Claude Barras est né en 1973. De famille paysanne, il passe une enfance « idyllique » près de Crans-Montana, une petite commune située à 1 500 mètres d’altitude dans le canton du Valais en Suisse. Si ses parents se sont spécialisés dans la monoculture de la vigne en suivant l’appel de la modernité, ses grands-parents, éleveurs de chèvres, sont encore reliés à « l’an- cien temps ». […] On fabriquait alors soi-même ce dont on avait besoin : meubles, outils, objets. De cette civilisation alpine semi-nomade, vivant dans la sobriété et en lien étroit avec la nature, Claude Barras est l’héritier.
Peintre amateur, son père a éveillé en lui un intérêt pour l’art tout en insistant pour que son fils apprenne un métier concret. Claude suivra donc un apprentissage de dessinateur en génie civil avant de rejoindre l’École Émile-Cohl à Lyon en section Illustration et infographie. Devant la difficulté de se faire une place en tant qu’auteur de livres jeunesse, le jeune homme poursuit sa formation en images de synthèse et s’inscrit, après un diplôme en Anthropologie et image numérique à l’université de Lyon, à l’École Cantonale d’Art de Lausanne (ECAL). Il y réalise ses premiers films parmi lesquels Mélanie (1998) et Casting Queen (1999) qui seront sélectionnés au Festival International de Leipzig et à Fantoche à Baden. Ses rencontres avec les maîtres de l’animation suisse Nag Ansorge et Georges Schwizgebel scellent sa vocation de réalisateur.
En 2002, en compagnie du Liégeois Cédric Louis, il fonde Hélium films qui pro- duira bientôt les films des deux hommes avant de s’ouvrir par la suite à d’autres collaborations (avec Jadwiga Kowalska et Elie Chapuis notamment). En 2005 sort Banquise, un court métrage de 7 minutes en papier découpé écrit et réalisé par le duo. Coup d’essai, coup de maître, le film fait le tour des festivals : Cannes, Locarno, Ottawa, Hiroshima… D’emblée, un univers est posé : celui du conte social prenant pour sujet l’enfance et ses problèmes. Le récit, tragique mais sans pathos, n’en est que plus émouvant.
Dans le domaine du stop motion alors en plein résurgence, Claude Barras fait une expérience riche d’enseignement en collaborant au développement des person- nages et à la fabrication de Max and Co (2007), l’ambitieux long métrage de Samuel et Frédéric Guillaume […]. Pour contourner les difficultés de tournage liées à l’ani- mation des personnages Barras retient l’idée de doter ses propres marionnettes de très grands yeux ronds facilitant leur expression et de têtes volumineuses plus aisées à manipuler. Il mettra ces principes à exécution dans Ma vie de Courgette notamment. Pour le moment, il réalise Le Génie de la boîte de raviolis (2006) en adaptant en stop motion l’univers graphique de l’illustratrice Albertine sur un scé- nario de son mari, l’écrivain Germano Zullo. Le film connaît un grand succès en festi- val. Claude Barras réalise ensuite avec Cédric Louis deux nouveaux courts métrages en stop motion, coproduits avec l’Office National du Film du Canada, qui posent un univers d’une très grande force visuelle et dramaturgique : Sainte-Barbe (2007), un film sans paroles racontant la complicité par-delà la mort de Léon, un petit garçon chauve, avec son grand-père puis le conte drôle et cruel Au pays des têtes (2008). La belle maîtrise technique du duo lui permet de jouer efficacement des codes du film d’horreur dans une esthétique expressionniste qui n’est pas sans évoquer l’univers de Tim Burton.
Si le réalisateur de L’Étrange Noël de monsieur Jack compte parmi les références de Claude Barras, y figurent également, parmi d’autres, Isao Takahata (Heidi, Le Tombeau des lucioles) et Nick Park (Creatures Comforts). On pourrait tenter d’ap- procher la singularité de son œuvre par une triangulation entre ces trois auteurs. Comme celui de Tim Burton, le cinéma de Claude Barras, n’édulcore pas les ombres de l’existence mais s’attache au contraire, avec une certaine constance, à la mort, non pas de manière macabre mais dans une forme d’appel à vivre. Ma vie de Courgette (2016), que le réalisateur adapte du roman de Gilles Paris avec l’aide de Céline Sciamma au scénario, s’ouvre sur un décès brutal : celui que provoque un petit garçon surnommé « Courgette » qui tue accidentellement sa mère. La mise en scène, toute en finesse, ne cherche pas le sensationnalisme mais elle n’occulte rien du contexte du drame : l’alcoolisme de la mère et sa violence à l’égard de l’en- fant. L’histoire suit le cours d’un apprentissage. Alcoolisme, maltraitance, violence sexuelle, misère sociale : rarement des thèmes aussi durs auront été mis en scène dans un film d’animation parlant des enfants et s’adressant à eux. La réussite écla- tante du film tient à la fois à l’acuité de son regard sur la réalité humaine qu’il décrit et à la protection dont il entoure personnages et spectateurs. Sur le fond, le film n’édulcore rien. Il s’attache au contraire à rendre compte de la réalité dans toute sa complexité, avec, de la part du réalisateur, une attention que l’on pourrait qualifier d’anthropologique et situer dans la lignée du cinéma d’Isao Takahata engagé dans le réel. Pour réaliser Ma vie de Courgette, Claude Barras séjourne ainsi dans un foyer pour enfants afin de documenter précisément son écriture. La même démarche l’entraînera pour Sauvages dans la forêt de Bornéo, auprès du peuple Pénan. Dans la forme, Claude Barras ne cherche pas l’apparence du réel. Par son univers visuel expressionniste et l’esthétique très stylisée de ses marionnettes, il cherche au contraire à produire une forme de décalage qui exhausse la vie émotionnelle de ses personnages dans toutes ses nuances. Le décalage joue ainsi à plein entre des dia- logues naturalistes interprétés avec une justesse confondante par de jeunes comé- diens amateurs, et les visages au design simplifié des protagonistes, avec leurs immenses yeux « grands ouverts sur le monde ». On se souvient que Nick Park jouait d’un tel décalage dans Creature Comforts qui abordait les conditions de vie dans un zoo britannique en prêtant aux animaux interviewés les propos recueil- lis auprès d’immigrés décrivant leur déprime. L’humour fait elle aussi partie de la palette dont use Claude Barras pour exprimer la résilience et la positivité de ses personnages. Elle procure au film quelques moments savoureux comme celui où les enfants débordant d’imagination se racontent la vie sexuelle des adultes.
L’attente suscitée par le formidable succès public et critique de Ma vie de Courgette, auréolé de nombreux prix – parmi lesquels le Cristal et le prix du Public du festival d’Annecy, ainsi que deux César et une nomination aux Oscars – n’a pas empêché Claude Barras de réaliser avec Sauvages son film le plus person- nel, le plus profond et le plus émouvant. En prenant le chemin de Bornéo pour y dénoncer la destruction de la forêt primaire par les multinationales de l’industrie agroalimentaire alliées à des politiciens corrompus et dont, selon le réalisateur, nos politiques néo-libérales sont les complices, Claude Barras ne fait pas que seulement lancer un cri d’alerte. Il adresse plus encore à chacun de nous une invitation à agir, une invitation d’autant plus prégnante qu’elle ne passe pas par un discours moralisateur mais par la voie de l’intime.