Makhmalbaf : La Famille Cinéma

Stéphane Goudet (Maître de conférences à Paris 1)

Des frères Lumière aux frères Coen, en passant par les Taviani, les Quay, les Wachowski, les Larrieu, les Farrelly, ou les Dardenne, l’histoire du cinéma, art collectif par excellence, nous a familiarisés, depuis l’origine, avec les fratries de réalisateurs. Il n’est pas rare non plus de rencontrer des couples de metteurs en scène, d’Agnès Varda et Jacques Demy à Jean-Marie Straub et Danièle Huillet ou Anne-Marie Miéville et Jean-Luc Godard, qu’ils travaillent ensemble et/ou chacun de leur côté. Enfin, on connaît bien des familles d’acteurs, intégrant parfois un ou plusieurs réalisateurs, comme les Brasseur, les Féret, les Mastroianni, les Stévenin ou les Garrel. Mais il est, dans le monde, un cas sans doute unique d’une famille cinéma, où cohabitent le père (Mohsen), la belle-mère (Marziyeh Meshkiny), le fils (Maysam) et les deux filles (Samira et Hana), tous réalisateurs connus et célébrés par les plus grands festivals internationaux. Formidable est donc l’idée du Festival de La Rochelle de rassembler les films des Makhmalbaf tournés depuis 25 ans (et souvent produits au sein de la biennommée « Makhmalbaf Film House », qui voit quatre de ses membres échanger parfois les fonctions de scénariste, réalisateur et monteur), afin d’en montrer la cohérence, la singularité et la qualité exceptionnelle. D’autant que cette unité familiale remarquable contraste fortement avec la diversité géographique de leurs productions et lieux de tournage : l’Iran, bien sûr, pour tous les premiers films de Mohsen Makhmalbaf, la Turquie pour Le Temps de l’amour, le Tadjikistan pour Le Silence, l’Afghanistan pour Kandahar, Israël pour The Gardener, la Géorgie pour Le Président, l’Angleterre pour ses courts métrages les plus récents. À lui seul, cet éclatement géographique raconte le destin humain, historique et politique passionnant d’une tribu d’artistes courageux, travailleurs, engagés et talentueux.

La première caractéristique du cinéma des Makhmalbaf pourrait tenir dans leur goût prononcé pour l’image marquante, telle qu’Alfred Hitchcock la définit. Soit un plan très composé, une idée visuelle qui par sa singularité, son étrangeté, sa démesure, s’imprime durablement dans l’esprit du spectateur et semble, à tort ou à raison, contenir et révéler l’origine ou la raison d’être même d’une œuvre donnée. Des dizaines d’estropiés qui courent en zone aride après les jambes artificielles qui leur tombent du ciel accrochées à des parachutes : l’image paraît motrice et susceptible d’avoir motivé la réalisation de Kandahar. De même, lorsqu’on pense au Tableau noir de Samira Makhmalbaf, on revoit ces instituteurs qui portent à même le dos les tableaux sur lesquels ils entendent donner cours aux élèves rétifs qu’ils cherchent à recruter. Une main d’enfant puis deux qui tentent en vain d’attraper une pomme fixée telle une queue de Mickey sur un manège ou un appât au bout d’une canne à pêche : voilà de quoi forger une scène métonymique du premier film de Samira, La Pomme. Car ces plans emblématiques sont aussi bien souvent des plans allégoriques ou symboliques. Les tableaux noirs transforment les instituteurs en oiseaux prêts à prendre leur envol mais qui, lestés par leurs propres ailes, semblent cloués au sol. Car le savoir n’est à même de libérer corps et esprits que s’il est désiré, convoité, partagé. La pomme du titre du film représente précisément cet appétit inassouvi, cette soif d’apprendre, ce fruit de la connaissance dont les deux héroïnes sont privées par leurs propres parents. Quant aux hommes infirmes, ils sont eux aussi tenus à distance de l’objet de leur désir et lancés dans une quête acharnée : celle de la reconstruction de leur propre corps. Souvent chez les Makhmalbaf, l’image marquante et l’émotion sont fondées sur le manque et l’absence.

Pourtant, comme l’a rappelé en 2015 l’accueil réservé par la presse au Président réalisé par Mohsen Makhmalbaf, cette dimension symboliste qui caractérise une partie des œuvres de la famille est parfois à l’origine d’incompréhensions de la part de la critique française, qui fuit la belle image et privilégie d’autres façons de faire sens, moins emphatiques peut-être, correspondant à un cinéma plus immédiat, plus réaliste ou naturaliste, jusque dans le jeu des comédiens. Pour en rester à la figure du handicapé, celui qui ne comprend pas que Le Silence tend un miroir au cinéma pour proposer une variation sur les rapports entre l’image et le son, réduit ce film-là à l’artifice des yeux fermés du jeune aveugle. Or bien souvent, comme le cinéma d’un Paradjanov par exemple, l’art formaliste des Makhmalbaf relève de la fable et procède par énigmes. Des énigmes jugées, selon les plus hostiles, trop simples et explicites, accordant trop de place aux symboles constitués et aux bons sentiments, selon d’autres réticents, trop obscures ou codées, les messages universels se nourrissant d’une littérature et d’un art persans, largement ignorés, hélas, en Occident.

L’œuvre des Makhmalbaf est pourtant passionnante, au moins pour trois raisons : plastiquement, narrativement, politiquement. L’ouverture somptueuse du Cycliste, premier film dans la chronologie de cette rétrospective (1989), confirme le goût de Mohsen Makhmalbaf pour l’abstraction, pour la composition géométrique des plans et pour les effets de masque ou de vision partielle, que le film multiplie. Le cercle infernal dans lequel tournent les motos est reproduit au sol par les tours sans fin du cycliste en figure de Sisyphe. Le réalisateur invente des axes de caméra et des mouvements virtuoses pour que la répétition du motif (qui sert de révélateur des maladies et des vices de la société : pauvreté, mensonge, corruption), n’épuise jamais l’attention du spectateur. Si Makhmalbaf père est un expérimentateur, il ne l’est pas seulement dans le cadre et la composition des images, mais aussi dans le montage et dans l’art du récit, comme on peut le voir dans Gabbeh ou dans Le Temps de l’amour. Dans ce dernier film, il raconte, avec le même trio d’acteurs et de personnages, trois hypothèses de récit différentes. Mais ce choix narratif de trajets parallèles ou alternatifs (ou bien ou bien), des œuvres en apparence plus linéaires de la famille Makhmalbaf le réalisent aussi. Ainsi Le Tableau noir de Samira Makhmalbaf propose-t-il un trajet dédoublé à deux instituteurs confrontés à deux âges de la vie (les enfants, les vieillards) dans une exploration commune du territoire, du savoir et de l’Histoire.

Parfois le récit adopte à son tour une forme circulaire en se bouclant sur lui-même, comme celui d’À cinq heures de l’après-midi, également réalisé par Samira. Mais là encore il ne s’agit pas d’un jeu gratuit avec la forme. C’est bien la société qui entrave la liberté des personnages et les empêche de progresser, même quand ils se projettent en présidente de la république d’Afghanistan ! S’il est d’ailleurs un thème transversal commun à tous les membres de la famille, c’est bien celui de l’enfermement. L’une des images récurrentes de leurs œuvres, quel qu’en soit le signataire, est celle d’enfants retenus contre leur gré derrière des grilles qui évoquent irrésistiblement la prison, comme dans La Pomme, le premier film de Samira, ou Le Jour où je suis devenue femme de Marziyeh Meshkiny. Plusieurs films jusqu’au Président confronteront d’ailleurs très simplement cette liberté empêchée par ceux qui confisquent le pouvoir au désir de glace d’un enfant. Mais il s’agit bien sûr de poser plus largement des questions existentielles, souvent à partir du sort réservé aux femmes : Pourquoi et par qui est-on enfermé ? Comment parvenir à la libération du peuple et des idées ? Même Salam Cinéma et son casting géant parlent sans doute moins du septième art qu’ils n’interrogent le rapport des citoyens au pouvoir et les conditions de leur légitime révolte.

Très nombreux sont alors les films des Makhmalbaf qui placent au centre de leur enjeu la question de l’éducation et de l’école, auquel l’accès ici est souvent interdit, comme dans La Pomme, Chiens égarés ou Le Cahier. On pourrait s’étonner de cet éloge de l’école, car Mohsen a abandonné très tôt les études et a retiré ses enfants du système éducatif traditionnel pour que sa femme et lui leur donnent cours eux-mêmes. Le film Daddy’s School consacré à toute la famille raconte parfaitement leurs motivations. Il s’agissait à la fois de les arracher à une école trop dogmatique, trop idéologique, moins attachée à les former qu’à les déformer, et de leur apprendre cet art de la liberté que peut être le cinéma, pour peu qu’on accorde une attention similaire au plan, au récit, au son et au montage. Mais on ne peut qu’être frappé par un autre constat quand on connaît le parcours personnel de Mohsen Makhmalbaf.

Hormuz Key, Agnès Devictor et Mamad Haghighat rappellent dans leurs histoires du cinéma iranien respectives que Mohsen fut un activiste particulièrement engagé, à l’époque du Shah d’abord (Un instant d’innocence raconte sa propre agression d’un policier, qui lui valut plusieurs années de prison bien réelles), et après la révolution de 1979. Il contribua même à définir « les critères d’élaboration de films islamiques », qu’il appliqua à ses premiers films. Mais après avoir été protégées par les autorités, ses œuvres se firent de plus en plus critiques (notamment Le Mariage des bénis, en 1988, qui fait office d’état des lieux des promesses sociales non tenues par le pouvoir islamique), avant d’être interdites et que lui-même ne choisisse l’exil pour pouvoir continuer à exercer librement son art. Cette rétrospective collective est donc aussi le récit d’une émancipation personnelle et familale, dans laquelle le dogmatisme des débuts a laissé place au doute et au questionnement (particulièrement sensible dans la place accordée à la remise en cause du rôle de la religion par Maysam, son fils, dans The Gardener, filmé à deux en Israël, ou dans la mise en cause des révolutionnaires dans Le Président). À « l’école de papa », alors même que Mohsen a longtemps mis sa propre filmographie entre parenthèses pour servir l’œuvre débutante de ses enfants et de son épouse, le professeur aura sans doute autant appris de ses élèves que la réciproque.