Le déséquilibre parfait de deux funambules du rire

Serge Bromberg, fondateur de Lobster Films

« Eureka j’ai trouvé », a dû se dire l’immense Leo McCarey en 1927. Il est le directeur des studios Hal Roach, dont les stars sont la bande de gosses des petites canailles, Charley Chase, Snub Pollard et Max Davidson. Et pour la première fois, il fait jouer ensemble Stan Laurel et Oliver Hardy qui sont tous deux depuis une dizaine d’années devant les caméras, mais en solo. Stan Laurel (de son vrai nom Arthur Stanley Jefferson) est anglais. Il a été, avec son ami Charlie Chaplin, à l’école de la troupe de vaudeville Karno. Sur scène de 1908 à 1913, il fut sa doublure, puis son remplaçant. Il connaît tous les trucs du rire, de la scène. Il sait tout faire, il est maître du moindre geste. Il connaît la pantomime et la jonglerie par cœur. C’est un danseur, un acrobate, qui interprète depuis 1917 un personnage coriace, féroce et parfois désarmant connu en France sous le nom de Rigolo. Et disons-le, il ne ressemble pas du tout au Laurel que nous connaissons. Oliver, de son vrai nom Norvell Hardy, est tout le contraire. Peu doué pour les études mais doté d’une voix magnifique, il débute dans le chant sur des petites scènes, puis vend des tickets de cinéma avant de gravir les échelons un à un. Dans les innombrables films interprétés depuis 1914, il joue sans trop se fatiguer les personnages secondaires dans des films peu inspirés. La vie est belle, et les contrats s’enchaînent au jour le jour.Étonnamment, Laurel a été en 1918 le faire valoir d’un acteur aujourd’hui oublié, Larry Semon. Mais il est trop bon, et fait de l’ombre à la vedette. Après quatre films, il est remercié, et remplacé par… Oliver Hardy. Imaginer un tandem entre ces deux-là est une idée de génie. Le maigre et le gros, le poète et le faux sérieux, le grand et le petit. D’ailleurs, pour information, Laurel, c’est le petit! Le premier film officiel de Laurel et Hardy date de 1927, The Second Hundred Years. Cela fait dix ans que Chaplin ne fait plus de courts métrages, Harold Lloyd et Keaton ont également arrêté depuis quelques années. La place des avant programmes est donc libre, et aucun candidat sérieux n’a l’expérience et le talent de ces deux-là.

Fred Guiol et Clyde Bruckmann sont les réalisateurs de ces premiers films. Mais celui qui écrit les scénarios, règle les gags, supervise les films, c’est bien sûr Stan Laurel. Il est seul maître à bord, comme l’est Chaplin de son côté. D’ailleurs, le succès aidant, les salaires des deux hommes seront négociés ensemble, étant entendu que le salaire de Laurel sera toujours le double de celui de Hardy. Ce dernier ne s’en plaint pas, puisque pendant que Laurel est en salle de montage, il joue au golf et accumule les conquêtes féminines.Laurel et Hardy, ce n’est pas uniquement le vieux modèle de l’Auguste et du clown blanc. À eux deux, ils créent le déséquilibre parfait. L’un est poète, absurde, inventeur malgré lui de situations dont il ne réalise jamais la gravité ou l’absurdité. L’autre comprend le désastre, mais tout aussi inapte, il analyse la situation avec sérieux et, comme le terreau fertile aide la graine à pousser, il prend toujours la mauvaise décision qui crée le comique absurde. Il faut de la poésie et de l’innocence pour inventer le monde. Il faut de la rigueur et de la connaissance théorique pour en maîtriser les règles et le faire avancer. Laurel est poète, et ses raisonnements doivent plus à l’inspiration spontanée, au rêve de gamin qu’à la mathématique. Hardy est raisonnable, responsable et tente en vain de maîtriser les apparences: car des deux, c’est probablement lui qui, ne remplissant pas son rôle d’adulte, permet à son comparse de pousser les situations comiques jusqu’à l’absurde. Ils sont tous deux dans des déséquilibres opposés, sans cesse au bord de la chute. Laurel et Hardy se jouent de l’espace (Liberty est un chef-d’œuvre total) et du temps. Ils sont ainsi les premiers à mettre en pratique le fameux effet de slow burn, principe selon lequel une action qui devrait prendre quelques secondes est étalée sur plusieurs minutes. Œil pour œil, l’un de leurs films muets les plus célèbres, en est le parfait exemple. Un manteau qui se coince dans une porte et voici vingt minutes de délire total. Un crabe dans un pantalon, et c’est parti pour l’ascension la plus folle. Les Laurel et Hardy ne sont pas des films pour enfants. Ils étaient tournés pour des gens de tous âges, misant sur un rire universel. Et leur jeunesse semble bien éternelle: près d’un siècle après leur tournage, les effets comiques sont intacts et fonctionnent comme au premier jour. On sent l’expérience de leur auteur, sa technique, sa maîtrise du comique et du corps: nous sommes « à l’os » de l’expérience comique. Il y a dans ces films une perfection et l’exigence d’un rythme d’horloge sans lesquelles les éclats de rire ne seraient pas au rendez-vous. Laurel et Hardy tourneront 107 films ensemble. Pour fêter le 45e anniversaire du Festival, j’en ai choisi 10 parmi les plus représentatifs. Ils sont essentiellement muets (seul Les Bons Petits Diables est véritablement sonore, mais les dialogues comptent si peu!). Et le grand événement sera la présentation de la version intégrale de La Bataille du siècle (Battle of the Century, 1928, leur quatrième film ensemble). C’est la plus incroyable, la plus formidable, l’étalon de la bataille de tartes à la crème, dont la version complète était perdue depuis 90 ans. Elle réapparaît à La Rochelle comme par miracle, et je vous raconterai son histoire, littéralement incroyable. Mark Twain disait que le meilleur moyen de tuer la poésie, c’est de l’expliquer. Alors cessons là cette tentative de présentation du duo. Pour ceux qui connaissent leurs films merveilleux, aucune explication n’est nécessaire… Et pour ceux qui ne les connaissent pas, aucune explication n’est possible. Il faut venir voir, et dès la première minute, vous serez bouleversé devant tant de perfection, de bonheur et de rire. Non seulement c’est du très grand cinéma, mais en plus, vous allez rajeunir!!!!