Un émigré polonais, un pornographe né dans le royaume d’Italie d’une mère cosmopolite est universellement tenu pour le génie poétique des Lettres françaises et leur a donné, avant de recevoir la qualité de héros « mort pour la France », parmi ses plus beaux vers. Les plus chantants et les plus graphiques. Les plus désespérés parfois à l’instant même où ils sont les plus vitaux, très proches en cela de la « vitalité désespérée », ce slogan des peintres maniéristes que Pasolini choisit si bien pour se définir lui-même. Un exemple : « Comme la vie est lente / et comme l’Espérance est violente. » Cette non-hésitation prolongée « entre le son et le sens », cette prolongation sans hésitation de deux vers proprement géniale, née de l’humble orgueil du poète Apollinaire, Pasolini ne l’a-t-il pas entendu résonner dans sa mémoire lorsqu’il a inventé le titre de son deuxième roman romain, l’un de ses plus beaux : Une vie violente (Una vita violenta, 1959) ? Quel raccourci ! Quelle lecture interprétative et personnelle en une seule ellipse ! Il suffisait d’y penser : si la vie est lente mais que, dans la même expérience, l’espérance est violente, alors c’est que l’espoir est caché là, au fond du métier de vivre (lui-même un dur travail, une tragédie même : être humain, c’est clair, on en meurt), c’est que l’amour existe comme disait Pialat, c’est que c’est la vie même dans sa beauté qui est violente. Une exploration poétique fulgurante de la condition humaine, voilà Pasolini.
Les jeunes garçons des Ragazzi (son premier roman romain, de 1955) ou d’Une vie violente ne sont pas des stéréotypes de délinquants, des racailles, des nébuleuses terroristes comme les appellent les racistes, ce qui expliquerait le titre, mais des flatus vocis disait Pasolini, faux romancier et vrai poète : des émissions d’air, des interjections, des voix éclatées de la vie prise au vol. Tout l’art du « roman » pasolinien est en effet d’ajouter une pose physique à l’inconséquence de la parole, pur prétexte, pour les faire devenir, une fois montés synchrones, du marbre de tragédie. En ce sens, la continuité est radicale entre Une vie violente et Accattone ou Mamma Roma ; on passe directement de ce qu’un critique, à la sortie du premier roman, appelait « une bande son » au véritable montage son des films, à leurs éclats physiques et vocaux. En résumé, première erreur : la vie violente n’est pas celle des jeunes vus dans les romans et les films romains au sens du contenu de leurs actes, c’est celle de leur style de vie, de leur résistance à l’enlaidissement du vivre, sur lequel se bâtit la maniera de Pasolini.
À cause de sa vie d’auteur homosexuel post-communiste, « d’une extrême gauche indéterminée » comme il la définissait lui-même, la presse à scandale aurait bien voulu que cette vedette malgré lui soit un débauché, un bagarreur, un « violent », cela expliquerait encore mieux le titre : « la vie et l’œuvre », le cliché scolaire branché sur le monde des paparazzi ! Pas de chance, il était doux et prévenant, excellent ami et amant, toujours prêt à toucher et à coucher, à aider, jamais à forcer ni humilier. « Nomade et libertin, mais fidèle dans les affections » a-t-il écrit de lui à l’une de ses amies, comme le rappelle le dernier livre de Dacia Maraini (délicieux et profond Caro Pier Paolo, Neri Pozza, 2022), une proche, qui ajoute pour son compte : « Tu étais si doux, Pier Paolo, et si conciliant que chaque fois j’en restai interdite. Mais les gens se faisaient de toi une idée différente. » Le contraire du porc trop familier révélé par #metoo, en somme. Nous savons aujourd’hui que son assassinat a été préparé, qu’on a manifestement construit à cette occasion, comme savent le faire la mafia et tous les services secrets du monde, un scénario sordide non pas vrai mais vraisemblable pour le public, pour faire croire à cette vie violente, dans la droite ligne du harcèlement de la presse de droite intégriste ou à scandales qui l’a largement accompagné de son vivant en collant à son être poétique un double fantomatique. Seconde erreur à relever : la vie violente n’est pas celle de Pasolini. Chez lui, amoureux d’Apollinaire (qu’il jugeait le plus grand poète du premier vingtième siècle avec Antonio Machado et Constantin Cavafy), seule l’Espérance était violente. Tant pis pour les chagrins. Et avec eux oublions le demi-deuil des années en « 5 », depuis 1975, l’année de la disparition de PPP, pour fêter, enfin, non plus la mort et l’élimination de la surface de la Terre, mais la naissance éternelle, depuis 1922, du « doux et grand » Pasolini (comme il y avait, pour lui, un « dolce e grande manierismo »).
À sa mort, Pasolini avait de nombreux projets. Avant tout il comptait achever – ou inachever jusqu’à la limite – l’histoire picaresque et transsexuelle de la corruption néo-capitaliste allégorisée par le chantage mondial sur les hydrocarbures, à savoir finir son roman fleuve intitulé Pétrole, dont il ne nous est parvenu que six cents pages déjà merveilleusement préparées pour se présenter comme un manuscrit fictionnel inachevé. Son film suivant aussi était en route. Le scénario était écrit (je l’ai traduit et publié en français : Porno-Théo-Kolossal, Mimésis, 2016). Il aurait été aussi éprouvant que Salò ou Les 120 Journées de Sodome réinventé d’après le marquis de Sade, dont il reprenait l’utopie sodomite à Rome en lui adjoignant les dystopies de la violence hétéro à Gomorrhe-Milan et de la démocratie française bafouée par les tanks fascistes assiégeant et affamant Paris (comme Numance dans la Bible), jusqu’à un suicide collectif presque total imaginé par un philosophe germanopratin inspiré mais inconséquent. S’y serait ajoutée la veine comique qu’il avait déjà expérimentée dans trois films avec son duo Totò-Ninetto (Uccellacci e uccellini, Che cosa sono le nuvole ? et La Terre vue de la Lune), après une première brillantissime tragédie burlesque, La Ricotta, avec Orson Welles. Un autre géant du théâtre, le Napolitain Eduardo De Filippo, aurait remplacé Totò pour reformer le couple comique. Dans Porno-Théo-Kolossal, à la manière des quatre dernières superproductions de Pasolini (la « Trilogie de la vie » : Le Décaméron, Les Contes de Canterbury et Les Mille et une Nuits, avant Salò), le rôle discursif et performatif des attractions aurait été confié au sexe crument montré (« Porno »), à l’aide des moyens spectaculaires d’un film biblique (« Kolossal »). Enfin, le film serait revenu à une basse continue du cinéma et de l’œuvre de Pasolini quasi nihiliste : un sacré restant en bordure de la religion mais la menant au néant, sensible dès le premier film et plus explicite encore avec la volonté obsessionnelle, née en 1962, aboutie en 1964 avec L’Évangile selon saint Matthieu, de réaliser un film christologique sérieux tout en surmontant l’obstacle de parler depuis le point de vue d’un incroyant ayant clairement théorisé son athéisme. En l’occurrence, Porno-Théo-Kolossal est une histoire de crèche volée pendant le voyage, de rois mages perdant constamment leur étoile, de divin enfant déjà mort depuis longtemps, et sa religion avec lui, lorsque le roi mage et son assistant arrivent sur les lieux de sa naissance miraculeuse dans Ur, la non-ville qui porte le nom de l’origine de tout, mais qui n’est plus qu’un grand rien, comme le Ciel, finalement visité en vain. Il serait faux, à partir de là, de croire que tout est vain et qu’il n’existe aucune vérité ultime. Au contraire, lorsqu’on est humain et qu’on sait que la politique ne dirige pas le monde mais explique la réalité par la contradiction (lorsque, de près ou de loin, comme Pasolini, on est marxiste), « croyant atteindre une fin, on découvre la réalité telle qu’elle est, sans fin aucune ».
Ce cycle d’un « éternel retour qui prend fin », cette « ligne qui se perd dans l’herbe », cette « tragédie qui finit mais ne commence pas », cette affirmation qu’« être morts ou vivants, c’est la même chose » (carton final de La Terre vue de la Lune), sont autant d’inventions verbales disséminées dans l’œuvre de Pasolini qui répondent à la conclusion de son dernier film, malheureusement resté virtuel. On pourrait noter encore, après l’avoir ainsi rapproché de l’œuvre quasi complète de cinéma qui l’aura précédé, que son finale ressemble aussi à celui, bouclé, redondant et ouvert d’Œdipe roi, puisque le roi incestueux aux yeux crevés, après s’être promené dans l’espace-temps, voit à nouveau le vert cru du pré de son enfance et peut affirmer : « La vie finit où elle commence. »
Restent, non comme un surplus, mais au contraire comme l’invention d’une forme (bien résumée par le canon du « film pour un film à faire », dont se souviendra le Scénario du film « Passion » de Jean-Luc Godard), les films « Notes » : les documentaires en noir et blanc et 16-millimètres, les expérimentations, les films faits en un jour, avec un groupe, autour d’une table de montage devant des kilomètres d’actualités, etc. En Afrique, en Inde, au Moyen-Orient, en arpentant l’Italie pour interroger ses habitants sur le sexe ou bien l’un de ses paysages, à l’aide du langage filmique primitif des panoramiques, sur son avenir écologique, c’est-à-dire sur la poésie de sa forme, en tous ces lieux Pasolini continue à filmer la vie lente, et l’espérance violente. —