiale. Dans Durante l’estate, film léger écrit avec Fortunato Pasqualino, Olmi s’amuse à agrandir l’une de ses figurines de comédie lombarde en lui donnant comme fond la métropole vide au moment du 15 août. Sans forcer le trait, le film revendique la dignité et la nécessité de l’attitude consistant à abor-der la vie en rêveur. On retrouve quelque chose de ces confusions entre l’imaginaire et le réel dans le film le plus articulé et le plus significatif de la deuxième manière d’Olmi, La circostanza (1973). Il s’agit d’une Nativité contemporaine, sujet qui sera affronté de façon plus classique dans A la poursuite de l’étoile, et autour de cet évé-nement se coagulent douleur de la bourgeoi-sie et problèmes de l’entreprise, frustrations des adultes et fureur des jeunes. Une écriture verbale et visuelle à la limite de l’ineffable pour une oeuvre qui a la structure du cristal : le groupe familial au centre du film est comme une petite tribu d’explorateurs en marche sur les sentiers escarpés de ces terri-bles années 70, dont Olmi perçoit cette fois-ci distinctement les sinistres présages. A son tour, La circostanza passe dans les salles comme un météore et est même traité avec moins d’égards que Un certain jour ; et c’est encore une fois un film maudit, qui ne man-que pas de susciter, chaque fois qu’on le revoit, un sentiment d’admiration pour sa densité et la qualité de son style. Alors qu’autour de lui la confusion aug-mente, Olmi ressent le besoin urgent de retourner vers son passé. Il est désormais isolé, par moments il a l’impression d’être oublié : ses amis l’appellent « Le Bresson ita-lien », ceux qu’il indiffère se demandent « mais qu’a bien pu devenir ce pauvre Olmi ? » Le « pauvre Olmi » est occupé à reprendre son projet de film sur les récits que lui faisait sa grand-mère paysanne, il sait déjà que ses personnages parleront bergamasque et il ne vise certes pas, ni ne planifie, l’immense succès qui lui tombera sur le dos à l’issue de la projection de l’Arbre aux sabots (1978) à Cannes. Un succès planétaire, dis-cuté uniquement en Italie où certains jugeront le film trop catholique, trop manzonien, trop étranger à une perspective de lutte de classe. Mais le retour à la terre, ou du moins la recon-sidération du destin agricole du monde, est un thème culturel si fort et si crucial que par-tout il suscite des résonances immédiates. Il s’agit d’un chapitre trop connu de l’oeuvre olmienne pour qu’on le liquide ici en quel-ques mots. Mais on se contentera de dire qu’une fois de plus l’auteur a travaillé sans documentation, sans experts, sans spécialis-tes. Il s’est seulement assuré de la validité des souvenirs familiaux, transmis par une culture orale, auprès des vrais paysans qu’il a mis devant la caméra : pas de philologie, pas de reconstructions pédantes, simplement la reconquête quotidienne de milliers de petits éclats de réalité qui, rassemblés, composent la fresque grandiose que nous connaissons. Pour A la poursuite de l’étoile (1983), l’ambi-tion est plus haute : sur le mythe de la Nati-vité qui lui est cher, l’auteur organise le premier « mini-colossal » artisanal de l’his-toire du cinéma. Se référant à la tradition populaire des fêtes de Mai, il songe à impli-quer toute la population, si fermée, d’une ville de Toscane comme Volterra et à trans-former en studio tout ce patrimoine des mémoires ancestrales. C’est aussi l’occasion pour Olmi d’exprimer de façon ouverte la défiance que lui inspirent depuis toujours les intellectuels. Sans avoir jamais lu Julien Benda, il les considère comme des « clercs qui ont trahi » ; et les figures des Rois Mages sont identifiées aux prêtres d’une église tantôt trop vieille et tantôt trop nouvelle, trop éloignée en tout cas de l’idée d’un corps mystique à mesure d’homme, tel que le pape Jean l’avait conçue. Un tel film est fait pour heurter tout le monde : les non-catholiques parce qu’Olmi persiste à proposer les mythes et les rites de sa confession religieuse, les catholiques parce que souffle sur ce film un vent d’hérésie. Mais le drame se situe sur le terrain de la réalisa-tion, où Olmi tient à tout faire de ses propres mains, y compris les costumes, les armures et les armes. Et par dessus le marché sa petite troupe doit inclure des chameaux et des élé-phants comme dans les gigantesques entre-prises milliardaires de Cecil B. De Mille. Si la pauvreté artisanale des moyens atteint presque toujours l’effet de suggestion désiré par les metteurs en scène, la régie craque sous le poids des exigences d’un plateau surchargé. Omniprésent, rognant sur ses heures de som-meil, se dépensant pour dix, le metteur en scène s’efforce de sauver la situation en se projetant au-delà du raisonnable. A la fin il a la conscience en paix : il a dit ce qu’il vou-lait, de la façon qu’il le voulait, comme tou-jours. Mais il est exténué : l’épreuve physique de ce film l’a mis par terre et, voir son enfant trébucher sur les mauvaises humeurs d’un fes-tival comme Cannes, soudain redevenu hos-tile pour la raison que rien ne se paye plus cher que le succès, n’est pas fait pour lui remonter le moral. En Italie le film sort quel-ques jours à peine puis est retiré avec l’annonce d’une reprise pour Noël, qui ne se produira pas. Le coup est dur, l’injustice est cruelle, les années (combien ? quatre ? cinq ?) passées sur ce grand projet crient vengeance. La pre-mière chose que fait Olmi est de se retirer à nouveau dans l’enceinte de la télévision : il a en vue Ragazzo, un film de huit heures qui ne sortirait pas en salle. Voilà qui formerait avec l’Arbre aux sabots et A la poursuite de l’étoile une sorte de trilogie du passé : la terre des aïeux, la religion des ancêtres, l’éduca-tion sentimentale du personnage d’aujourd’hui, le « moi », qui s’est formé sur cet arrière-fond. Le nouveau film, tel qu’il est écrit, est une étonnante évocation de la vie milanaise entre 1940 et 1945, de l’entrée en guerre aux bombardements, de l’exode aux convulsions de la République sociale et aux bals dans les cours après la Libération. Au milieu de tout cela il y a un garçon qui s’occupe davantage de regarder ce qui se passe autour de lui, des filles et de tout ce qui fait la vie, que des désastres de la guerre. C’est un témoignage de première main qui aurait enthousiasmé Truffaut ; on y respire un air à la Radiguet : tendre, violent, parfois impi-toyable, on y trouve aussi, pudiquement tenu hors-champ, l’épisode de la mort du père. Au seuil de cette descente aux enfers, sur le point de rencontrer les fantasmes heureux ou redoutables de son premier âge, Ermanno se bloque. Ses futurs biographes, s’ils recourent à la psychanalyse, auront de quoi réfléchir sur la maladie qui s’empare du metteur en scène à l’été 1984. Mais pour lui c’est une sorte de rideau de fer qui tombe et qui vient couper son existence en un « avant » et un « après », attisant le mordant regret de ne pas avoir mené à terme au bon moment ce voyage à rebours de Ragazzo . Par bonheur l’his-toire de notre héros ne s’arrête pas là : au bout d’un an, la maladie régresse. Olmi a recommencé à marcher et à vivre. Quant à parler, il l’a toujours pu, et pour ce qui est de penser, les longs mois de souffrance et de ségrégation ont affiné sa dialectique d’intel-lectuel sauvage, fils du peuple, catholique hétérodoxe, perpétuel révolté et autocrate de l’imaginaire. Il m’est arrivé de dire un jour, à l’occasion d’une interview télévisée : Olmi est le genre d’homme qui, quand il a envie de s’asseoir, doit dessiner lui-même la chaise sur laquelle il va s’asseoir, choisir le bois, contrôler l’arti-san qui l’exécute. Après quoi il doit faire le plan de la pièce qui contiendra cette chaise et de la maison qui contiendra la pièce. Aujourd’hui j’ajouterais qu’Olmi continue-rait de plus belle : qu’il modifierait le pay-sage où doit s’insérer la maison, la région à laquelle appartient le paysage, la nation, le continent, la planète, le cosmos… et ainsi à l’infini. Avec une sorte de frénésie à remet-tre tout à neuf, à rendre tout meilleur et plus personnel que jamais. Imaginez un peu ce qu’il peut en être à présent, après un si long repos forcé, avec la quantité de projets et d’idées qu’Olmi a devant lui : un film qui est au montage, Lunga vita alla Signora ; un autre film qu’il doit tourner d’ici quelques mois à Paris : La leggenda del Santo Bevi-tore. Ermanno le bergamasque rencontre Joseph Roth sous les ponts de la Seine… On n’est pas au bout de nos suprises, car c’est un autre grand film à épisodes qui commence : Olmi, deuxième partie.

1. La société Edisonvolta, qui sera nationalisée en 1963, produit et distribue l’électricité en Italie. Elle se fondra par la suite avec Montecatini pour don-ner naissance au groupe Montedison (N.d.T.)
2. Littéralement : « Sur la terre des infidèles ».
3. Tuscolano : l’avenue qui mène à Cinecittà (N.d.T.)
4. C’est ainsi qu’on désigne en Italie la politique volontariste d’implantation de grosses unités indus-trielles dans le sud, qui marque le tournant des années 50/60 (N.d.T.).
5. Cf. Dante, Divine Comédie, ch. I, 1 de l’Enfer.
6. C’est-à-dire du centre de Milan à un quartier plus périphérique (N.d.T.).
7. Cf. Dante, Vita Nova, I.
8. L’« Ente di Stato » désigne le secteur public du cinéma italien. Il s’agit en l’occurrence de l’Italno-leggio, organisme auquel la loi 1213 de 1965 a con-fié une double mission de production et de distri-bution (N.d.T.).
9. Ragazzo a été par la suite publié sous forme de roman par l’éditeur Camunia, avec le titre Ragazzo della Bovisa.