La véritable histoire de Nicholas Ray

Bernard Eisenschitz

Au commencement, il y a un garçon du Middle West, déjà marqué comme espoir et comme brebis galeuse dans une famille excentrique, plébéienne, immigrée, brillante, déchirée, dans un des Etats américains les plus cultivés et les plus progressistes, le Wisconsin, d’où arrivent à l’histoire du cinéma, côté patricien, Howard Hawks (bien que né dans l’Indiana), Orson Welles, Joseph Losey (de la même ville et des mêmes années que Ray). Le garçon débarque à Chicago puis New York en pleine Dépression, au moment où une des périodes les plus riches de la culture américaine émerge de la désespérance et du dénuement. Il vit la révolution de l’espace et des relations humaines menée par l’architecte Frank Lloyd Wright, une nouvelle idée du théâtre développée par les troupes militantes puis les héritiers de Stanislavski et le Théâtre fédéral, la redécouverte des États-Unis profonds suscitée par le New Deal. Il sillonne les zones obscures du pays avec les musicologues Lomax, père et fils, et avec son ami Elia Kazan, participe aussi à des spectacles musicaux de Broadway. C’est de là qu’il passe naturellement à Hollywood, le grand lieu de culture des États-Unis au XXe siècle, avec un immense talent, une expérience vécue exceptionnelle à faire passer.

Le système des studios a offert beaucoup de liberté dans la contrainte aux plus grands des cinéastes; mais l’expression personnelle, en tout cas intime, n’est pas son propre. Protégé par son producteur John Houseman, ancien complice de Welles, et par le désordre régnant dans l’industrie cinématographique comme dans tout système totalitaire, Nicholas Ray tourne en 1947 son premier film, Les Amants de la nuit, sans prendre conscience de sa liberté, une liberté qu’il ne retrouvera plus jamais. Il en fait une somme de vécu, d’observation, d’émotions. Dans ce film de gangsters sur les déshérités, les bandits de la campagne, hors de chez eux dans les villes, et histoire d’un premier amour, déjà entre les genres, Alan Lomax voyait le surgissement du pays réel dans le cinéma. Aujourd’hui, c’est l’enfance, l’innocence ? terme risqué quand on parle de Ray ? et le regard des amants qui frappent. D’emblée, il montre ce qu’on ne voit pas ailleurs, et en retour il a peu de chances d’être perçu. « Ils en avaient fait une histoire de flics et de bandits », s’exclamera avec un aveuglement total la scénariste du film que Robert Altman va tirer du même roman. Une critique anglaise de l’époque est plus perceptive: « Si le réalisateur était français, nous serions à ses pieds, admiratifs. » Dans une lecture comme dans l’autre, Ray est un déplacé: trop hollywoodien pour ceux qui se veulent en rupture, trop artistique et européen pour faire partie de la grande famille du cinéma.

Dans une époque de violente contrainte formelle (le récit hollywoodien) et idéologique, dans l’Amérique de la guerre froide et de la chasse aux sorcières, Ray va faire une vingtaine de films en une douzaine d’années. Beaucoup sont hautement personnels, beaucoup sérieusement compromis. « Je suis le meilleur cinéaste du monde, un cinéaste qui n’a jamais fait un film entièrement bon, entièrement satisfaisant », dira-t-il dans ses dernières années (Action). En fin de compte, il a eu beaucoup de liberté pendant son bref séjour à Hollywood, et ses productions échappent à la norme à bien des égards. Un film de Ray ne se termine pas avec le scénario, mais dans son mouvement même, que ce soit de son fait, par les grains de sable qu’il insère dans la machinerie, dans des décisions comme ajouter un volet citadin, « noir », à une intrigue « blanche » située dans les neiges, loin de la ville (La Maison dans l’ombre), ou transformer un film réaliste sur les Gitans en comédie musicale (L’Ardente Gitane), que ce soit par le hasard saisi au vol des circonstances: une star disponible avant que son rôle ne soit écrit (Susan Hayward dans Les Indomptables), deux actrices qui se détestent (Johnny Guitar). Il prend le risque de s’y perdre lui-même. James Dean (comparant le tournage de La Fureur de vivre à celui de A l’Est d’Eden) dit de lui qu’il « ne sait pas ce qu’il fait, Kazan, lui, le savait ». Plus cela va, plus Ray met l’accent sur l’expression et l’émotion, moins il se soucie de la grammaire.

Un de ses premiers films, In a Lonely Place (Le Violent), dit beaucoup sur l’intimité de son approche. Dixon Steele (Bogart), soupçonné de meurtre, est révélé comme innocent par l’intrigue, mais comme un coupable en puissance ? à deux reprises au moins ? par le film, obsédé qu’il est par une violence à laquelle il cherche un exutoire. La relation amoureuse qui naît, se développe et s’épuise dans le cours du récit correspond, hors champ, au bref mariage de Ray avec l’interprète du rôle, Gloria Grahame, et à leur séparation en cours de tournage. Le héros, scénariste hollywoodien, méprise le travail qu’il fait et cherche la reconnaissance de sa corporation, tient à son isolement mais fréquente les même bars que ses collègues. Et sa mise à l’écart, fantasmée ou réelle, est celle d’un grand nombre des collègues de Dixon Steele et de Ray dans ces années de liste noire. Mais il ne faut pas ignorer le double bind qui mène Ray comme son personnage, le désir d’être à la fois au centre de l’attention, dans une intégration triomphante, et à la périphérie, s’autorisant à condamner un système dont il ne voulait pas mais dont il avait besoin. Scénarios inventés (La Fureur de vivre), voulus (Amère Victoire), adoptés et intériorisés (La Forêt interdite), imposés tels quels (Party Girl), les films qui en sortent reflètent de plus en plus cette dualité, avec des personnages en miroir qui cherchent à échapper à leur insatisfaction existentielle, à faire face à leur violence intérieure, à résoudre leur contradiction intime entre progrès et protestation.

Quant à la Gloria Grahame du Violent, c’est un des beaux personnages féminins du cinéaste, avec Cathy O’Donnell (Les Amants de la nuit), Susan Hayward (Les Indomptables), Ida Lupino (La Maison dans l’ombre), Natalie Wood (La Fureur de vivre), Chana Eden (La Forêt interdite) ou Cyd Charisse (Party Girl). Lors d’une rétrospective Ray à Berlin, j’ai vu des féministes s’indigner devant ce qu’elles qualifiaient d’univers « homoérotique ». Elles ne voyaient pas ces personnages: femmes intelligentes, égales des hommes, fortes, sensuelles, certes pas masculinisées (à une exception près, Joan Crawford dans Johnny Guitar, où la star avait décidé de jouer l’homme: « Je suis Clark Gable »). Les barrières sexuelles tombent ou se confondent. Il n’y a plus de virilité ou de féminité tranchées. Les héros sont à la marge de leurs émotions. Natalie Wood est à la recherche d’un homme qui soit tendre, doux. Dans la période de répression sexuelle des années 1950, cette description d’incertitudes, de frontières mal définies, est unique.

Les frontières sont mouvantes dans le monde aussi, et Ray est à la recherche de territoires inexplorés. On a pu décrire Le Violent comme une description ethnographique de Hollywood, mais c’est toujours le regard de l’autre qui l’intrigue, la logique et la loi qui bafouent les conventions dans lesquelles nous habitons. Retour au désert: celui d’Amère victoire, les marécages de Floride dans La Forêt interdite, les étendues polaires dans Les Dents du Diable, « envie d’avoir des ailes », comme il disait lui-même de La Forêt interdite. Claude Ollier a noté l' »extrême cruauté » de ce film, dont héros et antihéros s’entendent autour d’un pichet de whisky. Dans Les Dents du diable, on voit manger de la viande crue et des vers vivants, tuer des ours et des phoques, proposer sa femme à un ami, laisser mourir une vieille femme, une femme accoucher seule. C’est le plus serein des films de Ray, celui dont le héros n’est pas torturé, une intelligence qui s’éveille à l’existence de l’autre. Il le conclut par la réplique, qu’il ajoute au tournage: « Quand vous venez dans un pays inconnu, amenez votre femme, mais pas vos lois. »

Ray, quant à lui, a été mis dans l’impossibilité de terminer son dernier film pour l’industrie du cinéma, Les 55 Jours de Pékin. L’épitaphe qu’il s’était choisie est « J’ai été interrompu ». Après des années de dérive en Europe, revenu aux États-Unis dans la fièvre des années 1970, il se retrouve professeur. Enseignant peu conventionnel, maître réel, il réalise avec ses étudiants un de ses films les plus émouvants, le chaotique We Can’t Go Home Again. S’identifiant à la contestation des étudiants, il se met en scène lui-même comme représentant la génération des aînés au bout du rouleau. Tournant dans tous les formats disponibles, il y tente son vieux rêve d’un cinéma au-delà du cinéma, faisant éclater l’écran et la narration. A bientôt trente ans de sa mort en cinéma (dans Nick’s Movie de Wim Wenders), une image lisse de Ray s’est imposée. Johnny Guitar, La Fureur de vivre, Party Girl sont devenus des classiques cinéphiliques qui vont de soi. Il importe de voir avec eux ce dernier film, pour saisir les dimensions multiples d’un cinéma intime, confidentiel, marginal, imparfait, pas évident. On peut espérer des étonnements.