Mario Monicelli

Lorenzo Codelli

La « comédie italienne » obtient cette année une nouvelle consécration internationale : de mai à août le Musée d’Art Moderne de New York présente 64 films produits entre 1949 et 1980. Ce festival du « Comedy italian style » va être également diffusé par cinq musées des plus grandes villes américaines. Les coordinateurs, Adriano Apra et Patri-zia Pistagnesi, ont inclus dans leur sélection tous les auteurs d’un genre très riche : leur choix comprend deux films de Renato Cas-tellani, un précurseur, un de Rossellini, inter-prété par Totà, deux des premiers Fellini, deux de Blasetti, une oeuvre de Vittorio de Sica, une de Giuseppe De Santis, une de Luciano Salce et une de Luigi Magni, trois de Pietro Germi et de Marco Ferreri, quatre de Scola, cinq de Lattuada, six de Comen-cini, neuf (plus un épisode) de Dino Risi et dix (plus un épisode) de Mario Monicelli qui se trouve être l’auteur le mieux représenté. Dans une telle synthèse il était inévitable que Monicelli dépassa tous les autres puisqu’il fut l’un des premiers (avec Steno, son collabo-rateur) à s’affirmer dans le genre de la « comédie italienne », soit comme scéna-riste, soit comme metteur en scène des acteurs les plus prestigieux des années 50. En outre, il est lui-même à l’origine de l’évolu-tion de ce genre très prolifique. De passage à New York pour l’inauguration de cette manifestation Mario Monicelli fut invité à l’une des premières, à Broadway, du grand show musical écrit et réalisé par Bob Fosse, Big Deal, tiré du chef-d’oeuvre moni-cellien le Pigeon (1958) (Big Deal on Madonna Street). Le réalisateur italien fut très impressionné par la réussite du show, qui transpose son histoire parmi les Noirs de Chi-cago, et aussi par la fidélité du spectacle aux dialogues et aux gags comiques de son film. Monicelli a même défendu le show contre certains critiques mondains de la presse new-yorkaise qui voyaient dans le spectacle de Broadway une adaptation vulgaire d’un film « délicat » : selon lui, point de vue que je partage, le succès du show était justement dû à l’agressivité satirique par laquelle se trou-vaient détournés les clichés héroïques de style « Rififi ». Celle de Bob Fosse était la qua-trième adaptation de ce classique. Louis Malle en avait dirigé une autre en 1983, à Hollywood (Crackers), avec Donald Suther-land, Jack Warden et Sean Penn. Son insuc-cès avait convaincu Universal de ne pas distribuer le film en dehors des Etats-Unis. En 1985 l’ancien assistant de Monicelli, Amanzio Todini, débuta dans la mise en scène avec /soliti ignoti vent’anni dopo (Le Pigeon vingt ans après), une intelligente suite qui réunit les survivants du premier film, Mastroianni, Gassman, Tiberio Murgia et les confronta à la très brutale réalité de la pègre actuelle. Trop amer peut-être, et trop plein de références nostalgiques au Pigeon, ce film n’eut guère de succès, bien que parrainé par Monicelli. Rappelons qu’une interprétation philologique du scénario du Pigeon vient de paraître dans la belle collection de scripts publiés par les services culturels de la pro-vince de Mantoue. L’ouvrage mentionne bien entendu la première suite réalisée par Nanni Loy en 1959, Audace colpo dei soliti ignoti, la moins intéressante de toutes, pro-bablement. La fortune d’autres films de Monicelli est singulière. Mes chers amis en est déjà à la troisième suite (dirigée elle aussi par Nanni Loy) et menace de durer encore malgré la dis-parition d’un des interprètes principaux, Adolfo Celi. L’Armée Brancaleone avait engendré en 1970 Brancaleone aux croisades, puis, dans le domaine littéraire, le best-seller II romanzo di Brancaleone (éditions Longa-nesi, 1984), qui devrait bientôt se prolonger par un « musical » théâtral pour Gassman. La Grande Guerre — le plus grand succès de la saison 1959-1960 — avait eu aussi sa des-cendance, d’autres films socio-historiques ambitieux, et constitua en outre, pour Dino De Laurentiis un élément essentiel pour l’internationalisation de sa carrière. Et com-bien de pamphlets politiques plus ou moins réussis ont été inspirés par les Camarades, qui avaient commencé leur carrière essentiel-lement dans les réunions des partis de gau-che et des ciné-clubs… ? Selon un exégète, Fabrizio Borghini (dans son intéressante étude Mario Monicelli cin-quantanni di cinema, éditions Master, Pise, 1985) « la longévité de l’oeuvre cinématogra-phique de Monicelli est étroitement liée à sa contingence… au fait qu’elle s’est toujours accrochée à certains aspects révélateurs de la société italienne ». Même si on peut contes-ter cette opinion en vérifiant la cohérence intérieure et stylistique des choix du réalisa-teur, il est cependant vrai que la carrière de Monicelli n’a jamais procédé par a priori idéologiques ou esthétiques : le cinéaste s’est adapté soit à l’évolution de la société, soit à celle de la structure industrielle et commer-ciale du cinéma italien. Analysons par exemple sa dernière période marquée par Un bourgeois tout petit petit (1977). Une comédie noire et terrifiante transforme le personnage burlesque de Sordi en un assassin vengeur, qui révèle la bruta-lité d’une période marquée par un terrorisme dévastateur. Avec ce film Monicelli entame sa collaboration avec Luigi et Aurelio De Laurentiis, le frère et le neveu de Dino, pro-ducteurs de la nouvelle génération. L’année suivant pour la PEA d’Alberto Grimaldi, Monicelli enchaîne avec deux comédies situées hors de l’actualité : Voyage avec Anita, conçu aussi pour le marché américain grâce à l’interprétation de Goldie Hawn, est tiré d’un ancien sujet de Fellini et Tullio Pinelli ; Rosy la Bourrasque, adapte un roman de Carlo Brizzolare sur le milieu du catch féminin, et offre à Gérard Depardieu un rôle de boxeur fanfaron. Ces deux films, qui sont des échecs commerciaux, seront les derniers produits par Grimaldi (avant son retour en Italie pour Ginger et Fred). En 1981 Monicelli travaille pour la Gaumont italienne (connue par sa politique de grands specta-cles « d’auteur ») et dirige le Marquis s’amuse, une farce historique interprétée par Sordi, qui est aussi une fresque corrosive décrivant la Rome napoléonienne sous le pape Pie VII. D’un film à gros budget et qui connaît un grand succès, Monicelli passe à une comédie modeste, Chambre d’hôtel, produite par Luigi et Aurelio De Laurentiis, et qui reprend un ancien projet des années 50 sur le thème un peu vieilli du « cinéma dans le cinéma ». Les De Laurentiis le con-vainquent ensuite de revenir à ses héros de Mes chers amis, avec Amici miei, Atto II : une occasion pour Monicelli de se moquer de leur décrépitude, mais surtout d’explorer une fois encore les beautés de Florence et de la Toscane. L’énorme succès de cette suite permet à Monicelli d’obtenir des De Lauren-tiis un gros budget pour une satire histori-que qui évoque ses deux Brancaleone : Bertoldo, Bertoldino e Cacasenno, réunit trois générations d’acteurs comiques, mais sera boudée par le public italien, peut-être à cause de ses références intellectuelles exces-sives. En 1985 Monicelli accepte pour la pre-mière fois une commande de la télévision et dirige une adaptation de Pirandello, la Dou-ble vie de Mathias Pascal. Il en fera trois ver-sions, une pour le Festival de Cannes, une plus resserrée pour la distribution commer-ciale et une beaucoup plus longue pour la dif-fusion sur le petit écran. Ce film ne trouvera pas, en général, une audience très favorable (probablement parce qu’il s’attaque à l’oeuvre de l’intouchable Pirandello). En 1986 Monicelli retrouve le grand succès populaire et critique avec Pourvu que ce soit une fille, un film qui n’est ni une comédie ni un drame, et qui est réalisé après une lon-gue attente grâce à un jeune et intelligent pro-ducteur indépendant, Gianni Di Clemente. Le casting est international mais les thèmes et les personnages sont tout à fait personnels — au point de constituer ce que l’on pour-rait appeler le premier film « autobiographi-que » (dans le sens le plus ambigu du mot) de Monicelli. Et un rappel, en outre, de sa rare production non comique… Cachés comme des arbrisseaux dans la forêt, on pourrait bien se délecter en découvrant les « enfants oubliés » de Monicelli. Le pre-mier était les Infidèles (1953), un portrait à plusieurs niveaux de la haute bourgeoisie romaine, qui est contemporain des premiers films d’Antonioni (et « pas du tout influencé par lui », souligne Monicelli). Mélo de dénonciation, les Infidèles restera sans suite jusqu’en 1976, lorsque l’auteur décide d’adapter un très beau roman épistolaire de Natalia Ginzburg, Caro Michele. Ici il s’agit de la dégénérescence morale et de la dispa-rition physique de la bourgeoisie classique, de la désagrégation inexorable d’une grande famille face à la crise de l’après-68. Si de Caro Michele ne devait survivre qu’un seul personnage de femme indépendante, le thème de Pourvu que ce soit une fille, engen-dre un nouveau modèle de communauté féminine progressiste : l’entreprise collective ouvre de nouvelles perspectives.
Totò, … ce comique génial : en plusieurs occasions Monicelli a regretté de l’avoir « réduit, limité, obligé à se transformer en un homme quelconque, en lui rognant les ailes ». Le Totà première manière était en effet une marionnette surréelle, un acteur tout à fait libéré des entraves des scénarios, habitué par le théâtre à improviser chaque soir un spectacle différent. Avec leur premier film, Totà cherche un appartement (1949), Monicelli et Steno (en collaboration avec les couples d’écrivains satiriques Metz et Mar-chesi, Age et Scarpelli) font du personnage de Totà le chef d’une famille évacuée à cause de la guerre : c’est là un thème social grave, engendré par le climat « néoréaliste » du moment. Ce film fut le plus grand succès commercial de l’année. Sans doute à cause de l’identification collective qui viendra magnifier l’esprit vengeur du personnage de Totà, déchaîné contre les bureaucrates, poli-ticiens, et qui, dans un final follement anar-chique, démolira avec sa petite voiture rien moins que la statue de la Reconstruction —symbole sacré de l’époque d’après-guerre. Dans les quatre films suivants conçus pour Toto, Gendarmes et voleurs, Totà e i re di Roma, Totà e le donne, Totà e Carolina, Monicelli approfondit ce rôle de victime expiatoire de la classe prolétaire, une victime sans conscience politique mais qui réagit en faisant la guerre aux abus. Totà est un per.- sonnage subversif tellement contestataire que Tot?) e Carolina subira des dizaines de cou-pures du fait de la censure ; et le film ne sor-tira qu’avec deux ans de retard complètement mutilé. Monicelli avait (trop) bien compris le rôle éminemment anarchiste de son acteur populaire. On doit reconnaître que ni les cri-tiques de l’époque, ni d’autres réalisateurs n’avaient évalué son pouvoir corrosif : le « phénomène Totà » ne sera à nouveau apprécié que par les soixante-huitards. La dérision envers les institutions n’est qu’une des constantes de l’humour monicel-lien. L’amour pour les exploits voués à la faillite en est une autre. Ainsi que le renver-sement des rôles (pensons aux gendarmes et aux voleurs ou bien aux femmes qui rempla-cent les hommes) et des clichés historiques. Plus énorme est l’ennemi — le dogme, l’héri-tage scolaire, la convention petit-bourgeoise — et plus l’auteur se délecte et se moque, sans pitié. Mais aussi sans hargne, et sans res-pecter des illusions idéologiques progressis-tes (l’exemple le plus probant est fourni par ses malheureux Camarades). Par comparai-son avec son ami Pietro Germi, Monicelli reste imperturbable, même devant les situa-tions les plus absurdes : il n’abandonne jamais son sourire canularesque, et cherche, en fait, à réduire la gravité des conflits qu’il expose.

P.S. Certaines réflexions de cet article sont inspirées par des conversations avec Mario Monicelli, dont la teneur doit être publiée en 1986 chez Dedalo Libri de Bari.