Philippe Faucon

Serge Kaganski (critique de cinéma)

La force tranquille. C’est ce slogan de la campagne présidentielle 1981 de François Mitterrand (évoquée dans le premier épisode de la série Fiertés) qui vient d’emblée à l’esprit quand on pense à Philippe Faucon et à son cinéma. Sauf qu’ici, il ne s’agit pas de communication politique mais de ce qui résume au mieux un art qui conjugue ces deux qualités a priori contradictoires : la puissance et la tranquillité. Philippe Faucon est en effet de ces cinéastes qui n’ont nul besoin de procéder par de grandes gesticulations, de s’en remettre à des effets de manche scénaristiques ou stylistiques, d’affirmer démonstrativement leur vision. Au contraire, c’est par la placidité, l’épure, la simplicité et la sécheresse de trait, l’ellipse, l’économie du récit et de la forme, les fins ouvertes, le recours ultraparcimonieux à la musique, une sorte d’équivalent cinématographique de la fameuse « ligne claire » chère à Hergé – bref, c’est en restant fidèles au « less is more » que ses films développent une force émotionnelle dont le degré d’intensité est inversement proportionnel à la frugalité des moyens mis en œuvre. Une force émotionnelle ET politique devrait-on s’empresser d’ajouter, tant la sobriété du style Faucon est inséparable des thèmes, personnages et types de récits qu’il choisit de représenter, soit la part dominée, marginalisée voire exclue de notre société : jeunes en difficulté, adolescents en déshérence, émigrés « visibles » et leurs descendants français, toxicomanes, chômeurs, gays et lesbiennes, femmes, classes populaires… Comment vivre quand on n’est pas né dans la partie haute de l’échelle sociale, quand on n’est pas issu de l’origine majoritaire, quand on n’est pas français depuis dix générations et, plus généralement, quand on n’est pas hétéro-blanc-CSP+ bien installé dans sa vie professionnelle, sociale et affective. On dit souvent que le cinéma français est trop parisien, trop élitiste, trop blanc, trop bourgeois, ce qui est en partie une réalité mais aussi un cliché puisqu’il existe des cinéastes tels que Philippe Faucon (ou Abdellatif Kechiche, Laurent Cantet, Robin Campillo, Kervern-Delépine, ou encore Maurice Pialat, Agnès Varda, nos cousins belges Luc et Jean-Pierre Dardenne…) qui n’ont eu de cesse de filmer depuis de longues années ces êtres soi-disant « invisibles » ou « jamais représentés », vivant plutôt à la marge qu’au centre de notre société.

Ces individus que l’on hésite à qualifier de « marginaux » tant cette épithète revêt une connotation négative, Philippe Faucon les a filmés dès ses débuts comme l’atteste Sabine, son second film (et le premier chronologiquement de l’hommage rendu à Philippe Faucon par le Festival de La Rochelle). Il n’est d’ailleurs pas indifférent que beaucoup de films de cet auteur soient titrés d’après le prénom de leur personnage principal (outre Sabine, on relèvera Samia, Fatima, Amin…) comme un symbole de l’attention totale et de l’empathie profonde que leur accorde le cinéaste. Pourtant, dans le cas de Sabine, ce prénom est « piégé » : Sabine est le pseudonyme que choisit l’héroïne, Agnès, quand elle s’adonne à la prostitution pour survivre et se payer ses doses de drogue. À 17 ans, en terminale, Agnès a quitté son domicile et son père alcoolique, squatté un temps chez divers copains ou copines, avant de s’installer chez Jérôme dont elle tombe enceinte. Mal à l’aise avec cette maternité précoce, elle se laisse « voler » son bébé par sa belle-mère, quadragénaire au fort tempérament et toujours tenaillée par un désir maternel. Agnès quitte Jérôme et dégringole dans l’addiction et la prostitution. Ce parcours sombre (mais éclairé par le rai de lumière de la dernière séquence) pose déjà la plupart des jalons de la vision Faucon : attention à un chemin de vie hors norme qui associe jeunesse, précocité, précarité, drogue, prostitution, mais aussi liberté, combat, pugnacité, refus des déterminismes et des convenances sociales ; frontalité et simplicité du récit ; épure du style, recours aux ellipses narratives, souci des corps et des visages, en particulier celui de son héroïne et actrice Agnès/Sabine/Catherine Klein. Preuve de la cohérence du cinéaste, la jeunesse en révolte de Sabine et la « faillite » de ses parents seront déclinées sous de multiples variations dans Mes dix-sept ans, Les Étrangers, Samia, Fiertés et bien sûr, sur le mode le plus radical possible, dans La Désintégration.

La Désintégration est un point culminant et particulièrement anxiogène (mais aussi prophétique, ce film ayant été réalisé avant les attentats de Toulouse, de Charlie Hebdo, du Bataclan et suivants) dans l’étude radiographique ample et complète menée par Philippe Faucon sur les Français d’origine maghrébine et subsaharienne, l’autre grand axe de son œuvre. Dès Les Étrangers, le cinéaste dresse le portrait d’un jeune Français d’origine algérienne dont les parents et le frère ont du mal à accepter l’homosexualité. Il part servir chez les Casques bleus français en Bosnie, milieu où il est en butte à l’homophobie et au racisme. Le cinéaste prouve là sa finesse d’écriture et son absence de manichéisme : s’il montre les préjugés de certains « Gaulois », il ne cache rien non plus de ceux qui persistent dans la culture traditionnelle maghrébine. Son héros est doublement opprimé : en tant qu’Arabe et gay chez les Blancs, et en tant qu’homosexuel dans sa communauté et sa famille. Philippe Faucon ne juge jamais ses personnages et son regard pourrait être qualifié d’intersectionnel en ce qu’il parvient toujours à montrer les beautés et laideurs de chaque groupe social, de chaque communauté. Cette finesse est exemplaire dans Samia, portrait d’une jeune adolescente franco-maghrébine qui tente de résister et d’échapper au rigorisme religieux de sa mère et à la violence de son grand frère. Si Philippe Faucon filme avec hauteur et noblesse une part des us et traditions maghrébines (les costumes, la nourriture, la langue, les rituels…), il ne cille pas quand il montre aussi la brutalité patriarcale, les interdits abusifs de l’éducation religieuse, l’enfermement communautariste. Si les musulmans sont une minorité victime d’injustice sociale en France, les femmes musulmanes subissent de surcroît la soumission à l’ordre masculin de leur communauté. Cette empathie pour les minorités, doublée d’un refus de peindre le monde en noir et blanc simpliste, trouve aussi un beau terrain d’expression dans La Trahison, situé pendant la « guerre sans nom » que fut la guerre d’Algérie : le cinéaste s’y intéresse à un double jeu de conflits de loyautés. D’une part, les militaires français d’origine algérienne pris entre l’armée française qu’ils servent et leurs frères algériens opprimés, d’autre part un officier français tiraillé entre son amitié pour ses soldats d’origine algérienne et le soupçon que ceux-ci œuvrent clandestinement pour le FLN. Toutes les lignes entre le bien et le mal sont ici brouillées par un écheveau complexe d’intérêts contradictoires où les enjeux politiques et moraux s’entrechoquent avec les relations individuelles. La finesse de Philippe Faucon peut aussi se lire d’un film à l’autre. Ainsi, si La Désintégration s’intéresse à un groupe de jeunes qui préparent un attentat (funeste réponse à des interrogations et sentiments légitimes), le film suivant, Fatima, se focalise au contraire sur une famille qui serait plutôt un modèle d’intégration : la fille aînée prépare des études de médecine alors que la mère, femme de ménage parlant mal le français, écrit en secret des poèmes en arabe. Outre le fait que La Désintégration soit un film masculin et Fatima un film féminin, Philippe Faucon montrant ainsi subtilement que le genre est peut-être aussi un paramètre dans la complexe question de l’intégration, le cinéaste indique à travers ce diptyque que la double culture et le sentiment d’exclusion ressenti à tort ou à raison par les enfants de l’immigration peut parfois mener au pire (le nihilisme, la morbidité, le refuge vers une version malade de la religion…) mais surtout au meilleur (la soif d’apprendre, l’envie de travailler et de réussir…). Le devenir-jihadiste est un risque, pas une fatalité, semble nous dire le cinéaste.

L’entre-soi, le communautarisme, l’enfermement dans sa « tribu » ne sont pas non plus la panacée pour les minorités françaises. Dans le cinéma de Faucon, les échanges sont fréquents, souhaitables, féconds. Les Étrangers se conclue par un mariage entre une jeune femme d’origine maghrebine et un Africain, scandé par les discours bouleversants d’ouverture et de dignité des deux pères, Dans la vie (non présenté dans cet hommage) raconte l’amitié entre deux voisines, l’une juive, l’autre musulmane, alors que le nouveau film du cinéaste, Amin, observe la rencontre amoureuse entre un travailleur immigré sénégalais (Amin) et une infirmière parisienne blanche (Gabrielle). Au départ, nulle évidence dans cette relation : Amin chérit une épouse et des enfants laissés au pays et il travaille sur le chantier de rénovation de la maison de Gabrielle. Entre eux, une barrière invisible mais puissante, de nature ethnique, sociale, voire nationale et linguistique (Amin est peu disert en français, langue qu’il maîtrise mal). Et pourtant, petit à petit, insensiblement, la chimie du désir et des sentiments opère. Ce mouvement amoureux est emblématique du cinéma de Philippe Faucon où rien n’est jamais figé, gravé dans le marbre des préjugés ou des idées reçues, où tout est toujours ouvert à l’imprévu, à l’indécidable, au mouvement imprédictible de la vie et de la liberté humaine.

Le style du cinéaste est indéfectiblement lié à sa vision du monde. On l’a dit, Philippe Faucon retranche plutôt qu’il n’ajoute. Ce minimalisme formel n’est pas simplement une affaire de goût et d’élégance, il est inséparable de l’éthique politique et sociale du cinéaste. Philippe Faucon montre beaucoup de facettes de ses personnages, certaines vertueuses, sympathiques, d’autres critiquables voire insupportables, mais il n’insiste jamais, ne dit jamais au spectateur « ceci est bien, ou mal ». Son style est comportementaliste, exempt de psychologisme : il montre les choses comme elles sont, sans chercher à les expliquer, à les excuser, à les justifier, à les condamner, laissant cette palette d’affects, d’opinions et de jugements au libre arbitre du spectateur. C’est aussi pour cette raison que ses films ne sont jamais « bouclés » par une fin classique qui rassurerait le spectateur en le laissant sortir de la salle avec une issue finale, voire une morale en poche. Presque tous ses films se terminent en pointillé, comme inachevés, laissant la plupart des enjeux grands ouverts et le spectateur sans la moindre certitude sur ce qu’il adviendra ensuite des personnages. Cette façon de faire est extrêmement rare (les producteurs et les argentiers du cinéma mais aussi une grande part du public aiment les histoires qui se terminent clairement) et rend Philippe Faucon extrêmement précieux : son cinéma est un art du questionnement, pas de la réponse, il se fonde sur l’incertitude plutôt que sur les certitudes coulées dans le bronze. Si Philippe Faucon ausculte la liberté toujours à conquérir ou à reconquérir, de ses personnages, il fait aussi de nous des spectateurs libres et adultes.