Que la notoriété de Raoul Walsh reste toute relative est en soi une énigme

Edouard Waintrop

Que le New-Yorkais soit moins connu que certains de ses confrères et contemporains (Howard Hawks, Anthony Mann ou John Ford…) par une majorité d’amoureux du cinéma semble incroyable.

Comme si Gentleman Jim, biographie d’un artiste de la vie et de la boxe, ou L’enfer est à lui, qui conte avec une grande sobriété la dérive d’un caractère baroque, d’un personnage très violent, ne valaient pas La Rivière rouge ou Les Deux Cavaliers. Comme si Walsh n’avait pas autant de sens de l’épopée que Ford, de conscience de l’espace que Mann, de sens du tragique que Lang et de faconde qu’Howard Hawks…

Comme le rappelaient Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier dans leur dictionnaire du cinéma américain, Walsh, l’un des trois meilleurs borgnes qu’Holly­wood ait fait travailler, n’est pas qu’un maître du cinéma d’action, c’est même d’un brio tout terrain dont il fit preuve pendant 50 ans et dans 120 films… Avec une maîtrise du tempo qui lui permit de passer avec une aisance exceptionnelle dans le même film du rire aux larmes, et, dans sa carrière, du film noir à l’Ame­ricana, du film de guerre au western…

Pour Coursodon et Tavernier, ce sont les anecdotes – certes savoureuses – qu’il raconta lui-même sur son compte qui ont fait du tort à sa réputation de cinéaste.

« Dès qu’un producteur voulait se mêler de mon travail, racontait-il, je faisais tomber mon œil de verre dans ma soupe ou dans mon café… Je le recherchais avec une cuiller… Le producteur disparaissait en général très vite… »

En fait, plus significative était cette histoire rapportée par Gregory Peck. Sur le tournage de Capitaine Horatio Horn­blower, l’acteur entra par surprise dans la thurne du réalisateur. Qui dissimula à la hâte le livre qu’il lisait… « Le Rouge et le Noir ». Pas question pour lui de passer pour un intellectuel qui lit un roman français. Ni, pire, pour un artiste ou auteur…

Le plus souvent, on réduisit donc la marque Walsh à sa vie telle qu’il la racontait, à ses beuveries avec Errol Flynn et John Barrymore, à ses expéditions au Mexique, en oubliant l’excellence de ses films. En oubliant la scène où John Sullivan (Ward Bond) rend sa ceinture de champion du monde à Errol Flynn dans Gentleman Jim, le duel au whisky entre Custer et Sharp dans They Died With Their Boots On (La Charge fantastique), les retrou­vailles d’Olivia de Havilland et de James Cagney dans The Strawberry Blonde et j’en passe et des meilleures…

Né le 11 mars 1887 à New York dans une famille aux ascendances irlandaises et espagnoles, le futur réalisateur y vécut une enfance turbulente et heureuse, côtoyant des légendes de l’histoire américaine comme Frederic Remington, le grand peintre de l’Ouest, qui allait tant l’inspirer, ou Theodore Roosevelt, officier téméraire dans la guerre contre une Espagne, qui devint par la suite un président plus pacifique. Walsh commença sa carrière aux côtés de David Wark Griffith, le pionnier, l’inventeur de la grammaire du cinéma moderne. ll fut pour lui un assistant et un acteur précieux, jouant notamment David Wilkes Booth, l’assassin de Lincoln dans Naissance d’une nation. Il partit ensuite réaliser au Mexique, pour la compagnie de Griffith, un film sur Pancho Villa, dans lequel le général révolutionnaire, commandant de l’Ejercito del Norte, tenait son propre rôle…

En 1915, il entama sa carrière solo, avec The Regeneration, coup d’essai pas loin d’être un coup de maître, que nous avons découvert il y a quelques années grâce à William K. Everson. The Regeneration est la véritable matrice de l’œuvre foisonnante qui va suivre. Dans ce film de gangsters avant la lettre, le jeune cinéaste d’alors 28 ans montre qu’il a fait sien le style de Griffith et lui a déjà ajouté sa touche. Par exemple, il possède un sens de la rue et de la foule populaire, de l’ambiance des cafés concerts, des bas quartiers. On trouve même dans ce film-prototype des éléments stylistiques qui le suivront toute sa carrière comme son utilisation des courtes focales, sa manière d’accommoder des éléments du cadre pour suivre (ou ne pas suivre) les protagonistes, l’utilisation des diagonales et, en un mot, son grand sens du déplacement des personnages…

Les années 1920 virent Walsh accéder au statut de réalisateur-star. La décennie sera dominée par son Voleur de Bagdad avec Douglas Fairbanks… Il y montra sa capacité d’allier avec profondeur un récit haletant et des trouvailles visuelles. Avec la Fox dans les années 1925-1933, il signa quelques rares bons films (The Bowery à la verve picaresque irrésistible), beaucoup d’autres moins bons. Mais mê­me dans cette période peu brillante, il mit en scène The Big Trail, d’une beauté exceptionnelle, inspiré des peintures de Remington, avec un John Wayne juvénile.

Les années Paramount qui suivirent, de 1935 à 1940, ne sont pas très brillantes non plus. Il faut dire que la logique du studio de prédilection de Lubitsch ne lui correspondait pas. Il semble de plus, d’après un grand « walshien » comme Pierre Rissient, que Raoul l’intrépide était alors plus intéressé par sa vie privée – marquée par un nouveau mariage – et sociale, que par son expression cinématographique…

Qu’importe: la grande époque Walsh allait venir: ce fut sa décennie Warner (1940-1950). La WB était visiblement une compagnie dont la philosophie (les genres, surtout le film noir, la rapidité dans l’expression y étaient en faveur) lui allait bien. Il y tourna 21 films, dont ses meilleurs… De They Drive by Night à White Heat (L’enfer est à lui) en passant par High Sierra, They Died With Their Boots On (La Charge fantastique), The Strawberry Blonde, Gentleman Jim, Northern Pursuit, Objective Burma! (Aventures en Birmanie), Pursued (La Vallée de la peur), Silver River et la merveilleuse reprise de High Sierra en western quasi parfait qu’est Colorado Territory… Mais Walsh ne s’arrêta pas là puisqu’il signa encore dans les années 1950, Captain Horatio Hornblower et Le monde lui appartient avec Gregory Peck, Distant Drums, alias Les Aventures du capitaine Wyatt, rencontre entre un grand réalisateur et un acteur fantastique, Gary Cooper, Band of Angels, (L’Esclave libre), un film avec Clark Gable qui faisait pleurer Rainer Werner Fassbinder, et The Naked and The Dead, adaptation sombre et féroce du roman coup de poing de Norman Mailer… Tous films qui prouvent à l’envi que si Walsh doit appartenir à la légende de l’excellence hollywoodienne, c’est grâce à ses films, plus grands que la vie et pourtant pleins de celle-ci. Emplis aussi de sentiment chevaleresque, de sens du cocasse et de tendresse pour ses personnages… À ce sujet, They Died With Their Boots On, biographie fantaisiste de George Armstrong Custer (au sens historique puisque la ganache y devint, entre autres, un ami des indiens qu’il combattait), est un chef-d’œuvre de changement de rythme et de tonalité… Un film qui mérite qu’on lui accole l’adjectif shakespearien, tant il nous fait passer du rire aux larmes et concentrer tous les éléments du drame dans des scènes cruciales, très bien écrites et surtout admirablement mises en scène… Comme le duel au whisky entre Sharp et Custer ou les adieux, d’une élégance qui confine au sublime, du général à son épouse… Le sens de l’espace du réalisateur y serait aussi à louer. Il est l’un des rares qui sache le traverser en nous le rendant si concret. Dans La Charge fantastique, on suit parfaitement l’encer­clement des hommes de Custer, le rétrécissement de leur cercle vital.

Le chef-d’œuvre dans ce domaine reste Aventures en Birmanie. Walsh y joue avec une succession de plans de différentes valeurs, qui lui permettent de décrire sur le mode de la chronique, parfois un brin picaresque, souvent avec une sècheresse journalistique, une aventure collective dans un milieu hostile. Une géographie physique que l’on perçoit avec d’autant plus de netteté que le récit lui-même est net et rectiligne…

Pursued, (La Vallée de la peur), que l’on a parfois qualifié de film psychanalytique, est surtout un film noir importé dans l’Ouest. Même s’il est certain que Walsh a su, plus vite que la plupart de ses confrères, assimiler les enseignements et les développements de la méthode freudienne, on peut douter qu’il s’y soit intéressé pour autre chose qu’en faire le carburant de cette fiction. Il faut en effet rappeler que ce film, magnifié par une photographie à couper le souffle de James Wong Howe, fut avant tout inspiré à Niven Busch, son scénariste, par « Le Maître de Ballantrae », grand livre de Robert L. Stevenson… Une source qui a quand même une autre dimension que les bricolages du bon docteur viennois.

Walsh était alors depuis sept ans à la Warner Brothers, qu’il considéra dans son autobiographie « Un demi-siècle à Hollywood », « comme le studio idéal ».  Il s’y bâtit sa réputation de maître précis, dépensant peu d’argent, montant en tournant et, de ce fait, ne tournant que ce qu’il lui fallait de film afin, dira la légende, qu’on ne puisse manipuler son travail au montage…

Il s’y fit également apprécier des meilleurs scénaristes avec lesquels il collabora. Les W.R. Burnett, les frères Epstein, Philip et Julius, et autres Daniel Fuchs… qui l’obligèrent à travailler en équipe et avec plus de rigueur… Cela lui permit de donner à tous ses films majeurs un souffle et une vitalité qui font aujourd’hui sa signature. Car dans ces années-là, Walsh multiplia les films majuscules. Il flâna parfois totalement hors des sentiers battus et même des genres, comme dans ce magnifique The Strawberry Blonde, où James Cagney est exceptionnel en dentiste, amoureux déçu d’une ambitieuse Rita Hayworth…

Ce sont tous ces films extraordinaires qui ont fait dire un jour à Pierre Rissient: « On ne juge pas un réalisateur en regardant la valeur moyenne de ses films. On le juge à ses grandes réussites. Et à cette aune-là, Raoul Walsh est le meilleur. » CQFD