L’effervescence du cinema belge francophone

Louis Héliot

En quelques années, le volume et la qualité de la production cinématographique belge francophone de Wallonie et de Bruxelles, ont profondément modifié la place du cinéma belge en Europe et dans le monde. Les films sélectionnés dans les festivals internationaux et les prix obtenus en sont la preuve. Au dernier Festival de Cannes, toutes sections confondues, cinq longs métrages belges francophones étaient sélectionnés ! Cette proportion est tout à fait étonnante pour un si petit territoire.

Lorsqu’en 1999, Jean-Pierre et Luc Dardenne ont reçu la Palme d’or pour Rosetta (et Emilie Dequenne le prix d’interprétation féminine), l’impact de cette récompense a été considérable. Cette première Palme a d’abord apporté une reconnaissance mondiale largement méritée aux frères liégeois qui avaient commencé vingt-quatre ans plus tôt par des documentaires en vidéo et avaient trouvé leur style avec La Promesse en 1996. Elle a aussi récompensé les efforts entrepris dans la défense du cinéma d’auteur et la mise en place des aides à la production indépendante par le Centre du Cinéma et de l’Audiovisuel de la Communauté française de Belgique.

Elle a surtout permis de changer le paysage cinématographique du pays; peu à peu, grâce à l’opiniâtreté des producteurs et à la perspicacité des pouvoirs publics, la Communauté Wallonie-Bruxelles s’est donné les moyens de soutenir ce secteur économique et de développer une industrie cinématographique locale. C’est ainsi qu’un système d’aide régionale en Wallonie a vu le jour en 2001 (Wallimage) puis, après plus de vingt ans de propositions, la mise en place, au niveau fédéral, d’un Tax Shelter (système de défiscalisation pour les investissements privés).

Mais les mécanismes structurels n’expliquent pas seulement un tel foisonnement artistique ni une telle diversité d’expressions cinématographiques. Chaque année, une dizaine de jeunes gens et jeunes filles sortent des écoles de cinéma (l’INSAS à Bruxelles et l’IAD à Louvain-La-Neuve ? qui fêtera ses 50 ans en 2009) avec leur diplôme de réalisation. Après le passage presque obligé par le court métrage, une partie d’entre eux passe au long. Cette nouvelle génération dénote une envie de cinéma toujours renouvelée.

Les frères Dardenne ont poursuivi leurs recherches formelles et scénaristiques de film en film, avec une réussite exceptionnelle : Le Fils en 2002 (Prix d’interprétation à Cannes pour Olivier Gourmet), L’Enfant en 2005 (Palme d’or) et Le Silence de Lorna en 2008 (Prix du Scénario à Cannes). Ils occupent une place prépondérante dans le cinéma belge, mais ils encouragent et soutiennent aussi la jeune génération où chaque réalisateur suit sa propre voie, avec un goût évident pour l’originalité. Les conditions de production restent toutefois précaires et les réalisateurs doivent souvent faire preuve d’inventivité, à moindre coût. De plus en plus de films sont tournés en vidéo puis kinescopés. Dans cet essor, on note aussi une recherche vers les films de genre que le cinéma belge avait délaissés jusque-là.

En 2002, Bénédicte Liénard est sélectionnée à Cannes (Un certain Regard) avec Une part du ciel. Son parcours s’inscrit dans la tradition belge du documentaire. Elle a été assistante des frères Dardenne et a réalisé en 1997 Tête aux murs, un long métrage documentaire sur des adolescents en prison. Elle anime des ateliers documentaires avec des personnes défavorisées. Une part du ciel est un drame social qui propose un parallèle entre l’enfermement de la prison et celui du travail à l’usine à travers la vie de trois femmes. La radicalité et l’âpreté de la mise en scène conjuguées aux performances des actrices professionnelles et non professionnelles dénotent un cinéma exigeant et sans concessions.

En 2005, le couple d’acteurs Dominique Abel et Fiona Gordon réalise avec Bruno Romy son premier long métrage : L’Iceberg, comédie burlesque sur l’incommunicabilité au sein d’un couple. Leur univers vient du cirque et du burlesque et ils ont su transposer à l’écran l’originalité hilarante de leurs spectacles. En 2008, ce trio a présenté Rumba à la Semaine de la Critique avec un succès éclatant. Ils ont affiné leur mise en scène, mêlé le burlesque porté par la gestuelle des corps avec des séquences dialoguées incroyables (le pré-générique avec la leçon d’anglais proposée par Fiona restera dans les annales), sans oublier des moments de poésie pure avec les séquences dansées.

En 2005, l’acteur Bouli Lanners présente au Panorama de Berlin son premier long métrage Ultranova, comédie sociale en cinémascope sur la difficulté d’être amoureux. Comme acteur, Bouli s’est fait remarquer par son rôle d’entraîneur d’ouverture de portes dans Les Convoyeurs attendent de Benoît Mariage en 1999. Dernièrement, la critique a vanté sa performance dans J’ai toujours rêvé d’être un gangster de Samuel Benchetrit. Mais il est d’abord peintre (il a suivi des études à l’Académie Royale des Beaux-Arts de Liège). Il est passé par tous les métiers et tous les postes sur les tournages avant de devenir populaire sur Canal Plus Belgique avec Les Snuls. Son nouveau film, Eldorado, dans lequel il interprète l’un des deux rôles principaux, a enflammé la Quinzaine des Réalisateurs 2008. Son cinéma est profondément humain et humaniste; ancré dans sa région, inspiré par ce qu’il a vécu, Eldorado est aussi drôle qu’émouvant. Son sens du cadre et ses références américaines (il conduit une Chevrolet) donnent un road-movie qui semble être tourné au Far West.

Dans un genre et un style complètement différents, en 2006, Martine Doyen filme dans Komma les errances du comédien-chanteur Arno. Après des courts métrages distingués à Clermont-Ferrand et Bruxelles qui proposaient des galeries de portraits hauts en couleurs, Martine Doyen a réalisé un film presque silencieux et hypnotique, sensoriel. Du cinéma libre et rare, comme celui d’Olivier Smolders, qui après dix courts métrages réalisés entre 1982 (Neuvaine, fin d’études à l’INSAS) et 1998 (Mort à Vignole) a proposé Nuit noire en 2005 (en compétition à Locarno). Olivier Smolders est à la fois philosophe, écrivain, cinéphile (il a publié une étude d’Eraserhead de Lynch aux éditions Yellow Now), et professeur de cinéma (il enseigne à l’INSAS). Pour Nuit noire, il a utilisé une caméra numérique dont il a expérimenté les possibilités techniques, en travaillant les couleurs comme un peintre ou un photographe. La puissance de ses images, la tension de ses scénarios, la rigueur de sa mise en scène font d’Olivier Smolders un artiste atypique et un cinéaste d’exception. Ses films hantent longtemps le spectateur.

2006 était aussi l’année d’une révélation comme il en existe peu : Joachim Lafosse présentait en août Ça rend heureux en compétition officielle à Locarno et en septembre Nue Propriété en compétition officielle à Venise. Né à Bruxelles en 1975, diplômé en réalisation de l’IAD en 2001 avec son film de fin d’études Tribu (primé à Locarno, Brest, Namur), Joachim Lafosse a développé en quelques années une ?uvre dense d’une cohérence thématique étonnante. Comme la production de son premier long métrage était longue à se mettre en place, il a écrit avec le comédien Kris Cuppens le scénario de Folie privée, qu’il réalise en neuf jours, en vidéo. Un couple a divorcé. La femme revient s’installer avec son nouveau compagnon dans la maison familiale mais son ex-mari n’est pas parti. Leur jeune enfant devient l’enjeu du couple, jusqu’au drame final. Ce film violent et rapide (à peine plus d’une heure) est en compétition à Locarno en 2004. D’emblée, ce film impose un regard et un directeur d’acteurs.

L’insuccès public du film en Belgique lui donne l’argument de Ça rend heureux, qu’il écrit avec le comédien Fabrizio Rongione et qu’il tourne à nouveau en vidéo. Sur le ton de la comédie, il montre un réalisateur au chômage (interprété par Fabrizio) qui veut réaliser un nouveau film et convainc une bande de techniciens et d’amis chômeurs comme lui de le suivre. Tourné à Bruxelles, mêlant acteurs francophones et néerlandophones, Ça rend heureux montre l’envers de l’écran, les coulisses d’un tournage où le réalisateur n’a pas toujours le beau rôle. Ecrit et tourné dans l’énergie, ce film dépasse le cadre du petit milieu du cinéma et s’adresse à chacun d’entre nous.

En mars 2006, Joachim Lafosse peut enfin commencer le tournage de Nue Propriété, avec Isabelle Huppert, Jérémie et Yannick Renier, dont il a écrit le scénario avec François Pirot dès sa sortie de l’IAD. Il tourne en Super 16 mm avec une équipe de jeunes techniciens dont c’est souvent le premier film. Il s’agit d’un drame familial, où des jumeaux reprochent à leur mère divorcée de vouloir vendre la maison familiale pour vivre enfin sa vie. Il adapte son style à l’histoire et filme ce drame en plans séquences et plans fixes, où le hors-champ est capital. Ses références cinéphiliques vont de Pialat aux Dardenne en passant par Cassavetes, mais il n’essaie pas d’imiter ses aînés dans une veine sociale ou naturaliste.

En 2008, Elève libre est présenté à Cannes à la Quinzaine des Réalisateurs. Un adolescent en échec scolaire (interprété par Jonas Bloquet, pour la première fois à l’écran), qui doit aussi renoncer à devenir joueur de tennis professionnel, est aidé par un adulte (Jonathan Zaccaï) pour passer les examens du jury central en « élève libre ». Le jury central permet de valider le cycle des études secondaires (équivalent du baccalauréat). L’enseignement de cet adulte, avec la complicité d’un couple d’amis libertins (Yannick Renier et Claire Bodson), va dévier vers une initiation sexuelle. Comme l’indique l’incipit « à nos limites », le film interroge les limites de la transmission et de la transgression. La caméra est fluide, la mise en scène toujours aussi précise. On retrouve aussi son style brut, avec une violence plus étouffée cette fois.

Il est bon de souligner que pour ce film, Joachim Lafosse partage le même producteur que Bouli Lanners : Jacques-Henri Bronckart. Il a développé sa société Versus Production en commençant par des courts métrages et des coproductions minoritaires. Son site Internet commence par son slogan : « Dessiner les contours du cinéma de demain ». Il a en effet accompagné de jeunes auteurs, du court au long métrage, et son travail de producteur participe pleinement à cette nouvelle effervescence du cinéma belge francophone.

Ainsi, sur ce petit territoire de Wallonie et de Bruxelles, se tournent et se produisent des films tous singuliers et différents. Leur point commun est sans doute leur attachement à l’homme et à l’autre, ce qui leur permet de tendre vers une certaine universalité.

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