The House That Lars Built

Thomas Aïdan, directeur de la rédaction de La Septième Obsession

Connaissez-vous vraiment Lars von Trier ? Faut-il un manuel pour cerner toute l’ambitieuse architecture filmique qui se pose face à nous ? Non, il faut prendre un ticket et faire le grand voyage. Les films du cinéaste danois laissent toujours une empreinte singulière sur nos échines. D’une richesse absolue et d’une densité rare, son œuvre faite de quatorze longs métrages, complexe et généreuse, est une rivière d’idées inépuisable. La fragilité des sentiments enrubannés d’une certaine violence vécus par les personnages fait de Lars von Trier le maître sentimental incontesté du cinéma contemporain. Son extrême lucidité à l’égard de nos sociétés malades génère à chaque film une résonance puissante et habitée. En radiographiant visuellement, non sans un certain romantisme noir, le monde tel qu’il est, il rejoint les élans esthétiques de Andreï Tarkovski ou de David Lynch – dans son art de peindre plutôt que de raconter. Car le grand cinéma est souvent plus proche de la peinture que de la littérature. Et l’esprit inquiet de Lars von Trier est un véritable moteur à exaltations esthétiques, comme celles qui ouvrent Melancholia. Rarement une ouverture de film ne nous a paru aussi opératique et époustouflante, isolant et sublimant les séquences phares de la fin du film dès les premières secondes. Geste fou d’entreprendre ainsi des images et des récits, nous plongeant souvent dans un état d’émerveillement. Mais l’ouverture d’un film pour von Trier n’est pas qu’un passage obligé, c’est un passage secret, celui qui nous fait pénétrer son état du monde.

 

Son cinéma est mémorable, visuellement cela va s’en dire, mais aussi et surtout pour le behaviorisme à l’œuvre, psychologie scientifique qui vise à démontrer comment les comportements humains sont explicables par l’environnement des sujets étudiés. Lars von Trier regarde ses personnages attentivement et observe méticuleusement comment ces derniers réagissent à ce qui les entoure. Difficile d’oublier les errements du personnage joué passionnément par Björk dans Dancer in the Dark, ses excès lyriques comme ses moments de solitude face à l’immondice. Impossible également de ne pas voir dans le personnage de Justine (Kirsten Dunst) dans Melancholia, une douleur de vivre régie par l’arrogance de la médiocrité environnante. Sa déliquescence écrasante qui s’envenime tout au long du film est si grande qu’elle prend métaphoriquement la forme d’une planète, Melancholia. Quoi qu’il en soit, chaque trajet de vie est unique, et malgré les influences nombreuses qui peuvent le conditionner, il y a un plaisir fou à suivre l’évolution des personnages de Lars von Trier, assis, en train de marcher ou en train (motif récurrent que l’on retrouve dans Europa, Dancer in the Dark ou encore Nymphomaniac). Écorchés vif, à fleur de peau, cabossés par le mouvement de la vie, ils ne comprennent pas toujours l’origine de leur existence, mais n’hésitent toutefois pas à franchir leurs limites (la jeune Joe dans Nymphomaniac jouant avec une amie à celle qui séduira le plus, et ce, ad nauseam). Le voyage orgasmique (mais pas que) de Joe, interprété avec force et courage par Charlotte Gainsbourg, est une vaste conversation autour de sa vie sexuelle. Durant plus de cinq heures, elle et son interlocuteur tentent de comprendre ce qu’elle est. Le fameux Qui suis-je ? est une pierre angulaire du cinéma de von Trier, un cinéma qui cherche constamment à interroger notre âme et à nous questionner sur notre identité profonde. Puissantes fables philosophiques, les films du Danois creusent profondément dans les arcanes humains, auscultent les déterminismes et ce qui peut parfois s’en dégager, quitte à faire preuve de temps en temps d’ironie. Dans Les Idiots, le cinéaste réfléchit sur les fondements de l’intelligence et le regard porté par la société sur l’altérité. Politique, le film l’est assurément, mais c’est surtout à un niveau supérieur qu’il faut regarder, et voir intensément comment ces «idiots» baguenaudent face à ces «bourgeois» méprisants. Tout son cinéma se situe précisément-là, au sommet de l’Intelligence.

 

Ces contes longs et denses (les films de Lars von Trier durant généralement plus de deux heures) sont construits comme des périples absolus, brillamment chapitrés. Les bouleversantes ouvertures de chapitres de Breaking the Waves sont pensées comme des tableaux résumant l’intensité de chaque partie qui s’ouvre à nous. Le cinéma de von Trier est séquencé ainsi, davantage comme un ensemble de portes secrètes qui se présentent et nous intiment de rentrer. C’est aussi une manière de dire que la vie est une succession de chapitres, une vaste comédie humaine qui mérite la plus vibrante des poésies et des ouvertures de grande ampleur. Ses films ne sont donc pas tout de go, ils prennent savamment le temps de s’installer et de distiller un sentiment de vertige sur la durée. Il faut une maîtrise du temps et de ses secrets pour arriver à une telle conception temporelle. Le temps, c’est aussi un don fait aux personnages, chacun arrivant à prendre sa place, nous narrer leur ressenti et faire exister leur propre château sensoriel. Le grand dialogue de Nymphomaniac ne peut être permis parce que le cinéaste autorise cette extra-durée dans la parole de ses protagonistes.

 

Cette tendresse est mal connue de son cinéma, que l’on pense à première vue provocateur et turbulent, alors qu’il est doux comme la rosée – attentif comme rarement. Grand révélateur de vérité, von Trier tisse ses récits sur les bases empiriques de nos existences terrestres, mais avec un torrent d’amour. Sur l’affiche de Breaking the Waves, il est inscrit «L’amour est un pouvoir sacré». Là réside la clef ultime de tous les films de Lars von Trier : l’amour. Malmené, kidnappé, trahi, manipulé, usurpé, il resurgit tel un phénix. Pour von Trier, l’amour est un absolu, un idéal cosmique, ce qui fait un. Même dans un film aussi rude et «insupportable» que Dancer in the Dark, le choix de la comédie musicale cautérise les plaies, et offre à son héroïne un moyen d’apaiser son dédale tragique. Cette onguent chanté n’est pas une chimère, il est réel. Par le chant, la douleur sonne moins forte, un peu comme si le cinéaste nous susurrait «malgré l’adversité, l’Art nous sauvera toujours». Expression ultime de l’existence, l’Art rassemble et fait œuvre. La sauvagerie dans le boudoir est ce qui définirait le mieux l’ensemble formé par les films de von Trier. Si l’on se souvient du pessimisme éreintant de Melancholia, à l’approche de la collision entre Melancholia et la Terre, il faut aussi ne pas oublier nos trois personnages se réfugiant dans leur «cabane magique», conçue au milieu du jardin, dans un dernier sursaut d’espoir. Car, au fond, rien ne se détruit, tout se transforme. Cette «violence tamisée» se ressent aussi énormément dans l’immense et injustement incompris The House That Jack Built, le dernier film du cinéaste (qui fait écho à son premier long métrage, Element of Crime), puisque l’humour noir et l’ambivalence de la réalisation détonnent avec la folie maladive de Jack, serial killer complètement toqué. Lars von Trier a conscience de l’atrocité d’une société capitaliste perverse qui rend les humains vils et moribonds. Metteur en scène des douleurs qui nous consument, il n’oublie toutefois pas de nous faire danser et nous ouvre aux pleins pouvoirs de l’imaginaire. Nous rappelant également que la Lumière côtoie toujours les Ténèbres. Qu’une même personne peut tour à tour être bourreau et victime, intelligente et mesquine, attentive et égoïste. De cette essence paradoxale qui est la nôtre, le Danois en libère une poésie étrange, parfois complètement gloomy (comme dans le percutant Dogville, où le refuge devient prison, ou bien dans Antichrist, d’une violence abyssale, sur la perte d’un enfant et sur la culpabilité qui en découle). Si immense douleur il y a, l’extrême beauté de la photographie, la sensualité du rythme sonore, la grâce cristalline de la mise en scène viennent sublimer l’ineffable. Lars von Trier a bâti une œuvre qui fait vibrer le cœur, comme des petites secousses paroxystiques qui nous dévoilent toute l’ingénierie qui nous architecture (Jack dans The House That Jack Built est d’ailleurs architecte). Une œuvre en mouvement qui sonde toutes les parties intimes de la vie, même ce qui peut sembler superflu, car tout peut devenir sublime. C’est le charme d’un état de l’âme qui ne souffre pas de l’éphémère.

 

On pourrait essayer de classer Lars von Trier parmi les autres cinéastes de sa génération, mais comment classer l’inclassable ? Lorsqu’un cinéaste arrive à un tel niveau de vertige esthétique et poétique, il est détaché du reste du monde, il a construit son propre sentier, sa propre maison. Ce qui rend son travail si singulier, c’est assurément la mise en scène, étourdissante et indicible. Ce n’est pas juste filmer un scénario, ou faire un film, c’est faire le Grand Œuvre. Effort majeur d’un artiste qui fait jongler les images entre elles et nous dessine méticuleusement le monde. Cette clairvoyance peut rendre difficile l’acceptation de la fiction, mais elle est précieuse pour la part de vérité qu’elle nous offre. Par son romantisme noir, sa poésie parfois funeste, le cinéaste laisse infuser une certaine inquiétude, et parfois un cynisme, en bon farceur qu’il est, mais sa plus profonde raison d’être est la joie de faire des films, de bâtir des empires sentimentaux qui nous bouleversent et nous font progresser dans notre acceptation de notre condition existentielle. En août dernier, sa société de production, Zentropa, a annoncé qu’il était atteint de la maladie de Parkinson, une maladie neurodégénérative irréversible et lente qui affecte le système nerveux central. Étrange coïncidence avec une œuvre aux nervosités extrêmes, mais au souffle salvateur – le génie von Trier n’a pas fini de converser avec l’Univers.