Marco Bellocchio

Michel Ciment (Critique et historien du cinéma, membre du comité de rédaction de la revue Positif)

Marco Bellocchio fait partie de ces réalisateurs qui, possédant un regard dur, ont pu, après cinquante ans d’activité, continuer à proposer des œuvres fortes, intransigeantes et d’une complexité rare. En effet, très peu de metteurs en scène européens (hormis les Français), découverts dans les années 1960, ont fait preuve de cette longévité créatrice. Le contexte économique et social de leur cinématographie nationale, l’effondrement des aides aux films dans les pays de l’Est, la baisse d’inspiration ou la faiblesse de caractère ont interdit à beaucoup de rester présents sur le devant de la scène.

Il y a un demi-siècle, Les Poings dans les poches secouait le monde du cinéma au festival de Locarno après avoir été refusé pour la sélection vénitienne comme il sied à une œuvre profondément originale. Si les dernières révélations du cinéma italien – Rosi, Olmi, Petri, De Seta, les Taviani, et même le Pasolini d’Accatone - maintenaient encore des liens avec le néo-réalisme fondateur, Bellocchio imposait un ton en rupture avec la production transalpine, une acuité, une rage, une cruauté qui le rapprochaient d’un Buñuel ou d’un Losey, tandis que l’autre découverte contemporaine, Bernardo Bertolucci se rattachait davantage à la Nouvelle Vague (Prima della rivoluzione). Tous deux étaient originaires d’Émilie-Romagne, Bellocchio de Plaisance, Bertolucci de Parme. L’atmosphère confinée de la province et une stricte éducation catholique expliquent sans doute ce cri de révolte, cette peinture impitoyable d’une famille vivant en autarcie dans Les Poings dans les poches. Bellocchio fait ses classes au Centro Sperimentale di Roma où il signe trois courts métrages dont le titre du premier Abbaso il zio ! (À bas l’oncle !) est prémonitoire. Il part ensuite pour Londres, où il étudie le cinéma à la Slade School of Fine Art. Il y rédige un mémoire sur la direction d’acteurs chez Bresson et Antonioni qu’il admire sans que cela influence plus tard son travail avec les comédiens. Au milieu des années soixante, la capitale britannique est un lieu vibrant d’expérimentations, avec les réalisateurs contestataires du Free Cinema (Anderson, Reisz, Richardson) et les visiteurs étrangers (Losey, Polanski, Kubrick). Bellocchio baigne dans un climat proche de sa sensibilité. Il commence à écrire le scénario des Poings dans les poches, rentre dans son pays, rassemble cinquante millions de lires et tourne, à vingt-cinq ans, en neuf semaines, dans un appartement de sa famille à Bobbio, près de Plaisance. Un acteur inconnu, Lou Castel, s’impose en épileptique, assassin de sa mère aveugle et de son frère cadet, amoureux de sa sœur, et qui meurt pendant une crise au son de La Traviata. Le metteur en scène ne s’attache ni aux prouesses et ni aux jeux de la caméra mais adopte un point de vue distancié qui s’accorde avec sa colère méthodique et réfléchie. Il a conservé de son passé de peintre (quelques dizaines de toiles autour de ses vingt ans, qui n’auront pas de suite) un sens plastique qu’il gardera toujours et qu’on retrouve dans les nombreux dessins préparatoires à ses films. Bellocchio a vingt-six ans et déjà une réputation internationale. Il la confirme deux ans plus tard avec La Chine est proche, nouvelle peinture de la famille, mais cette fois sur un mode bouffon et grinçant. Si, dans le précédent, la cellule familiale était déliquescente, elle est ici forte et en mesure de corrompre le prolétariat. Bellocchio lui-même va alors se rapprocher brièvement des maoïstes italiens. Au nom du père (1971) clôt une des plus belles trilogies qu’un metteur en scène ait proposée pour ses débuts. Angelo, un élève technocrate (Yves Beneyton) manipule Franco (Aldo Sassi), un élève idéologue au sein d’un collège religieux. La tentation expressionniste et visionnaire y apparaît pour la première fois.

L’échec commercial de ses deux derniers films conduit Bellocchio à entrer dans le moule de genres populaires en Italie. Son long métrage suivant avait été préparé par un autre, Sergio Donati, tombé malade une semaine avant le début du tournage. Il n’est pas surprenant que Viol en première page (1972) ne porte pas la marque du cinéaste. Ce thriller social comme la fiction suivante, La Marche triomphale (1976), où Bellocchio, après la presse, s’attaque à l’armée, ne se distingue pas des pamphlets politiques prisés en leur temps. Ces années décevantes où le réalisateur marque le pas se signalent néanmoins par deux réussites : Fous à délier (1974), un documentaire de 140 minutes, coréalisé pour la télévision sur un hôpital psychiatrique de Parme – passionnante dénonciation d’un système bureaucratique – et une adaptation de La Mouette (1977), également pour le petit écran, où il retrouve sa liberté.

Le Saut dans le vide (1980) marque le grand retour de Bellocchio avec un double prix d’interprétation cannois pour Michel Piccoli et Anouk Aimée. Moins ouvertement politique que ses films précédents, il explore le psychisme d’un juge et de sa sœur qui ont vécu toute leur vie dans l’atmosphère claustrophobique d’un grand appartement romain. Proche encore de ses préoccupations, Les Yeux, la bouche (1982) évoque de nouveau la famille avec le retour d’un acteur (Lou Castel) qui vient assister aux funérailles de son jumeau lequel s’est suicidé (Bellocchio perdit ainsi un frère). Il s’identifie peu à peu à lui et va jusqu’à séduire sa belle-sœur. Deux adaptations s’en suivent, toutes deux remarquées : une pièce de Pirandello Henri IV, et un roman de Radiguet, Le Diable au corps. Le premier revient sur le thème de la folie et de l’identité, le second, pour la première fois, traite de la passion amoureuse. C’est sur le tournage de ce film que Bellocchio commence à travailler avec le psychiatre Massimo Fagioli, qui va jouer un rôle essentiel auprès du cinéaste dans la première partie des années 1990. Dans Le Diable au corps (1986) avec Maruschka Detmers et La Sorcière (1988) avec Béatrice Dalle, il aborde directement l’irrationnel et l’érotisme féminin. Il signe ensuite deux films déconcertants écrits avec Massimo Fagioli – inventeur d’une méthode d’analyse collective – dont Bellocchio suivit le séminaire à partir de 1977. Autour du désir (1991) et Rêve de papillon (1994) suscitent de nombreuses controverses en Italie avec, en arrière-plan, la présence contestée de Fagioli.

Après ces deux films que l’on peut qualifier d’expérimentaux, Bellocchio, séparé de Fagioli, retourne à deux adaptations fidèles, réussites incontestables qui lui valurent de nouveau l’assentiment critique : Le Prince de Hombourg, d’après la pièce de Kleist et La Nourrice, adaptée d’une nouvelle de Pirandello, tous deux sélectionnés au festival de Cannes. Après une longue psychanalyse, le réalisateur s’approprie le personnage du dramaturge allemand, somnambule visionnaire, en rébellion contre l’autorité, animé par une volonté d’autodestruction. Ce portrait d’un perdant inspiré par un dramaturge romantique d’il y a deux siècles offre de troublantes résonances avec l’univers du cinéaste. Tout comme La Nourrice où l’indifférence d’une mère quasi névrotique pour son enfant s’oppose à l’instinct protecteur de la nourrice capable de communiquer. Ces deux œuvres modestes et accomplies où Bellocchio semble revenir aux sources de son art forment le prélude de cinq films époustouflants qui vont marquer les années 2000. Un immense metteur en scène, en pleine possession de ses moyens, va conjuguer l’exploration des gouffres du psychisme et celle de la société dans toutes ses contradictions.

L’un des rares cinéastes italiens à se confronter à la religion, Bellocchio avec Le Sourire de ma mère (2001) évoque par le biais d’une ironie digne de Buñuel, l’épreuve d’un fils prodigue non-croyant, stupéfait par la canonisation de sa mère. Dans une forme apaisée, il reprend trente-cinq ans après Les Poings dans les poches le thème de la famille dans un récit kafkaïen et drolatique. Buongiorno, notte (2003) nous replonge avec un quart de siècle de recul dans la séquestration et l’exécution d’Aldo Moro par les Brigades rouges. Au centre du récit, Chiara (Maya Sansa, déjà présente dans La Nourrice), témoin et participante d’un crime prémédité. Bellocchio observe mais ne juge pas, ce qui lui vaudra des critiques de la gauche et de la droite, considéré comme trop indulgent pour le terrorisme ou pour le ministre démocrate-chrétien. Il est en réalité fidèle à sa défense de la liberté et à sa critique de chaînes qui emprisonnent l’être humain, comme ici le meurtre du père. Le Metteur en scène de mariages (2006) – où l’on retrouve Sergio Castellito après Le Sourire de ma mère – est un autre portrait acerbe de l’Italie contemporaine. Un cinéaste est accusé de viol puis se retrouve en Sicile à filmer, après celui de sa fille, un mariage et à tomber amoureux de la mariée. Récit picaresque agrémenté de fausses pistes, satire du milieu du cinéma, portrait d’un artiste à l’ironie désabusée, en perpétuel porte-à-faux par rapport au monde, le film prouve une fois de plus la capacité de renouvellement du réalisateur.

Vincere (2009) est le film de toutes les audaces : lyrique, épique, satirique, mélange d’actualités d’époque et de films de fiction, mélodrame qui évoque Ida Dalser, l’amante de Mussolini qui lui donna son premier fils, Benito Albino, mourant comme elle dans un asile psychiatrique. Dans la deuxième partie du film, le Duce n’apparaît plus que dans les actualités filmées tel que pouvait le voir Ida, rejetée et bafouée. Comme pour les trois films précédents, l’apport du directeur de la photographie Pasquale Mari est essentiel.

Inspiré d’un fait divers de 2009 qui vit une femme, plongée dans un coma profond depuis dix-sept ans, débranchée des appareils qui la maintenaient artificiellement en vie, La Belle endormie (2012) n’en est pas pour autant un film à thèse sur l’euthanasie mais comme la plupart des films de Bellocchio, une œuvre ouverte, un puzzle à multiples personnages : un sénateur de droite qui se sépare de son camp, sa fille militante du Mouvement pour la vie, une actrice qui veille de manière fantômatique sur sa fille maintenue en état végétatif.

Témoin lucide de son pays et peintre moraliste de la condition humaine, Marco Bellocchio, après la disparition de Franceso Rosi et le semi-retrait d’Ermanno Olmi, s’affirme comme le plus grand cinéaste italien en activité. Ce que confirmera Sangue del tuo sangue, son nouveau film présenté au prochain Festival de Venise, d’une insolente liberté narrative et d’une beauté plastique due à l’apport, comme pour La Belle endormie, de Daniele Cipri.

Auteur de 21 films de fiction, se ressourçant régulièrement dans le documentaire et le court métrage, attentif à la texture de ses œuvres en plasticien qu’il a été, tirant le maximum de ses comédiens, lui qui a voulu être acteur, faisant des détours par le théâtre et l’opéra, collaborant avec ses musiciens de prédilection Nicola Piovani et Carlo Crivelli, directeur chaque été à Bobbio d’une école de cinéma, Marco Bellocchio est véritablement un artiste total, digne héritier de ceux de la Renaissance.