Anouk Aimée

Michel Ciment

Ce qui frappe dans la trajectoire d’Anouk Aimée, c’est qu’elle a été, dès ses débuts, internationale. Comme si les metteurs en scène, papillon, butterfly, farfalla avaient été attirés par sa lumière. Née en 1932, elle appartient à une grande génération d’actrices françaises, mais elle seule, sans doute, pouvait inspirer un parfum du nom de « Diva ». Fellini ne s’y est pas trompé qui lui donne deux très beaux rôles aux antipodes l’un de l’autre, l’aris­tocrate de La Dolce Vita et l’épouse vertueuse de 8 1/2 en relation avec le même personnage Marcello-Guido interprété par Mastroianni. Fellini qui déclarait « c’est une star tout simplement parce qu’elle est d’une grande photogénie, d’une grande suggestion. Elle appartient au grand masque du cinéma avec ce visage qui a la même sensualité intrigante que celle de Garbo, Dietrich ou Crawford, ces grandes reines mystérieuses, ces prêtresses de la féminité. Anouk Aimée représente ce type de femme qui vous trouble à en mourir ».

Elle tourna pour des cinéastes américains comme Cukor (Justine), Lumet (Le Rendez-vous), Aldrich (Sodome et Gomorrhe). Elle aurait pu faire carrière à Hollywood dans les années 1950 et 1960 où régnaient encore les grandes compagnies qui auraient su façonner son image comme elles le faisaient si bien. Mais Anouk Aimée était rétive à tout contrat, à toute contrainte, semblable en cela à nombre de ses personnages qui revendiquent la liberté et l’amour. Elle sera ainsi capable, pour vivre en Grande-Bretagne avec son nouveau mari, Albert Finney, de renoncer au cinéma pendant sept ans. C’est cette image de l’amour qu’elle incarne dans Lola, un de ses plus beaux rôles, amour déçu avec Roland (Marc Michel), amour accompli avec Michel (Jacques Harden), attirance sexuelle avec Frankie (Alan Scott). Avec sa guêpière en dentelle noire, ses bas, son chapeau-claque, son boa et son fume-cigarette, elle exerce un attrait irrésistible dans le passage Pommeraye et les rues de Nantes, la ville des surréalistes. Jacques Demy lui offrira une suite avec Model Shop, tournée à Los Angeles où elle sera une Lola désenchantée et mélancolique toute de blanc vêtue. Aucun plan de carrière chez cette enchanteresse qui a toujours laissé venir à elle les rôles qu’on allait lui offrir. Elle est remarquée à quatorze ans par Henri Calef alors qu’elle se promène avec sa mère, comédienne, rue du Colisée et il la fait débuter dans La Maison sous la mer dont Viviane Romance est la vedette. Son personnage s’appelle Anouk et Jacques Prévert, quelque temps après, lui donne son nom Aimée quand elle tourne son scénario mis en scène par Marcel Carné, La Fleur de l’âge ou L’Île des enfants perdus, film qui restera inachevé. Elle n’est plus Nicole Dreyfus, son nom d’état civil qui lui valut de connaître, enfant et adolescente, les angoisses de l’Occupation, la clandestinité, la peur des arrestations propres à fragiliser un être pour la vie. Soixante ans plus tard, elle incarnera Myriam, une ancienne déportée, sous la direction de Marceline Loridan-Ivens, rescapée des camps. Avec Prévert qui écrit pour elle Les Amants de Vérone réalisé par André Cayatte, où elle a l’âge de Juliette, et son complice le grand décorateur Alexandre Trauner, elle va connaître, à 17 ans, le Tout-Paris artistique et intellectuel de Giacometti à Picasso, de Sartre à Simone Signoret et épousera (Jean Genet étant le témoin de leur mariage et qui écrira pour elle le scénario de Mademoiselle) Nico Papatakis, le directeur de la Rose Rouge et futur grand cinéaste avec lequel elle formera, dit la légende, le plus beau couple de Paris.

Dans les années 1950, elle tourne surtout en France avec les précurseurs de la Nouvelle Vague (qui ne saura pas lui trouver une place sans doute parce que, dans son jeu, elle échappait au réalisme ambiant) Alexandre Astruc (Le Rideau cramoisi, Les Mauvaises Rencontres) et Georges Franju (La Tête contre les murs), deux réalisateurs débutants qui l’imposent avec éclat tout en affirmant son talent. Jacques Becker lui offre le personnage de Jeanne Hébuterne, la compagne de Modigliani (Gérard Philipe) pour cette passionnée histoire d’amour qu’est Montparnasse 19.

Mais c’est Fellini qui lui donne un retentissement international avec La Dolce Vita. Il y a quelque chose de magique (mais d’une magie noire) dans son interprétation, une palpitation, un éclat intérieur, une inquiétude frémissante qui rendent encore plus singulier le contraste qu’elle offre avec Anita Ekberg. Anouk Aimée a toujours affirmé que c’est avec Fellini sur le plateau n° 5 de Cinecitta qu’elle s’est mise à aimer le métier d’actrice, elle qui, enfant, voulait être pharmacienne le jour et danseuse le soir! L’auteur de 8 1/2 avec sa liberté, son humour, sa présence l’a comme épanouie. Dans ce deuxième film qu’elle tourne avec lui, elle incarne Luisa, l’épouse du cinéaste, si différente de Maddalena la femme fatale de La Dolce Vita.

Fellini la comparera à un cyprès et, plus mystérieusement, à une chauve-souris (pipistrelle). Éternellement vagabonde, elle est dès lors adoptée par les réalisateurs transalpins: Lattuada (L’Imprévu), De Sica (Le Jugement universel) Blasetti (Le Coq du village), Festa Campanile (Le Sexe des anges), De Bosio (Le Terroriste), le tout en moins de quatre ans! Elle revient en France pour y tourner en 1966 ce qui va être son plus grand succès commercial et un vrai départ pour Claude Lelouch, Un homme et une femme, Palme d’Or à Cannes et Oscar à Hollywood. C’est une nouvelle histoire d’amour qu’elle joue avec émotion et retenue, comme son partenaire Jean-Louis Trintignant, accompagnés par le chabadabada de Francis Lai. Lelouch lui restera fidèle et ce sera réciproque (neuf films ensemble) tant il est fasciné par sa sensibilité à fleur de peau et elle par son goût de l’improvisation et son amour des comédiens.

Peu après, c’est une autre rencontre importante, celle d’André Delvaux, le grand metteur en scène belge qui après de brillants débuts (L’Homme au crâne rasé) lui offre dans Un soir, un train le rôle d’Anne, l’épouse d’un professeur, Yves Montand, et qui est comme rongée par un mal invisible. Elle donne à son personnage une beauté vulnérable et funèbre, une insécurité physique et morale telle une moderne Eurydice qui voit son couple s’effriter. Dix ans plus tard, les deux plus grands cinéastes italiens de leur génération vont lui proposer des rôles singuliers. Le premier, Marco Bellocchio, pour Le Saut dans le vide qui lui vaudra, ainsi qu’à Michel Piccoli, un double prix d’interprétation au Festival de Cannes, en 1980. Elle y joue avec subtilité la sœur cadette, psychologiquement instable, d’un juge obsédé de règlements et d’ordre qui entretient un rapport quasi incestueux avec elle et accentue sa névrose par son comportement morbide. Anouk Aimée, avec sa part de mystère et son jeu en demi-ton, s’est fondue dans l’univers de Bellocchio maître du malaise et de l’ambiguïté. Bernardo Bertolucci de son côté l’engage pour La Tragédie d’un homme ridicule, film dissonant dans son œuvre et qui fait de la dissonance entre ses interprètes, un des fondements de sa mise en scène. Anouk Aimée y interprète une femme oisive de la haute bourgeoisie française qui a épousé un gros entrepreneur d’émilie-Romagne (Ugo Tognazzi) dont le matérialisme et la vitalité l’ont fascinée.

Elle a su varier son registre, le geste peut être vif, le regard teinté de nostalgie mais toujours le charme opère. Elle possède un caractère unique, une élégance altière qui la distinguent dans le paysage des comédiennes. Son affinité avec le monde des arts se retrouve dans ses personnages, danseuse dans Lola, décoratrice dans Un soir, un train, directrice de théâtre dans Le Succès à tout prix de Jerzy Skolimowski, styliste de mode dans Prêt-à-porter. Et ce jusque dans la vie où elle choisit pour époux Nico Papatakis, Albert Finney et le musicien Pierre Barouh. Robert Altman – dont les méthodes de tournage lui rappelèrent Fellini – ne s’y est pas trompé qui a fait d’elle dans Prêt-à-porter une grande dame de la mode, Simone Lowenthal, aujourd’hui déchue, qui s’oppose au cynisme ambiant et apparaît comme la seule femme vraiment humaine au milieu de figures grotesques. Ce maître de la satire a épargné Anouk Aimée, troublé sans doute par son choix de l’émotion en tout, particulièrement au cinéma.