L’alchimiste de Prague ou le fantôme du surréalisme

Pascal Vimenet

Une définition par le Caravage du rôle de la peinture pourrait s’appliquer à toute la problématique de l’oeuvre de Jan Švankmajer : « Tout tableau est une tête de Méduse. On peut vaincre la terreur par l’image de la terreur. Tout peintre est Persée ».(1)

L’oeuvre protéiforme de Svankmajer vise fondamentalement à piéger la terreur – et l’angoisse (enfantine ?) qui lui est attachée – en lui renvoyant son image, comme Persée le fit à Méduse, pour la pétrifier dans l’instant, pour n’en faire, en dévoilant son irrationalité et sa métaphysique, juste qu’une image…

Jan Švankmajer y voit une thérapie qui vise à mettre à nu le fonctionnement du désir et de ses impulsions/répulsions dans une confrontation au tabou social. Dès lors peut-on envisager les démarches créatrices de Jan Švankmajer presque sous ce seul angle : à la violence et au chaos de nos sociétés contemporaines répondent ses exorcismes et ses exercices cathartiques pour les contenir et les détruire. C’est dire que l’enjeu de ce processus n’est pas seulement celui d’un sauvetage individuel.

Peut-être est-ce l’une des raisons qui ont fait que Jan Švankmajer s’est reconnu très vite dans l’orientation et la pratique des surréalistes pragois : à l’opposé de l’Europe occidentale où le surréalisme est désormais perçu comme appartenant à l' »histoire de l’art », se proclamer surréaliste là où le réalisme socialiste était le dogme culturel de l’Etat prenait un sens corrosif.

Surréaliste « sarcastique », en opposition au surréalisme lyrique d’André Breton, Jan Švankmajer, figure déjà légendaire et obscure, pourrait à juste titre être surnommé « l’alchimiste de Prague », tant il est vrai que la juxtaposition de son lieu de vie et ses pratiques artistiques coïncident.

Perchés dans les hauteurs de Prague, non loin du château, dans l’une des ruelles les plus anciennes dont on dit qu’elle fut habitée par les alchimistes du XVIe siècle, Jan Švankmajer et sa femme Eva Svankmajerová semblent y poursuivre une quête où la transmutation des objets du XXe siècle joue aussi un rôle de premier plan. Peut-être ce XVIe siècle exerce-t-il encore une influence évanescente et hermétiste, de loin en loin, dans l’oeuvre de Jan Švankmajer, lorsque les ombres d’Arcimboldo et de quelques maniéristes pragois viennent à s’y profiler…

Poète, dessinateur, peintre, céramiste, cinéaste, Jan Švankmajer est mu par la conviction qu’il faut redonner à l’irrationalité de l’esprit humain, qui possède une énorme énergie, son espace officiel…

Parcours et résonance

Né à Prague en 1934, Jan Švankmajer, de 1950 à 1954, y a suivi des cours à l’Ecole supérieure des arts décoratifs, puis ceux de la Faculté de théâtre et des beaux-arts de Prague (sur la marionnette). Au théâtre de marionnettes de la Lanterne Magique, il découvre le cinéma. A partir de 1958, il crée des collages, des objets et des sculptures tactiles. En 1964, il réalise un premier film d’animation de marionnettes-objets, dans le studio national tchèque, Kratky Film Praha. Quatorze autres films, mêlant prise de vue réelle et/ou plusieurs techniques d’animation, suivront jusqu’en 1974, puis quinze autres à partir de 1980.

Jan Švankmajer rencontre la peintre surréaliste Eva en 1960. Le couple fait la connaissance, en 1970, du poète et théoricien Vratislav Effenberger, chef de file du groupe surréaliste de Prague. Jan

Svankmajer insiste sur cette appartenance, soulignant la nature spirituelle du mouvement : « Le groupe surréaliste tchèque existe depuis 1934. (…) Le Surréalisme n’est pas un art, c’est un mouvement transversal qui comprend aussi la philosophie, la psychologie ou la psychothérapie. Il s’agit d’un chemin vers la liberté, c’est une manière de vivre (…) ». (2)

Peu de temps après le printemps de Prague, le groupe surréaliste pragois entre de nouveau dans la clandestinité. Durant sept ans (1973-1979), Jan Švankmajer ne peut s’exprimer au cinéma. Deux de ses films sont interdits (Le Jardin, 1968 ; l’Appartement, 1968).

Il est très frappant de constater, rétrospectivement, que c’est à partir de 1974, première année où Jan Švankmajer est en quelque sorte privé de la « vue-cinéma », qu’il développe véritablement son approche du tactilisme. Cette expérience repose sur le rapport qu’entretiennent l’imaginaire et ses formes avec le toucher. Jan Švankmajer est l’homme qui continue à produire de l’image dans les ténèbres imposées… Sa collaboration avec Eva Svankmajerová s’en trouve accentuée.

Période de macération : le processus créatif devient peut-être plus labyrinthique encore, multipliant à l’envi les fausses pistes, les chausse-trapes, les trouvailles drôles ou cruelles, les jeux ironiques, bref un catalogue entier digne du Grand Jeu surréaliste.

Dédale 1 : l’exposition

L’exposition, réceptacle de cette démarche et des échanges infinis qui se sont noués entre plusieurs formes d’expression, a tout, en apparence, du bazar où se côtoient collages divers, céramiques, décors peints, objets tactiles. Ici, les objets dialoguent entre eux et avec nous. Et, à plusieurs reprises, font signe aux films diffusés.

Eva Svankmajerová évoque l’oeuvre commune, notamment des céramiques signées du pseudonyme

d’E.J. Kostelec : « Ces initiales [d’E.J.], c’est pour dire que les choses ont été faites par Jan et moi. Nous travaillons avec les mêmes matériaux, nous partageons la même vie, mais nous nous exprimons d’une façon assez différente ».3

Grande ambition : ré-interroger, en duo, notre monde contemporain, ses valeurs et ses orgueilleuses catégorisations, au nom de la sensibilité de l’imaginaire et d’un humour souvent ravageur. Tenter de réveiller les sensations premières… Le visiteur est invité à toucher le dissimulé ou l’inaccessible pour « voir ». Appel à la liberté, cri anti-rationaliste, l’exposition abolit et réfute les compartimentations habituelles. Elle travaille à réactiver les résonances, à rétablir l’écheveau de la vie et on s’y perd, comme dans son dédale…

Dédale 2 : les films

A l’image des oeuvres exposées, le cinéma de Jan Švankmajer est un cinéma de la dévoration, c’est-à-dire de la passion. Il ingère tout ce qui passe à sa portée pour en modifier la constitution et en proposer une métamorphose.

Ce travail s’est développé à la fois en écho à celui du burlesque américain Charley Bowers, à celui du réalisateur tchèque Emile Radok (auteur d’un Johanes Docteur Faust en 1958) et à celui de Luis Bunuel.

Jan Švankmajer est peut-être le seul réalisateur à répondre à l’appel implicite de l’Age d’or de Bunuel (1930) et à prolonger ainsi l’expérience surréaliste au cinéma, convoquant certains principes similaires (conventions sociales opposées au désir individuel ; rejet du principe de causalité ; personnages

fragmentaires non psychologiques ; éviction d’un espace-temps homogène, notamment par un montage favorisant le gros plan).

A ces influences cinématographiques, Jan Švankmajer dit qu’il faut ajouter celle de ses maîtres en peinture. Et de citer au premier rang « l’intelligence miraculeuse de Max Ernst » puis les figures de Jérôme Bosch, Magritte, Chirico…

Cinéma métis, nullement réductible à l’animation, il est d’abord influencé par la scénographie théâtrale, par une prédominance de l’objet, par une attirance pour les espaces clos, par une revendication cannibaliste, par le thème envahissant de la peur.

Certains des premiers films (La Fabrique de petits cercueils, 1966 ; Don Juan, 1970) révèlent la fascination pour les marionnettes et leurs symboliques, les décors et les dispositifs en trompe-l’oeil. Dès ces années, plusieurs films jouent du rapport de la prise de vue réelle au truquage animé, tel L’Appartement (1968), qui célèbre une hallucinante révolte d’objets. La Chute de la maison Usher (1980) puis Le Puits, le Pendule et l’Espoir (1983), notamment adaptés de l’un de ses grands auteurs de prédilection, Edgar Allan Poe, amplifient cette approche où la déréliction et le délitement organique dessinent des mouvements d’entropie, noirs et sarcastiques, allégories voilées de nos sociétés.

Puis Dimensions du dialogue (1982), jeu de fusion véloce et diabolique où le passage du différencié à l’uniforme est au centre du propos, le consacre internationalement.

Après s’être confronté une première fois à l’oeuvre carrollienne avec Jabberwocky (1971), il récidive de manière décisive avec Alice (1987), dont le titre à lui seul situe l’enjeu post-carrollien. Nous ne sommes plus tout à fait au Pays des merveilles, même s’il en subsiste de beaux résidus. Ready-made cinétique par excellence, Alice propose une interprétation radicale et malicieuse qui balaie les archétypes mièvres qui entouraient l’imagerie d’Alice.

Au crépuscule de la chancelante Démocratie populaire, Jan Švankmajer donne un grinçant court métrage, Jeux virils (1988), où le thème choisi – l’hystérie footbalistique – fait trait d’union avec une préoccupation presque quotidienne de l’European Way of life. La Fin du stalinisme en Bohême (1990) célèbre à sa manière – dissectrice – l’éviscération d’un ventre malheureusement fertile.

Pour la fin de ce siècle bouleversé se précisent alors, dans les longs métrages qui suivent, avec la fatalité faustienne (Faust, 1994 ; Otesanek, 2001) et le principe de plaisir (Les Conspirateurs du plaisir, 1996), les deux figures centrales de Thanatos et Eros. Un grand classique en quelque sorte !

Peu à peu, à l’insu de tous, et peut-être même de lui-même, l’oeuvre cinématographique de Svankmajer est devenue l’une des sources actives d’un renouveau esthétique et thématique en Europe de l’Ouest et aux États-Unis (frères Quay, Tim Burton…).

Mais il est temps de pénétrer dans ces arcanes dédaliques. Avec un peu de chance, vous y croiserez l’esprit du surréalisme, en les personnes des deux artistes invités : Jan Švankmajer et Eva Svankmajerová…

(1) Pascal Quignard, le Sexe et l’effroi, p. 118, Folio, avril 1999.

(2) Jan Švankmajer, un surréaliste du cinéma d’animation, Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg, entretien avec Maïa Bouteillet et Georges Heck, Prague, 24 février 1997.

(3) Les Chimères des Svankmajer, remarquable documentaire de Michel Leclerc et Bertrand Schmitt projeté à La Rochelle en accompagnement, 2001.