La Turquie d’aujourd’hui

Engin Ertan

C’est en 1995 que La Trace (Iz), le premier film de Yesim Ustaoglu, a été présenté à la 14e édition du Festival International du Film d’Istanbul. En cette année difficile pour le cinéma turc, seuls sept films concouraient à la compétition nationale du festival. La production annuelle était en baisse et rares étaient les films qui pouvaient bénéficier d’une sortie en salles. L’industrie cinématographique turque traversait une crise grave. Le début de cette crise peut être daté des années 1980. L’apparition du home cinéma, le lancement de chaînes de télévision privées et l’omniprésence des films étrangers dans les salles en étaient quelques causes patentes.

Mais cette stagnation de la production et de la consommation du cinéma national était également liée au climat social de l’époque. Au début des années 1990, la Turquie ne s’était pas encore remise du coup d’État de 1980 et cela avait une incidence sur le domaine culturel et artistique. La plupart des artistes, comme le peuple, rechignaient à se confronter au passé de leur pays.

C’est dans ce contexte que La Trace s’est révélé comme un premier film remarquable: film de genre, entre thriller et film noir, ayant pour décor Istanbul. Le personnage principal, un flic, y mène l’enquête sur un homme qui s’est donné la mort en se faisant exploser la cervelle. Un film d’une grande inventivité, jouant avec les notions d’identité, d’amnésie, de déplacement. L’atmosphère sombre qui règne sur Istanbul est imprégnée de la situation politique et sociale de l’époque. La volonté de se confronter le passé et de combattre l’amnésie est un thème qui continuera d’habiter le cinéma d’Ustaoglu.

Entre 1995 et 2000, le cinéma turc a retrouvé un certain succès critique et économique. Parallèlement à la sortie de quelques superproductions qui ont ramené le grand public dans les salles, une nouvelle génération d’auteurs turcs s’est fait connaître et a remporté des prix dans des festivals nationaux et internationaux: Yesim Ustaoglu, mais aussi Nuri Bilge Ceylan, Zeki Demirkubuz, Handan Ipekci, Reha Erdem, Dervis Zaim et Kutlug Ataman.

Le deuxième film d’Ustaoglu, Aller vers le soleil (Gunese yolculuk) fut présenté au Festival de Berlin en 1999 et remporta un succès immédiat. Il était en compétition pour l’Ours d’or et a gagné le prix Blue Angel. C’est l’un des premiers films turcs à aborder frontalement la question kurde à travers l’histoire d’une amitié entre un Turc et un Kurde.

Cela permet à Yesim Ustaoglu de traiter de la question des préjugés et de la haine nourrie par le nationalisme turc. Aborder de tels tabous a valu à la cinéaste de nombreuses difficultés pour trouver un distributeur et sortir le film en Turquie, malgré sa reconnaissance critique et les prix qu’il a remportés à l’étranger. Ce n’est qu’un an après sa première projection à Berlin que le film a pu être montré sur les écrans turcs. « Aller vers le soleil n’est pas simplement une histoire de changement ou de transformation, c’est aussi le portrait d’une société qui tend à se voiler la face, où les préjugés sont profondément enfouis » a déclaré Yesim Ustaoglu dans un entretien. Loin de se laisser décourager par les obstacles rencontrés lors de la sortie de son deuxième film, elle a persisté par la suite dans des thématiques telles que le sort fait en Turquie aux minorités ethniques et aux femmes, dans le passé et à l’époque actuelle. Son troisième long métrage, En attendant les nuages (Bulutlari beklerken) met en scène Ayshe, une femme qui se remémore son passé et découvre sa véritable identité. Issue d’une famille grecque pontique, elle s’appelle en réalité Eleni. Mais après la Première Guerre mondiale, elle a dû cacher son identité et devenir Ayshe pour pouvoir survivre. Le déni plus ou moins forcé d’Eleni symbolise l’attitude de la société turque envers son passé: la peur, la fuite, la tentative d’oubli. Son quatrième film, La Boîte de Pandore (Pandora’nin kutusu) qui a remporté la Coquille d’or au Festival de San Sebastiam en 2008, traite d’un sujet similaire. La maladie d’Alzheimer d’une grand-mère âgée amène ses enfants à remettre en question leur relation à la famille et au passé. Son film plus récent, Araf, quelque part entre deux (Araf), réalisé en 2012, marque quant à lui un tournant visuel et thématique. Son style est beaucoup plus direct et réaliste et il délaisse le passé au profit du présent. Pour autant, le personnage principal continue d’être en marge de la société: une jeune femme cherchant à exister dans un milieu patriarcal. Bien que le ton du film soit très morose, l’entêtement du personnage et sa détermination à survivre apportent une note d’espoir au film. Signalons ici une œuvre singulière dans la filmographie d’Ustaoglu, Life on Their Shoulders (Sirtlarindaki hayat), documentaire de 38 minutes. Tourné dans la même région que En attendant les nuages, il témoigne des conditions de vie et de travail très dures des femmes qui habitent là. Malgré tous les obstacles auxquels elles sont quotidiennement confrontées, notamment leurs problèmes de santé, elles ouvrent leur cœur à la cinéaste avec tant d’humour et de générosité que ce film constitue sans doute le travail le plus optimiste de Yesim Ustaoglu à ce jour. « Ma percée dans les années 1990 a été une aventure en solitaire et depuis, je continue de vivre dans cette solitude » a déclaré Ustaoglu dans un entretien en 2009. Certes, elle est réticente à être associée à un groupe de cinéastes, mais il est incontestable qu’elle et ses contemporains ont ouvert la voie à une nouvelle génération de cinéastes turcs, notamment des femmes, dont les films sont montrés cette année au Festival de La Rochelle, parallèlement à la rétrospective de Yesim Ustaoglu. L’une d’entre elles est Pelin Esmer, dont le premier film, La Pièce (Oyun), un documentaire, a été très remarqué dans les festivals internationaux. On y suit un groupe de villageoises qui décident d’écrire, puis de monter et de jouer une pièce de théâtre inspirée de leurs propres vies. Le film permet aux spectateurs de prendre part au rêve de ses personnages et il devient de plus en plus captivant à mesure que ce rêve devient accessible.

Après le succès de La Pièce, Pelin Esmer a réalisé deux films de fiction, Les Collections de Mithat Bey (11’ e 10 kala) en 2010 et La Tour de guet (Gozetleme kulesi) en 2012. Les deux films ont joui d’une grande reconnaissance dans les festivals et traitent de thèmes similaires à ceux de Yesim Ustaoglu. Les Collections de Mithat Bey raconte l’histoire d’un homme qui préfère vivre dans le passé et ne parvient pas à s’adapter à la société dans laquelle il vit. Mithat Bey est un collectionneur, il représente en quelque sorte la vieille Turquie, avec ce qu’elle a de meilleur et de pire. La Tour de guet, quant à lui, raconte l’histoire d’une jeune fille qui fuit sa famille car, enceinte, elle porte un enfant illégitime. Il est intéressant de noter que La Tour de guet et Araf, qui traitent de thèmes proches, sont sortis en salles presque simultanément.

Quatre premiers films sont inscrits au programme de La Rochelle. Nobody’s Home (Koksuz bey), réalisé par Deniz Aksay en 2013, a eu sa première projection internationale aux Venice Days, après avoir remporté le Prix Seyfi Teoman pour le meilleur premier film au Festival d’Istanbul. Le film montre la lutte d’une famille pour ne pas se démanteler après la mort du père. La relation entre la mère et la fille aînée, deux personnages obstinés, est unique dans l’histoire du cinéma turc. Aksay n’hésite pas à faire voler en éclats l’image sacrée de la famille turque et montre avec audace l’aliénation pathologique que peuvent entraîner les liens familiaux.

Motherland (Ana yurdu) de Senem Tüzen, présenté aux Venice Days l’année dernière et ayant remporté de nombreuses distinctions dans des festivals internationaux, met en scène une histoire similaire. Le rapport mère/fille y est disséqué d’encore plus près et en devient effrayant. Tüzen a recours à l’iconographie des films d’horreur et transgresse un certain nombre de tabous du cinéma turc.

Dust Cloth (Toz bezi) d’Ahu Öztürk est un autre film turc maintes fois récompensé. Il raconte l’histoire de deux femmes de ménage à Istanbul et témoigne de l’oppression qu’elles subissent à plusieurs titres: en raison de leur sexe, de leur origine, de leur métier, de leur classe sociale. Le film montre aussi le mal qu’elles peuvent parfois avoir à rester solidaires, en raison du système dans lequel elles vivent.

Et enfin, le dernier et non le moindre des grands succès, Mustang, de Deniz Gamze Ergüven viendra conclure cette programmation. À la manière d’une fable, peut-être à son désavantage, puisqu’en Turquie on lui a beaucoup fait le reproche de son invraisemblance, ce film met en scène cinq jeunes filles tenues en otages par leur famille tyrannique, qui se révoltent contre le rôle de jouvencelles éplorées attendant le prince charmant. Le refus de ces jeunes filles de se poser en victimes et leur volonté de survie ont incontestablement apporté un bol d’air frais au cinéma turc et les inscrivent dans la lignée des personnages féminins très forts qui caractérisent les films de cette programmation.