En quatre films, le cinéaste argentin de 37 ans a dessiné une sorte de cartographie sociale et historique de son pays d’une grande pertinence. Quatre fictions lucides et préoccupées pour dire l’état d’une nation encore et toujours hantée par un passé non résolu et denombreux dénis.
Avec Histoire de la peur (2014), premier long métrage sélectionné en compétition au festival de Berlin, il scrute au scalpel d’une anxiété contaminante et grinçante l’état de fracture sociale incoercible qui scinde la capitale argentine. Réfugiée dans des quartiers privilégiés et protégée par ses vigiles dépassant parfois les limites de leur pouvoir sécuritaire, la bourgeoisie vit dans une réalité tronquée n’ayant pas grand-chose à voir avec celle que subissent chaque jour leurs employés issus d’une classe moyenne et satellite de ces zones pavillonnaires entourées de barbelés. Le film s’ouvre sur un hélicoptère survolant l’une d’entre elle, cependant qu’une voix hors champ scande des ordres et des intimidations. Interrompant ces séquences, un père et un fils jouent dans un champ. Mais leur quiétude est vite perturbée par cette ambiance paranoïaque. Le projet du cinéaste est, dès ces premières minutes, de dire que l’apparente protection dont pense bénéficier une certaine élite n’est qu’un écran de fumée. Une illusion fragile qui ne peut empêcher les réalités iniques et les fractures économiques de les menacer progressivement. Et le cinéaste de filmer de manière quasi organique comment cette peur prend naissance et change progressivement de camp.
Avec El Movimiento (2015), présenté à Locarno, le cinéaste nous immerge dans un chapitre traumatique de l’histoire de son pays Sous-titré « 1835, Argentine, Peste et Anarchie », le film suit les traces sanglantes de soldats en perdition, à la cruauté aussi abyssale que leur folie désespérée. En route ils croisent un étrange prédicateur politique rêvant de fédérer « le Mouvement », parti politique en devenir, mû par une idéologie délétère en forme d’ordre nouveau. À sa suite, une jeune fille hébétée, ivre de vengeance, voulant abattre celui qui a lâchement assassiné son père. Un film en noir et blanc sépulcral, tout en opacités profondes, balayé par le vent sourd et sec d’une région désertique. Décor comme la métaphore des limbes profondes sur lesquelles s’édifie un pays déjà condamné à sa perte.
Présenté à Toronto ainsi qu’en compétition à San Sebastián où il remporte, entre autres, le prix du Meilleur Réalisateur, Rojo (2018) se déroule à la veille du coup d’État de 1975. Claudio, un avocat, petit notable sans grande envergure d’un village, assis seul un soir à une table de restaurant, est apostrophé par un client de passage qui ne trouve nulle part où s’asseoir. L’altercation en crescendo s’achève dans une confrontation dont l’étranger ne sortira pas vivant. Une fable policière, acerbe et mordante, sur la naissance du sentiment d’impunité d’un héros qui se trouve mêlé à une affaire de montage financier frauduleux dans le but de récupérer une maison vidée (volontairement ou pas) par ses habitants. Le scénario orchestre le dilemme moral entre la fragile conscience du héros, laquelle s’effrite au fur et à mesure qu’il comprend qu’il sortira indemne de cette tragique histoire, et l’acquisition par une classe autoproclamée supérieure du droit de vie et de mort sur le reste de la population. Pouvoir qu’achèvera de lui conférer la dictature à venir.
Dernier chapitre à ce jour de ce portrait d’une nation, El Profesor (2023, nommé pour le Goya du Meilleur Film étranger en langue espagnole). Une tragicomédie fielleuse ayant pour héros Marcelo, un professeur sans relief, aussi insipide que ses tenues vestimentaires. Le décès d’un de ses collègues – et la chaire laissée vacante par le défunt (et ancien mentor) – lui laisse miroiter l’ascension dont il a toujours rêvé. Mais le retour au pays d’un autre enseignant et concurrent, charismatique époux d’une actrice célèbre, rebat les cartes et plonge Marcelo dans un dédale d’humiliations et de rabaissements qui ne font que mettre en lumière sa petitesse d’esprit et son indifférence aux manifestations contestataires qui grondent aux portes de la faculté et dans le pays tout entier.
Diversité de styles et continuité de la réflexion. Drame urbain sur fond de lutte des classes empruntant aux codes du cinéma d’horreur, western politique et nihiliste, thriller aux accents simenoniens ou encore satire acide et amère, les films de Benjamín Naishtat s’inscrivent dans des genres très différents, assumant leurs références mais sans pour autant interrompre une ligne directrice pensée et affirmée. Ces fictions ont beau se démarquer formellement, elles se répondent de plusieurs manières. Et en premier lieu, thématiquement. Il n’est pas interdit de voir dans El Movimiento une sorte de préquelle à Histoire de la peur. Ou comment l’édification d’un pays et d’une société dans la violence déchaînée et l’éradication des Indiens engendre 150 ans plus tard une société sans apaisement possible, aux tensions xénophobes et sociales plus que jamais exacerbées. Les héros de Rojo et de El Profesor sont l’un comme l’autre coupés des réalités qui les entourent. Repliés sur eux-mêmes, n’existant que pour garantir leurs apparents privilèges, ils ne sont que les rouages d’une histoire dans laquelle ils ne s’inscrivent que passivement et malgré eux.
Stylistiquement, les quatre films se répondent aussi en « effet miroir ». Histoire de la peur et El Movimiento se glissent progressivement dans une obscurité symbolique. Le premier s’achève sur une scène de plusieurs minutes où, privés d’électricité et de leurs repères, les héros s’enfoncent dans une nuit inquiétante, purgatoire maudit d’un monde où ils se croyaient à l’abri. Le deuxième film s’immerge à son tour dans une opacité profonde, reflet de la noirceur insondable où se déchaînent passions et fureurs des hommes. En contrepoint, Rojo et El Profesor sont plus solaires mais pas moins rassurants. Lumière froide pour le premier, ambiance étouffante pour le suivant, ces deux films diurnes sont tout aussi glaçants et troublés.
Outre ce principe de fictions en écho les unes aux autres, ces films partagent des préoccupations, des thèmes et des effets de style en commun, les reliant, là encore, les uns aux autres. S’il ne fallait garder qu’un sentiment parcourant les œuvres, ce serait sans doute la paranoïa. À l’image de celle des classes dites supérieures de Histoire de la peur. Naishtat met ici en images et en sons hors champ les terreurs invisibles aux origines inconnues qui saisissent et menacent peu à peu celles et ceux qui se croyaient à l’abri de la précarité et des dangers sociétaux. Cette même anxiété sourde et taraudante se retrouve dans la séquence d’ouverture de El Movimiento où un homme hagard, filmé en anxiogène plan serré et format carré semble réagir à un danger que nous ne voyons jamais. La caméra à l’épaule ajoute de la fébrilité à ce visage troublé et inquiet. L’avocat de Rojo, coupable d’un meurtre par accident mais ayant délibérément choisi de ne pas porter secours à sa victime, est écartelé entre la peur d’être démasqué et la certitude d’être dans son droit (certitude autorisée par les prémisses des dérives autocrates du pouvoir à venir). Quant à Marcelo, il préfère penser que son inertie professionnelle est avant tout due à la médisance et la jalousie des autres. Sentiment de victimisation qui d’une certaine manière l’arrange, l’empêchant de se remettre réellement en question.
Puissance de l’image. C’est également sur ce sentiment grandissant et vertigineux d’insécurité que se focalise le travail de mise en scène. Avec, pour chaque film, une approche distincte et pertinente. Histoire de la peur est marqué par un jeu aussi habile que tranchant de montage et de décadrage, sans cesse surenchéri par l’élaboration d’une bande son qui décuple l’anxiété des personnages. Cette dernière envahit l’espace tel une fumée toxique, à l’image de celle émanant de l’incinération des poubelles de l’autre côté des clôtures. Dans El Movimiento, l’instabilité marquée de la caméra, ainsi que le choix de plans resserrés, saisissent à la gorge le spectateur comme les héros du film. Une approche à la fois surréaliste et expressionniste qui révèle peu à peu le profond abîme de la folie des hommes. Procédé trouvant son opposé complémentaire dans Rojo où les plans s’élargissent et se perdent dans les horizons d’un paysage désertique sans fin. La récurrence de la froide image de voitures roulant dans la nuit, feux-arrières d’un rouge sanglant allumés, peut s’interpréter ici comme la prémonition de l’implacable machine de mort qu’orchestrera le régime militaire. Le tout ponctué d’idées de mise en scène dont l’apparente incongruité (une représentation dansée de l’acte des Sauvages des Indes Galantes de Rameau) renforce l’appréhension grandissante. Idée que l’on retrouve dans El Profesor où la réalisation malmène son héros par un jeu insidieux et pervers de mésaventures (comme la matière fécale collée sur son pantalon dont il ne parvient pas à se débarrasser), autant de détails révélateurs de sa détresse ridicule.
Jamais redondants, toujours complémentaires, chez Benjamín Naishtat fond et forme se répondent et se complexifient mutuellement, ouvrant sans cesse un large champ d’interprétations possibles. Apanage des grands cinéastes.