« It’s good to have a laugh »

François Morel

« It’s good to have a laugh » dit Hrundi V. Bashki dans The Party. On ne peut pas mieux dire… Et peut-être faudrait-il arrêter là le texte de présentation de l’œuvre de Blake Edwards : « It’s good to have a laugh ». Les explications supplémentaires risquent de paraître inutiles et les exégèses prétentieuses. Entre nous, les comiques perdent leurs vertus dès qu’on cherche à les disséquer, ils deviennent impossibles quand on veut les rendre solennels, importants. Si vous voyez un amuseur se prendre pour sa statue, fuyez-le ! (Si vous êtes un pigeon, chiez dessus !) Les œuvres comiques ne supportent pas le discours, elles s’imposent d’elles-mêmes avec l’évidence d’un éclat de rire. Dans la comédie, comme dans d’autres domaines, « les mots, ça fait peur à l’extase »…

Évidemment, par cette introduction je ne me rends pas la tâche facile, occupé que je suis à scier la branche sur laquelle je me suis installé, un ordinateur portable sur les genoux, parfois tapotant sur le clavier, parfois visionnant sur dvd un film du grand Blake (oui, sur l’ordinateur on ne peut que visionner, au cinéma on voit ! on en a plein les yeux !…) Si le Festival de La Rochelle, dans un moment d’égarement, a eu l’idée saugrenue de me demander (à moi !) d’écrire un texte sur Blake Edwards, c’est peut-être pour éviter à tous prix un regard cérébral sur l’œuvre du cinéaste. Aucun danger. Sans doute m’a-t-on demandé ce texte pour que je parle précisément de ce que je veux (la montée des prix, la baisse des températures, les jeux olympiques de 2012, la cote de popularité du premier ministre, les produits allégés, la rue piétonnière St Jean d’Acre, la nouvelle cravate de Julien Lepers…) de tout ce qui me passe par la tête pourvu qu’il ne soit jamais question de l’œuvre de Blake Edwards. Comment savoir ?

Puisque justement les films de Blake Edwards sont si poétiquement paradoxaux, n’hésitons pas une seule seconde à les commenter après cette entrée en matière, je crois assez convaincante, repoussant de façon définitive, et avec quelle énergie ! et avec quelle virulence !, l’idée même du commentaire. Quand il parle de ses premières années, Blake Edwards n’y va pas par quatre chemins : « J’ai eu une enfance pourrie. » Heureusement pour lui, heureusement pour nous, le regard du petit Blake a croisé celui de Charlie Chaplin, de Laurel et Hardy. « J’ai découvert que le seul moyen de m’en sortir, le seul moyen d’exister, c’était de trouver le côté comique de la tragédie, de ce qui me rendait malheureux. » Le cinéma, comme le Croze-Hermitage, le Paris-brest et les mots d’amour, a d’abord une fonction consolatrice.

Chez Blake Edwards, on a beau dire, le rire n’est jamais loin de la mélancolie. Dans S.O.B, on assiste à l’agonie, puis à la mort d’un vieil homme courant sur la plage. Seulement pleuré par son chien qui hurle douloureusement au milieu de l’indifférence et l’égoïsme cynique du monde frelaté d’Hollywood, le vieux joggeur va être emporté par la marée avant d’échouer sur le sable comme une quelconque épave, un bois flotté, un pneumatique percé. Je vais tenter d’éviter le cliché habituel concernant les larmes du clown mais avouez qu’il n’y a pas toujours de quoi rire… On pourrait d’ailleurs s’amuser à ne considérer les films de Blake Edwards qu’à travers leurs arguments et imaginer comment un cinéaste plus solennel, plus pontifiant (je suppose qu’il en existe) les aurait traité…

Si Boire et déboires (Blind date) parle du drame de l’alcoolisme, Victor Victoria traite de l’identité sexuelle. Avec un tout petit peu d’effort, de violence, un rien d’esprit malsain, il y avait possibilité de faire bien plus lugubre, de faire beaucoup plus sordide… L’Extravagant Mister Cory (Mister Cory) et Diamants sur canapés (Breakfast at Tiffany’s) traitent de la lutte des classes, mais on ne saurait accuser le réalisateur de didactisme. Au lieu de rire devant The Party, on pourrait très bien, si l’on n’était si indifférent au malheur des autres, se solidariser devant la descente aux enfers d’un intermittent du spectacle qui dès le début du film se retrouve abusivement licencié (A-t-il obtenu ses 507 heures ? Qu’en est-il de sa date anniversaire ? Est-il déclaré par cachets ou mensuellement ? Le ministre va-t-il une fois pour toutes réussir à régler le problème ? Autant de questions qui restent en suspens…). Humilié, rabaissé, mortifié, il tentera cependant avec courage et détermination (l’intermittent, pas le ministre…) de s’introduire dans une réunion qui lui est globalement hostile. Est-ce si drôle de se sentir exclu, rejeté par tout un groupe social ? Oui, évidemment, quand c’est Blake Edwards qui est derrière la caméra et Peter Sellers devant.

Peter Sellers ! Il existe, de par le monde, toute une société secrète, une confrérie étonnante et hétéroclite dans laquelle toutes les catégories sociales, professionnelles, culturelles les plus diverses se retrouvent et se reconnaissent immédiatement rien qu’en évoquant le souvenir ébloui de l’interprète magnifique du commissaire Clouseau. Leurs visages s’éclairent, leurs yeux s’illuminent. « Ah, quand il est sur des skis ! Ah, quand il fait tourner la mappemonde ! Ah, quand avec Cato il s’initie aux arts martiaux ! Ah, quand il rend fou le commissaire Dreyfus ! » Cette société secrète et réjouissante va encore s’agrandir en ce début d’été, près du port de La Rochelle. C’est une excellente nouvelle.

Au départ, pour Blake Edwards, La Panthère Rose n’était qu’un film de commande. Le projet ressemblait à un divertissement chic, avec argument convenu et casting international, l’occasion sans doute un peu vaine mais nullement désagréable d’admirer Claudia Cardinale et David Niven dans de jolis paysages enneigés… À l’arrivée, le véritable larcin du film ne concerne pas l’affaire du diamant dont l’intérêt peut sembler accessoire mais le film lui-même. Dans la bataille, David Niven va se faire voler la vedette par Peter Sellers qui, avec la complicité de son metteur en scène, va détourner La Panthère Rose pour le transformer en film burlesque, irrésistible. L’occasion pour lui de créer un inspecteur Clouseau, extraordinairement maladroit, lamentable limier, et selon la juste formule trouvée dans Le Dictionnaire du Cinéma de Jean Tulard, « un crétin obstiné, ayant autant de flair qu’un manche à balai. »

On pourrait imaginer Blake Edwards doctoral, pontifiant, donneur de leçons, didactique, grave, austère, exégète de son propre travail. On pourrait même l’imaginer sérieux, allant de festival en festival, le front soucieux, le verbe sentencieux dissertant sur son œuvre devant un public intimidé, baissant les yeux. Mais Blake Edwards n’a pas besoin de faire l’important puisqu’il l’est, sans discussions, aux yeux de tous les spectateurs qu’un jour il a fait rire. En 1965, dans la revue Paris Jour Jacques Tati remarquait « Aujourd’hui, loin de vieillir, les films de Laurel et Hardy sont plus modernes qu’autrefois ». Je me demande si on ne pourrait dire pas la même chose des films de Blake Edwards et… de Jacques Tati. Ces cinéastes qui ont sans doute écouté le lumineux conseil que Charlie Chaplin donnait à Walt Disney : « Tu dois considérer les enfants comme des adultes en puissance et les adultes comme des enfants en puissance, et parler de telle sorte que les uns et les autres te comprennent. » (Cité par Cinémathèque pour vous, n° 6-7, janvier-mars 1973).

Il est finalement assez rare que l’on prenne la peine de rendre hommage à un artiste si léger, si vif, si ironique, à l’humour si subtil, à l’esprit si paradoxal, de saluer par une rétrospective un auteur de comédie, un homme qui aura passé sa vie à tenter de nous distraire, de nous apporter la distance, l’humour, ce regard malicieux, critique et complice qui nous est nécessaire. Il est agréable de savoir que des auteurs de comédie comptent pour des Prune. Je vous le disais : comme l’amitié, la blanquette de veau et les chansons d’amour, le cinéma a des vertus réconfortantes. Comme la silhouette de Charlot, les pleurnicheries de Stanley devant les colères d’Oliver, comme l’authenticité formidable de Bourvil, l’énergie de Toto, la grâce timide de Pierre Etaix, les délires verbaux de Groucho, la candeur insolente de Harpo… La dignité de Clouseau-Peter Sellers, son assurance à toute épreuve et sa maladresse élevée au plus haut niveau de perfection… Qu’est ce qu’il disait Hrundi V. Bahski dans The Party ? Ah ! Oui : « It’s good to have a laugh. »