Jean-Paul Rappeneau, l’élégance du rythme

Claire Vassé

Un mot vient spontanément à l’esprit pour évoquer Jean-Paul Rappeneau : élégance. D’abord celle de l’homme. Tous les gens qui ont la chance de le rencontrer vous le confirmeront, Jean- Paul Rappeneau, vague cousin de Tati qui aurait appris à parler pour mieux faire preuve d’une délicate attention envers ceux qui l’entourent, est d’une courtoisie inégalable. Et cette élégance d’âme n’a rien de suranné ou d’apprêté. On se dit juste qu’elle est d’une autre planète : la planète Rappeneau.

La planète Rappeneau, 7 longs métrages permettent d’en visiter l’étendue, les rythmes et les rimes. Et là encore, un mot à la bouche : élégance. En voulez-vous une preuve ? En voici une, irréfutable. Connaissez-vous beaucoup de cinéastes capables de rendre cinématographique l’acte de gifler une femme sans que jamais, pas même un instant, on ne le soupçonne de misogynie ? Réponse : Jean-Paul Rappeneau, dont le premier long métrage, La Vie de Château (1964) met en scène Marie (Catherine Deneuve) qui reçoit une gifle de son père (Pierre Brasseur), puis une seconde, s’en plaint à son lymphatique de mari (Philippe Noiret) qui vient de faire irruption, avant que l’arrivée des Allemands ? nous sommes en 1942 ? fasse rebondir le récit, comme les gifles l’avaient fait à leur manière quelques instants plus tôt, scandant l’affrontement du père et de la fille et incarnant les quiproquos avec une précision d’horloger.

Dans Les Mariés de l’an II (1970), la gifle reçue par Marlène Jobert, là encore, ne claque pas vulgairement comme un geste machiste mais elle est un gracieux soufflet au récit pour le tenir en haleine au cas où il aurait l’intention de faiblir. La gifle comme accompagnement musical d’un récit mené tambour battant, pendant que les petits cris de souris poussés par Marlène Jobert soulignent les prouesses acrobatiques de Jean-Paul Belmondo.

Pourquoi maintenir la cadence est-il si important pour Jean-Paul Rappeneau ? Parce que la comédie, plus que tout autre genre dit-on, ne souffre pas l’ennui du spectateur. Certes, mais il y a une raison plus profonde à cette obsession du rythme : elle est le sujet même des films de Rappeneau. Le point commun à bon nombre de ses personnages pourrait se résumer à cette problématique existentielle : trouver le bon tempo. Une quête qui ne va pas sans heurts et prend souvent des allures de guerre des sexes en opposant hommes et femmes. Dans La Vie de château, Marie rêve de connaître les trépidations de la vie parisienne, mais se confronte à la nonchalance de son mari. Schéma identique dans Le Sauvage (1975), où l’impétueuse Nelly (Catherine Deneuve, toujours) tente de bousculer la vie d’ermite que Martin (Yves Montand) s’est construite, au risque de la goujaterie. Car pour préserver le paradis de paix qu’il s’est aménagé sur cette île perdue d’Amérique latine, ne va-t-il pas jusqu’à assommer Nelly à coup d’ananas ? Sur la planète Rappeneau, tous les coups ? et pas seulement celui de la gifle ? semblent permis quand l’intégrité du rythme que l’on s’est forgé est menacé.

Mais que la belle évanouie le reste un peu trop longtemps et d’autres palpitations succèdent au calme retrouvé : celles de l’inquiétude. Et si le coup reçu par Nelly était mortel ? Les affres de cette terrible incertitude passées, ne restera qu’une chose à faire à l’homme et à la femme quand celle-ci reviendra à elle : se moquer de l’heure qu’il est et s’embrasser. Profondément bousculés dans leurs mouvements respectifs, Nelly et Martin baissent enfin les armes, grâce à la figure toute cinématographique de la rupture de rythme, sans aucun besoin de justifications psychologiques. Le Sauvage ou comment redonner sa vigueur romantique au cliché de l’évanouissement, quand bien même celui-ci a été provoqué par un trivial coup d’ananas sur la tête…

Je l’avoue, j’ai une tendresse particulière pour Tout feu, tout flamme (1981), peut-être parce que c’est le premier film de Rappeneau que j’ai vu, jeune adolescente, à la télévision, par hasard. Dans ce quatrième long métrage, Rappeneau explore une registre ouvertement plus réaliste et la musique lyrique de Michel Legrand laisse la place aux mélodies plus sucrées de Michel Berger. Mais sous les airs badins du film, une fois de plus, la question du rythme est cruciale et poignante. Quand le séduisant Victor (Yves Montand) refait irruption dans le foyer qu’il avait abandonné, d’emblée le ton est donné. Le retour de ce « père prodigue » a tout d’une fête qui illumine la grisaille quotidienne de ses trois filles et de sa mère. Mais sous ces apparences heureuses, la menace sourd à travers le regard de sa fille aînée Pauline (Isabelle Adjani), pas dupe des éclats de joie qui s’échappent des fenêtres quand elle rentre à la maison. Son père est revenu mais elle sait que ses pitreries enchanteresses sont provisoires, comme le confirme le jeu ouvertement outré de Montand, qui dénature la fantaisie que le personnage est censé incarner. Victor est en sur-régime et bientôt, il devra quitter la scène pour aller se reposer, enlever son masque loin des regards de celles qui le prennent pour un aventurier des temps modernes. Le temps de Victor est celui de la comédie, un faux rythme parce qu’impossible à tenir sur la durée… d’une vie. Or Pauline n’attend pas de son père qu’il les fasse rire l’espace d’une représentation ; elle attend qu’il tienne sa place de père, pour la vie.

Une fois de plus, Rappeneau raconte les failles de ses personnages sans avoir besoin d’en dire beaucoup sur eux, ni de les faire s’expliquer. Il lui suffit de mettre en scène l’essence tragique de la comédie, ce genre qui refuse les temps morts pour mieux passer à côté de la vie. « J’ai couru toute ma vie après je ne sais quoi et je suis passé à côté de tout », avouera Victor en bout de course.

En bout de course mais au début de sa vie de père. Car les films de Rappeneau, aussi graves soient-ils derrière leur apparente légèreté, ne sont pas désespérés. Comme dans Le Sauvage, la résolution consiste à se faire rencontrer deux rythmes a priori inconciliables. Ici, la rêverie velléitaire et inconséquence d’un père avec la sagesse prématurée d’une fille qui mène sa carrière comme son père jongle avec les faux-semblants : pour oublier de vivre son existence. Cette rencontre donne lieu à des échappées temporelles où, au milieu des courses-poursuites, le temps enfin suspend son vol, permettant au père de préparer à sa fille les pommes flambées qu’elle aimait enfant, de tenter de lui apprendre à faire du vélo ou de se promener avec elle dans la montagne. Pause improbable scénaristiquement parlant mais criante de vérité dans le pari existentiel qu’elle lance : rattraper le temps perdu d’une enfance qu’on aurait dû passer ensemble.

Que Pauline et Victor acceptent de faire alliance et le temps de la filiation peut éclore. À la fin du film, quand Victor s’en va en promettant qu’il reviendra, on sait qu’il ne ment pas. Oui, il reviendra, et pour de bon. Et quand il demande à sa fille de s’occuper de tout pendant son absence, ce n’est pas qu’il se décharge une fois encore de ses devoirs de père. Non, juste il lui fait confiance. Comme un père à sa fille. Pas plus, ni moins…

Dans Bon voyage (2002), Rappeneau retrouve Adjani, dans un rôle dont l’inconstance, la nature un rien malhonnête et cet art d’en faire un peu trop pour séduire son entourage ? elle joue Viviane, une comédienne ? rappellent le Montand de Tout feu tout flamme. À l’opposé, la jeune scientifique Camille (Virginie Ledoyen), a un esprit de sérieux et une détermination proches de Pauline. Entre le tourbillon capricieux dessiné par Viviane et la ligne droite dessinée par Camille, un homme, Frédéric (Grégori Dérangère). Il a toujours été captivé par la belle Viviane et ses excentriques caprices et il lui faudra, comme Victor, tout le trajet du film pour enfin sortir du mirage de vie impulsé par ce rythme artificiel de comédie. Enfin il remet les choses à leur place, embrassant Camille dans une vraie salle de cinéma, et laissant Viviane continuer ses charmantes exubérances sur l’écran ? à laquelle Rappeneau a néanmoins la délicatesse de laisser le dernier mot : fin. Les films de Rappeneau donnent envie d’aimer la vie et d’assumer ses sentiments. C’est que le cinéaste n’est pas seulement un inconditionnel de la comédie et du cinéma en général, dont il n’hésite pas à brasser les genres dans Les Mariés de l’an II ? film historique, cape et épées, western… C’est aussi ? et avant tout ? ? un grand romantique. Ce qui explique sans doute cette grâce de savoir allier mécanique scénaristique et humanité des personnages, de savoir faire rire sans jamais enlever une parcelle de séduction à ses héros, surtout quand ils sont amoureux ? ou proches de l’être… Ce qui explique aussi qu’il ait eu envie d’adapter deux classiques de la littérature, aptes à exprimer ce sens du destin épique qui anime ses comédies. Avec Cyrano de Bergerac (1989), Jean-Paul Rappeneau connaît la consécration, et avec Le Hussard sur le toit (1995), il signe un film d’une force plastique captivante, les paysages provençaux exprimant une beauté élégiaque digne des plus beaux westerns américains ? on pense aussi à Terrence Malick. Et sans doute parce qu’il ne perd rien de son art du rythme appris dans la comédie, jamais il ne sombre dans l’académisme, ni ne perd de vue qu’Angelo (Oliver Martinez) est un héros picaresque, et non tragique.

7 films seulement en plus de 40 ans de carrière… Voilà l’une des autres caractéristiques de Jean-Paul Rappeneau : travailler dans une certaine lenteur. Mais comment reprocher à un cinéaste qui met en scène ses personnages comme d’autres font des études de rythme de savoir lui-même prendre son temps, respecter sa temporalité ? On lui pardonnera d’autant mieux qu’on ne se lasse pas de redécouvrir les films qu’il a déjà faits… Mais que cela ne vous empêche pas de nous donner à voir très vite un nouveau film, monsieur Rappeneau !