Lancé sur le devant de la scène par Tim Burton (L’Étrange Noël de Monsieur Jack), Nick Park (Wallace et Gromit) et Wes Anderson (Fantastic Mr Fox), le stop motion repose sur une technique simple et mystérieuse à la fois : vieille comme le cinéma lui-même, elle consiste à donner l’illusion du mouvement et de la vie à des objets, des jouets, des marionnettes articulées, des figurines de pâte à modeler filmés image par image. Apparu comme un simple « truc » du cinéma forain qui permit à Stuart Blackton, et Segundo de Chomón de faire se mouvoir à l’écran, comme par magie, les objets et mobilier d’un hôtel hanté, le stop motion a été porté à ses sommets par des géants originaires d’Europe de l’Est : Ladislas Starevitch, Georges Pal, Jiří Trnka… Il a contribué à l’âge d’or du cinéma fantastique en devenant, entre les mains de Willis O’Brien (King Kong) puis de Ray Harryhausen (Jason et les Argonautes) la technique reine des effets spéciaux. Il s’est aussi prêté à la caricature (Will Vinton), au surréalisme (Jan Švankmajer) aux expérimentations chimériques (les frères Quay), dévoilant ainsi de multiples pouvoirs…
Mais contrairement au dessin animé et à l’image de synthèse, le stop motion n’a jamais constitué une esthétique dominante. Peu propice à la division du travail et à l’industrialisation de sa fabrication, il est longtemps resté, au contraire, le fait d’individus, d’artisans qui ont créé leur propre univers, leur propre système et n’ont pas pu ou voulu en faire école. Le stop motion est ainsi un art lié au « faire » où l’essentiel se passe au moment du tournage, dans ce moment d’intimité où l’animateur donne vie à ses créatures : art tactile, art de la confection de figures en volume, il est, comme la sculpture, lié aux formes, et aux matières ; art du mouvement, il est comme le théâtre de marionnettes, un art de la manipulation qui confère parfois de troublants pouvoirs à la main de l’animateur.
La connivence du spectateur
Par sa tridimensionnalité et sa matérialité, le stop motion est, de toutes les techniques d’animation, la plus proche du cinéma « live ». Les films de marionnettes se présentent au spectateur comme un « cinéma miniature » dont ils reproduisent l’espace, les éclairages et les cadrages. Ses personnages et ses décors ont une existence physique à l’écran, ils se meuvent dans un espace lui aussi physique. Il faut probablement rechercher ici la raison de sa propension à générer des répliques miniatures du monde dans lesquels le spectateur peut avoir l’illusion de se perdre. Mais l’illusion n’est jamais totale : le stop motion joue en effet constamment d’un effet d’échelle pour rappeler au spectateur qu’il se trouve devant un modèle réduit. C’est par exemple le cas des décors de Raymonde ou l’Évasion verticale (2018) de Sarah Van den Boom qui font penser à des dioramas, et de l’esthétique de « maison de poupée » de Bloomstreet 11 (2018) de Nienke Deutz. La connivence est aussi entretenue par les imperfections de la technique elle-même qui « rappelle en permanence que la figurine n’est qu’une figurine et ne quitte jamais tout à fait le plateau[1] ». Celle-ci suppose toujours la présence/absence de la main qui la manipule comme sait formidablement en jouer le duo Patar et Aubier dont l’animation des personnages mime délibérément le mouvement saccadé de jouets manipulés par des mains d’enfant.
Artisanat et technologie
Si, depuis les années 1990, le stop motion n’a pas été éclipsé par l’image de synthèse en trois dimensions mais a connu, au contraire, une véritable résurgence, c’est qu’il a su mettre à profit les nouveaux outils numériques au service de sa propre esthétique en combinant artisanat et haute technologie. Cette combinaison gagnante intervient aussi bien dans la confection des personnages (pensons aux armatures des marionnettes devenues de petites merveilles de technologie ou à l’impression 3D utilisée pour l’animation par substitution des visages des personnages) sur le plateau de tournage (où les possibilités de mouvements des personnages et de la caméra se trouvent démultipliées par l’usage du rigging et du motion control) qu’à la postproduction (incrustation sur fond vert, compositing permettant de fusionner en un même plan différents types d’image). Le court métrage ne dispose évidemment pas des moyens des grands studios, mais il constitue une véritable chambre d’expérimentation comme en témoigne, à côté de l’essor du long métrage, la vitalité de sa production en Europe et notamment en France[2]. Le numérique facilitant la combinaison des techniques, les frontières entre pâte à modeler, marionnettes, découpage, prise de vues réelles, image de synthèse s’estompent. La Slovène Špela Čadež offre une illustration de la convergence désormais possible entre jeu des marionnettes et métamorphose plastique traditionnellement dévolue à la pâte à modeler dans Boles (2013) où son personnage principal, un écrivain en mal d’inspiration, rêve que ses doigts deviennent caoutchouteux, s’étirent dans des proportions incroyables et deviennent trop mous pour frapper les touches de sa machine à écrire.
Mais c’est aussi un renouvellement esthétique et thématique qui est en œuvre aujourd’hui. L’animation, qui tend à se débarrasser de son étiquette « jeune public », se fait l’écho des préoccupations de la société : l’histoire contemporaine, les mémoires individuelles ou familiales, les questionnements existentiels, l’intime et le corps, la sexualité sont parmi ses nouveaux sujets de prédilection.
Le réel, l’histoire et l’intime
L’appétence de l’animation contemporaine à s’emparer du réel s’exprime notamment dans l’attention portée aux incidents du quotidien et à leur écho psychologique chez les personnages. Cette expérience intime du réel est le sujet d’un film comme Negative Space (2017) de Ru Kuwahata et Max Porter qui invite le spectateur à percevoir comment ses souvenirs s’attachent à des petites choses insignifiantes et apparemment dérisoires, mais qui prennent toute leur importance dans la mémoire.
L’animation réinterroge également l’histoire contemporaine. Ce magnifique gâteau ! (2018) d’Emma de Swaef et Marc James Roels aborde le passé colonial de la Belgique sous l’angle d’une farce amère, cruelle et poétique à la fois, qui épingle la cupidité et le cynisme des colons. Porté par une direction artistique magistrale, le film atteint une dimension romanesque rare.
L’intime est aussi l’un des sujets d’inspiration des courts métrages d’animation, qu’il s’agisse de récits autobiographiques, de films interrogeant le rapport intime au corps – comme dans l’œuvre en pâte à modeler, très tactile et picturale à la fois, de la Polonaise Izabela Plucińska, (Portrait en pied de Suzanne, 2019) – ou les affections pathologiques – comme dans Mémorable (2019) où Bruno Collet opte pour « un réalisme intérieur contaminé par le fantastique et la métaphore »[3] dans sa représentation des troubles d’Alzheimer –. L’intime et le corps, c’est aussi la sexualité que les jeunes réalisateurs et réalisatrices – de plus en plus présentes sur la scène artistique[4] – abordent en mettant à mal les poncifs hérités du passé. Raymonde ou l’Évasion verticale (2018) de Sarah Van den Boom, en est un bon exemple qui représente, sous les traits d’une chouette, une fermière dans la force de l’âge mais désirante, qui cherche à sublimer son quotidien par le sexe…
L’ultra-moderne solitude des marionnettes
Le sentiment de vide, de solitude, de déshérence que l’on peut éprouver dans le monde moderne où les liens réels, non marchands, non standardisés, se sont délités, est remarquablement exprimé dans les films de la réalisatrice suédoise Niki Lindroth von Bahr qui mettent en scène des personnages zoomorphes dans un environnement urbain hyperréaliste, tel Mon fardeau (2017) où poissons, souris, singes et chiens, animaux dénaturés dans les non-lieux des villes contemporaines, chantent le vide de leur existence si lourde à porter. Les paysages miniatures y sont extrêmement détaillés, minutieusement recréés jusque dans leurs détails les plus prosaïques, pour inviter à une expérience du quasi-réel. A contrario, des films contemporains cherchent à réveiller chez le spectateur la conscience profonde de la nature comme Imbued Life (2019) du duo Thomas Johnson et Ivana Bošnjak, ou Winter in the Rain Forest (2019) de l’Estonienne Anu-Laura Tuttelberg qui combine une délicate animation de marionnettes de porcelaine avec des décors naturels filmés eux aussi image par image, produisant ainsi un effet « time-lapse ». Avec ce film, comme avec les installations de la Serbe Lea Vidakovic (The Vast Landscape – Porcelain Stories, 2014) mais aussi les expérimentations des Canadiens Chris Lavis et Maciek Szczerbowski associant stop motion et réalité virtuelle, ou celles plastiques de l’Américaine Allison Schulnik, le stop motion contemporain s’invente de nouveaux horizons en sortant du cadre du plateau de tournage pour investir de nouveaux espaces.
[1] Stéphane Delorme « Animation minutieuse », Cahiers du cinéma, n° 743, avril 2018
[2] Notamment autour des studios et productions Vivement lundi !, JPL Films (Rennes), Folimage, Foliascope (Valence), XBO (Toulouse)…
[3] Marco de Blois, « Toute la mémoire du monde », Blink Blank, la revue du film d’animation n° 1, janvier 2020, p. 79
[4] Lire à ce sujet le dossier « Éros au féminin » dans Blink Blank, la revue du film d’animation n° 3, avril 2021