Comme tout le monde, j’avais le souvenir d’un monument, massif et des- tiné d’abord à impressionner, le côté « cathédrale de lumière » et effets de sidération à outrance, c’est-à-dire le versant de l’art cinématographique le plus contestable et ennuyeux, à la longue et à mon goût.
S’il accumule les « morceaux de bravoure », pour reprendre l’expression chérie par Georges Sadoul dans son Dictionnaire des films, et si la séquence dite de la « double tempête » est vraiment admirable d’audace et de maîtrise, le film ne saurait être réduit à son goût assumé du coup d’éclat et de la métaphore la plus enlevée. Une fresque épique, certes, puissante, et qui brasse large, d’une folle inventivité, mais qui prend aussi le risque de l’intime.
Car il y a aussi Brienne. Parties intégrantes du mythe publicitaire napoléonien dans sa version la plus mièvre et populaire, les batailles de boules de neige et de polochons préfigurent évidemment le siège de Toulon et la longue litanie des victoires. On a bien compris.
Gance traite d’ailleurs ce brouillon de cours d’école non sans humour, sur le mode de l’enfance d’un chef qui fut aussi le plus grand stratège militaire de son temps. L’esprit de sérieux est toujours drôle et touchant chez les enfants. Prologue du film : goût pour la géométrie dans l’espace et les équations compliquées qui s’inscriront bientôt sur l’écran mais aussi déjà cette façon de pousser le bouchon toujours un peu plus loin. Dans les arabesques, les dortoirs divisés en damier et les loopings enneigés, avec les si émouvantes vieilles scies quant à l’innovation constante et la prise de risque excessive que connaissent tous les cinéphiles (« – Si on la lance comme une boule de neige, la caméra s’écrasera, M. Gance. – Comme les boules de neige… » et la caméra s’écrasa, on connaît la légende qui en dit long), mais aussi la stupéfiante leçon de géographie, pure prouesse dramaturgique et pari d’écriture insensé, où le petit Napoléon regarde un maître gâteux dessiner au tableau les îles qui rythmeront sa vie et son funeste destin : Corse, Elbe, Sainte-Hélène. Le regard de l’enfant se voile, ses yeux s’embuent : il a compris qu’il ne pourra pas effacer ce qui est tracé devant lui. Il écrira l’Histoire et le siècle, mais lui connaît déjà sa propre fin. Oui, c’est génial et ça fait pleurer. C’est aussi à Brienne qu’apparaît le personnage de Tristan Fleuri, celui que tout le monde préfère, interprété par le grandiose comédien russe Nicolas Koline.
Et puis il y a Violine, sa fille. Pour laquelle il a fallu que Gance invente encore, comme à sa bonne habitude, et ce fut Annabella, à jamais la plus belle jeune femme du monde. C’est sur ce visage pur et inoubliable que s’inscrivent les hor- reurs des temps, et d’abord les massacres de septembre, sublime superposition en contraste comme le film en regorge.
Étonnante cruauté gancienne, au moins sadienne sinon sadique, qui connaîtra son sommet en coupant impitoyablement Annabella pour la version Opéra. Il n’avait guère le choix, mais elle s’en plaindra amèrement, personne n’ayant cru utile de la prévenir ; qu’elle se console aujourd’hui, le film est tellement mieux avec elle.
Grâce à elle et Fleuri, Gance apporte une touche d’humanité ordinaire, un indispensable contrepoint au déferlement continu du grandiose. Témoins de l’épopée, extraits de la foule des figurants de l’Histoire, ils sont nos modestes représentants et les meilleurs antidotes à l’emphase qui parfois menace.
Emphase que le film évite en décrétant le mouvement perpétuel et en s’affirmant, dès le début, dès le mitraillage d’images de Brienne, pour ce qu’il est vraiment : un film expérimental qui se serait glissé dans les ors de la légende des siècles.
Rien d’empesé dans Napoléon, rien de répétitif, le grand défaut gancien, poète de la scansion mais capable aussi de sur-place narratif, comme dans une bonne partie de La Roue (1923).
Ici, la volonté de pousser l’écriture cinématographique vers des rivages inconnus, avec une débauche d’essais et d’effets nouveaux, comme si toutes les recettes et méthodes éprouvées étaient désormais à proscrire. Or les films français his- toriques des années 1920 étaient fort peu révolutionnaires… Le soin apporté à la reconstitution et le but souverain de ne pas « perdre » le public (déjà…) empêchaient le plus souvent toute audace et garantissaient une rassurante platitude d’expression, aussi passionnante qu’un bouton de guêtres.
Gance, lui, regardait ailleurs, vers Griffith, dont il prétendait qu’il lui avait géné- reusement « donné » Napoléon après y avoir songé pour lui-même ; vers les Russes, les Blancs de Paris (partout au générique) et les Rouges de Potemkine. Et il voyait son Napoléon comme un manifeste d’avant-garde cinématogra- phique qui aurait été écrit par Victor Hugo (Quatre-vingt-treize).
Gance tint son pari et les critiques s’abattirent sur le film : beaucoup trop long, bien sûr, même dans sa version courte Opéra, mais surtout confus, brouillon et parfois carrément invisible. Et puis, « pour qui vous prenez-vous à nous infliger ainsi ce bombardement visuel ? Pour Napoléon, sans doute ? »
Les ennuis commencèrent pour ne plus s’arrêter. Jugé inexploitable à cause de sa durée hors normes, le film fut vite enterré en France, malgré dix jours de triomphe à l’Opéra puis les réactions enthousiastes de la presse et des profes- sionnels aux projections (sans les triptyques) de l’Apollo, et littéralement détruit pierre par pierre aux États-Unis, jusqu’à ce qu’il n’en reste rien.
Nous sommes alors en 1928 et le cinéma va passer à autre chose : Le Chanteur de jazz et l’avènement du parlant. Napoléon tourne au chant du cygne d’un art, parvenu à pleine maturité et soudain anachronique, qui débute une longue période d’hibernation, avant que quelques enragés de par le vaste monde se mettent en tête de sauver ce qui pouvait encore l’être et de le montrer. Henri Langlois était de ceux-là.
Puis vinrent les résurrections successives, racontées de main de maître par Kevin Brownlow lui-même dans un livre qui se lit comme un roman à suspense (Napoléon, le grand classique d’Abel Gance, 2012, Éd. Armand Colin).
Aujourd’hui, la version intégrale voulue par Gance réapparaît enfin, et force est de constater que le film n’a rien perdu de sa témérité presque belliqueuse, comme s’il collait à son héros dans sa manière funambulesque de s’inventer un destin. Tabula rasa.
Napoléon est bien sur un fil, le fil du rasoir qui pourrait le faire basculer vers le grotesque ou le banalement cocardier, mais il faut bien admettre qu’on frissonne et que la gorge se serre quand Rouget de Lisle se penche sur sa chaire et entonne La Marseillaise, aussitôt adoptée par Danton, qui intime à la foule de se taire et d’écouter les paroles avant de se les approprier : « Apprenons, mes enfants ! »
Gance avait du génie, certes, mais il avait surtout le culot des scènes impossibles qui deviennent inoubliables. C’est bien cet incroyable mélange des genres et des registres, l’épopée historique au risque de l’expérimental et du dissonant, qui fait tout le prix de Napoléon, ce prix exorbitant qu’on lui fit payer pour avoir osé proposer le meilleur et l’innovation absolue au plus vaste public.
Rien ne réparera jamais cela. Mais c’est aussi pour cela que Napoléon mérite tellement d’être vu dans son intégrité enfin retrouvée.