Bette Davis, la vie est à moi

Murielle Joudet, autrice et critique de cinéma

Peu nombreux sont les acteurs qui ont été, en même temps que de grands interprètes, des créateurs de formes qui ont signé les films dans lesquels ils apparaissent. Bette Davis est l’une de ces actrices-auteures. Personne ne sera parvenu à se mettre entre elle et le destin qu’elle s’est choisi : devenir une immense actrice au sein d’un milieu hostile, le système des studios hollywoodiens. Durant sa carrière, longue de six décennies, elle a eu le temps de réécrire les règles de son métier, révolutionné la féminité à l’écran et, contre l’avis de tous, s’est placée à contre-courant de tout ce qui était alors demandé à une star hollywoodienne.

Tout commence par un faux départ, lorsque les studios hollywoodiens vont puiser leurs talents sur la côte Est, à Broadway. Un dénicheur de la Universal repère Bette Davis, alors jeune comédienne de théâtre, et lui confie son premier rôle dans The Bad Sister (1931). En la voyant apparaître, Carl Lemmle Jr., le directeur du studio, se montre horrifié : «Elle a autant de sex-appeal que Slim Summerville !». La Universal ne renouvelle pas son contrat. Après un bref retour à New York, Davis est repêchée par la Warner où elle se fait remarquer dans The Man Who Played God (1932) et signe son premier contrat de sept ans. C’est le début d’une longue histoire d’amour orageuse entre l’actrice et son directeur tout-puissant, Jack Warner. Davis rejoint la shortlist des vedettes Warner : Joan Blondell, James Cagney, Edward G. Robinson, Humphrey Bogart. Comme eux, sa beauté se veut atypique, profane et antiglamour.

Mais si le studio pressent le potentiel de son actrice, il ne sait quoi faire d’elle si ce n’est l’étouffer sous des couches de glamour inutile et lui confier des rôles indigents. Les échanges entre Jack Warner et Bette Davis raconte l’histoire d’une artiste profondément insatisfaite, suppliant son «père professionnel» de lui offrir le rôle qui fera d’elle une star. L’actrice le harcèle pendant des mois, il accepte finalement de la prêter à la RKO pour L’Emprise (1934) où elle se glisse dans la peau d’une cocotte sans vergogne qui profite d’un pauvre étudiant en médecine fou amoureux d’elle. Elle adopte un accent cockney irréel, accentue un mot sur deux, bouge frénétiquement ses mains, comme impatiente que sa carrière commence. L’actrice prend en otage le film et décide qu’il sera son acte de naissance. Bette Davis est née, sous l’apparence d’une irrécupérable garce.

L’année d’après, elle joue dans L’Intruse (1935) où elle incarne une comédienne déchue et alcoolique qui traverse une dernière passion. De nouveau, un rôle de femme au bord du gouffre, pour lequel Bette Davis décroche l’Oscar de la Meilleure Actrice. Malgré cette consécration, son studio ne la traite toujours pas à la hauteur de sa notoriété. Impuissante à renégocier ses conditions de travail, elle s’enfuit en Angleterre. La Warner lui intente un procès pour rupture de contrat. Face à un système des studios surpuissant, elle perd la bataille, mais Jack Warner paye ses frais de justice et la réintègre. 

L’évènement, très médiatisé, restera comme une victoire symbolique : l’actrice sort grandie, «starifiée». Le studio exploitera sa nouvelle image de femme combative, affrontant seule une nuée d’hommes puissants, notamment dans Femmes marquées (1937) de Lloyd Bacon, et dans le mélodrame d’époque L’Insoumise (1938) de William Wyler. Le scénariste le pressent : «Elle va faire un malheur dans le rôle de la petite garce aristocrate du Sud.» Anticipant le couperet de la censure, le studio se presse d’atténuer la puissance de feu du personnage, mais après moultes réécritures, finit par se faire une raison : «Ce film ne pourra raconter qu’une chose : l’histoire du triomphe d’une garce.»

Les années 1940 verront justement le triomphe de cette sublime garce. Les grands films s’enchaînent, faisant de Bette Davis la reine du «woman’s picture», elle traverse les états les plus extrêmes et les plus ravagés de la féminité : ambitieuses, castratrices (La Vipère), Bovary maléfiques (La Lettre, La Garce), stars déchues et alcooliques (La Star, Ève). Elle est une vieille fille sur la voie d’une transformation physique et spirituelle dans Une femme cherche son destin (1942), splendide mélodrame où elle réaffirme qu’elle n’a besoin de personne, surtout pas d’une vedette masculine à ses côtés, pour atteindre les sommets.

Sur les tournages, les directeurs de production finissent par baisser les bras : «Non seulement Miss Davis est la réalisatrice, mais elle est désormais devenue productrice. Malgré tout, nous continuerons d’avancer.» Bette Davis expérimente les potentialités du métier d’acteur, construit sa carrière sur une sorte de dialogue ininterrompu avec le public : elle met à l’épreuve son intelligence, teste jusqu’où il peut aller dans l’adhésion face à ses héroïnes négatives, irrémédiablement tombées du côté du mal. La déchéance est son milieu naturel, la méchanceté, son triomphe. La laideur, sa philosophie d’artiste, elle qui s’est toujours rangée du côté des «pas-beaux», a obéi au destin que lui dessine sa figure de petite poupée diabolique, réclamant plus à son métier que la sphère d’expériences très restreintes que vous permet la seule beauté.

La défiguration deviendra l’un des grands motifs de sa carrière : elle se rase une partie du crâne et les sourcils dans La Vie privée d’Élizabeth d’Angleterre (1939), atteinte de diphtérie dans Femme aimée est toujours jolie (1944) où elle se charge elle-même de sa transformation physique : perruque, faux cils, des kilos de poudre qui momifient ses traits. Sur le tournage, le cinéaste Vincent Sherman est horrifié de la voir si enlaidie, l’actrice le rassure : «Ne t’inquiète pas. Le public aime me voir faire ce genre de choses.» Parvenue à un tel degré de pouvoir et de liberté artistique, Bette Davis sème la terreur sur les plateaux, et les tournages deviennent aussi orageux que les fictions. En 1949, sur le tournage de La Garce, tout se passe très mal entre elle et King Vidor : elle accepte de finir le film à condition d’être libérée de son contrat. Après seize années d’une relation tumultueuse, Jack Warner lui rend son indépendance.

En 1950, à 42 ans, elle joue Margot Channing dans Ève de Joseph L. Mankiewicz. Le film, sans doute son plus beau, se superpose comme un calque sur sa propre vie. Bette Davis s’arrête, fait le bilan, réfléchit à son métier et sa suprême intelligence croise la sophistication de Mankiewicz, immense dialoguiste. Une halte dans laquelle s’infiltrent les pires hantises d’une actrice : le vieillissement, son besoin démentiel d’amour, les rivales qui attendent leur tour, la vie personnelle sacrifiée sur l’autel de la carrière. Bette Davis livre tout à la caméra : ses victoires comme ses doutes, et bientôt son déclin.

En 1962, le système des studios qui l’a vue naître est enterré : l’actrice n’est plus rentable, au bord de l’oubli. Elle porte à bout de bras le projet Qu’est-il arrivé à Baby Jane ?, jeu de massacres grand-guignolesque entre deux actrices qui se détestent depuis toujours. Sous les traits d’une vieille dame ravagée qui rejoue ses heures de gloire et martyrise sa sœur (Joan Crawford), Bette Davis, 54 ans, exhibe son délabrement physique et son déclassement social, le sublime en grand spectacle macabre. Le film donnera naissance à l’hagsploitation, genre où de vieilles gloires hollywoodiennes abordent leur déclin sur un mode qui mêle l’horreur à la parodie. Refusant de se cacher pour vieillir, Bette Davis poursuivra sa deuxième partie de carrière en jouant dans des téléfilms, des productions Disney, des séries Z, à la fois par exigence artistique (que le cinéma enregistre tous ses âges) aussi bien qu’économique, «quelqu’un doit bien payer les courses».

Bien avant les dévots de l’Actors Studio, elle aura été l’une des premières à envisager le métier d’acteur comme un sacerdoce. Une vocation à laquelle il faut tout sacrifier, à commencer par son narcissisme qui, à tout instant, peut vous empêcher de raconter une histoire cruciale, vous faire refuser un rôle important, au prétexte qu’il ne vous met pas en valeur ou par peur de perdre la sympathie du public. Le cinéma fut pour elle un endroit sans doute plus intense que la réalité, un lieu à sa mesure, où il lui était possible d’y déverser son impatience existentielle, ses torrents d’affects, sa féminité royale, son génie comme ses tares. Seule, elle a repoussé les limites de ce qu’une actrice pouvait montrer d’elle-même, augmenter la quantité d’énergie qu’un film est en mesure d’accueillir : «La critique la plus fréquente qu’on m’ait faite, c’est que je suis too much. C’est souvent ce qu’on me dit lorsque je joue avec des gens qui ne font rien, donc, évidemment, j’ai toujours l’air d’en faire trop. Je pense justement que jouer doit être plus grand que la vie. L’écriture, le scénario doivent être plus grands que la vie. Tout doit être plus grand.»