Harold Lloyd, de fil en aiguilles

Jean-Philippe Tessé

Pour évoquer la figure et les films de Harold Lloyd, il faudrait d’abord s’empêcher d’ouvrir sur l’image canonique d’un binoclard à canotier pendouillant au bout des aiguilles d’une horloge de ville. Peine perdue. Cette image tirée de Safety Last, et qui est le photogramme le plus célèbre de l’histoire du cinéma, Harold Lloyd la porte comme une croix. Elle peut bien servir de sésame pour entrer dans son univers, puisque le problème du temps agite beaucoup l’homme à lunettes. Elle peut tout aussi bien occulter, par son éclatante puissance, une ?uvre relativement mal connue, bien plus vaste et plus complexe que cet alliage de burlesque et de vertige à quoi elle est souvent réduite. Lloyd a tourné des centaines de films, nombre d’entre eux sont perdus. De la fin des années 1910 à l’arrivée du parlant, il jouissait d’une popularité que l’on peine à imaginer aujourd’hui, et qui en faisait l’égal d’un Chaplin. On a gardé de lui le souvenir d’un acteur acrobate et funambule, mais parmi tous ses films, seule une poignée d’entre eux le mettent en scène crapahutant sur des buildings. Autant d’écarts qu’il faut combler.
Un peu de biographie : Harold Lloyd naît en 1893, dans le Nebraska, il exerce mille métiers avant de tâter des planches, puis se retrouve engagé à San Diego comme figurant dans un film avec Ben Wilson. Arrivé à Los Angeles en 1914, il rencontre un certain Hal Roach, figurant comme lui, futur producteur de Laurel et Hardy ou Charley Chase. Les deux hommes s’associent, Roach, qui vient d’hériter, produira des films dont la vedette comique sera Lloyd. Un premier personnage est créé : Willie Work, premier succès. Après un bref passage à la Keystone et dans la troupe de Mack Sennett, Harold retrouve son compère Roach et invente avec lui un deuxième personnage, Lonesome Luke, un peu plus raffiné que le premier. L’un comme l’autre ne sont toutefois que de simples décalques approximatifs de Charlot, et c’est en 1917 que l’acteur va enfin trouver son type, au bénéfice d’une opération très simple : il se démaquille, troque ses accoutrements contre un costume de ville, un canotier, une paire de lunettes, en un mot devient monsieur tout-le-monde. Harold Lloyd est né, et avec lui une idée : un burlesque réaliste, un comique de proximité, en quelque sorte. Succès immédiat, puisque chacun peut s’identifier à ce jeune homme banal mais entreprenant, jamais vaincu. Les films s’allongent, une bobine puis deux, et tout s’accélère au tournant des années 1920. Malgré un grave accident de tournage qui faillit lui coûter la vie et où il perdit en partie l’usage d’une main, Lloyd signe un retentissant contrat de 100 000 dollars en 1920, passe au long métrage en 1921, fonde sa propre compagnie en 1926. La suite, la fin plutôt, est celle de bien des vedettes du muet, que l’irruption du parlant condamne irrémédiablement. Lloyd tourne quelques films sonores, de plus en plus espacés, mais sa carrière est derrière lui. Il meurt en 1971.
Hal Roach, Fred Newmeyer ou Sam Taylor furent quelques-uns des réalisateurs avec lesquels Lloyd travailla. Il fut lui-même très rarement crédité à la mise en scène, au contraire de Chaplin ou Keaton. Néanmoins il va sans dire que Harold Lloyd « signe » ses films, non seulement par son jeu d’acteur, mais plus profondément par la cohérence et la singularité de ses idées, qui sont des idées de cinéaste. Pourtant, il est difficile de définir le style d’un personnage qui s’est efforcé de se déguiser précisément en rien, en personne. Lloyd n’est toutefois pas la banalité incarnée, au contraire. Si sa dégaine le distingue peu de ses semblables (seules les lunettes d’écaille font un peu tâche, si l’on veut), en revanche son comportement excède en quelque sorte la normalité : Harold Lloyd fait comme tout le monde, mais davantage. Il a les mêmes désirs que les autres – ce sont ceux de l’époque, d’une Amérique d’avant la grande dépression : mariage, réussite sociale, loisirs -, mais il est prêt à plus d’efforts pour les satisfaire, et, naturellement, il gagnera plus en retour. C’est un petit entrepreneur entreprenant. Toute l’?uvre de Lloyd et la logique de son art burlesque tiennent dans ce paradoxe : disparaître pour réussir, slogan que l’on pourrait reformuler en : reculer pour mieux sauter. Il y a un temps pour se cacher et un temps pour revenir. C’est dire si pour lui, et l’on revient à l’horloge, la vie est affaire de timing.
Partant de là, tout s’enchaîne. La disparition, l’évaporation, la dissimulation sont des motifs comiques privilégiés pour Lloyd. On ne compte plus les exemples : pour fuir les flics dans Bump into Broadway, il se fourre dans un vêtement accroché à un portemanteaux, gag repris ailleurs, dans Le Manoir hanté par exemple ; coursé par ses frères dans The Kid Brother, c’est un tournesol ou un cochon qui lui servent de planque ou de leurre ; aux prises avec un moteur récalcitrant dans Get out and get under, il est littéralement happé sous le capot ; dans A Sailor made man, il se déguise en coussin pour échapper au cruel maharadja, etc. Se soustraire ainsi au regard, lorsqu’on veut parvenir à ses fins, c’est forcément prendre le risque du retard. Alors Harold court. Dans Safety Last, pour rattraper le temps perdu à la suite d’événements qui l’ont déplacé de force, et arriver à l’heure au travail ; dans Girl Shy, au prix d’une chevauchée épique, pour empêcher la femme qu’il aime de se marier avec un imbécile ; dans Speedy, pour sauver le dernier trolley à cheval de New York. Il faut savoir partir pour mieux revenir, et Harold Lloyd est un homme pressé. La vitesse est un autre motif essentiel de son cinéma. Courses folles de véhicules en tous genres, tramways, voitures, chevaux, motos – inoubliables travellings à couper le souffle réalisés à bord de tramways, de taxis ou d’ambulance dans Speedy et Safety Last. Ce circuit-là – disparaître, revenir en force et à toute allure – définit bien la morale burlesque à l’?uvre chez Lloyd. Elle suppose de sa part une grande détermination, une témérité aussi, qui se passe d’effets spéciaux, de coups du sort, parfois même de gags : dans le match de foot de The Freshman, Harold prend le ballon, grille toute la défense adverse et remporte la partie à lui tout seul, parce qu’il a pris les choses en main, tout simplement. Elle suppose, en un mot, un sens des affaires. Lloyd n’a pas plus de chance qu’un autre, parfois moins, mais il sait forcer son destin – un destin américain. Car c’est bien une histoire de l’Amérique que racontent ses films, une Amérique en construction dont il a donné une image saisissante dans ses films new-yorkais, avec ces gratte-ciels qui poussent comme des champignons, ce trafic insensé, et surtout cette foule grouillante dont il parvient à s’extraire mais qui demeure toujours présente, oppressante, en arrière-plan.
Il arrive à Lloyd de jouer, admirablement, les indifférents. C’est une technique de drague qu’il imagine lorsqu’il se rêve grand séducteur dans Girl Shy. C’est aussi le lot des hommes riches et oisifs, du milliardaire hypocondriaque de Why Worry ?, venu se reposer sur une île et qui ne s’aperçoit pas qu’une révolution est en cours, au splendide paresseux de A Sailor made man, qui demande la main d’une fille car il fait trop chaud pour jouer au criquet. Mais Lloyd est en général très concerné par ce qui arrive, parce qu’il sait bien, comme tous les grands burlesques, qu’il n’y a pas de comique sans utilité, pas de gags pour rien – c’est une discipline que tous respectent. Harold ressemble à ses gags, il a leur dynamique et leur tension, qui lui évitent de connaître l’angoisse, sinon peut-être celle de la foule, dont l’escalade est une forme de mise à distance. Il est aussi libre qu’eux. C’est un homme comme tout le monde qui parvient toujours à ses fins, malgré l’adversité. On comprend mieux, peut-être, pourquoi il a été si aimé du public. On comprend aussi comment le burlesque prend la mesure de ce que c’est qu’être un homme de son temps. Pour Lloyd, cela signifie être balancé entre la noyade et le salut, entre la foule qui aspire vers
l’anonymat et contre laquelle il faut lutter (le combat contre les femmes du magasin dans Safety Last), et les buildings qui élisent, extirpent de l’indifférence, puisqu’il faut les grimper pour conquérir (une femme, la fortune). La drôlerie de ces films, à l’échelle micro (les gags) comme à l’échelle macro (les tribulations de Harold), vient de cette série d’écarts que Lloyd comble sans avoir l’air d’y toucher, ces accrocs qu’il raccommode à la manière dont le tailleur narcoleptique de The Freshman recoud son costume délabré : avec une efficacité dérisoire qui permet de se tenir debout malgré tout. Sa vie tient à cette vigueur rectiligne qui le fait toujours atteindre son but, elle tient à un fil, et de fil en aiguilles on en revient à cette fameuse horloge, qui nous le rappelle : il est temps de redécouvrir Harold Lloyd.