Rétrospective Roberto Rossellini

Hélène Frappat (écrivaine et critique de cinéma)

Dans un siècle qui, avec le nazisme, a détruit la croyance même en l’être humain, Roberto Rossellini a réinventé le cinéma moderne en plaçant, au cœur de la mise en scène néoréaliste, une idée de l’homme, et en faisant reposer son style sur une éthique : « Je me suis donné deux objectifs. D’abord, la position morale : regarder sans mystifier, essayer de faire un portrait de nous, de nous alors, aussi honnêtement que possible. C’était didactique, précisément parce que l’effort que je faisais avait pour but d’arriver à la compréhension d’événements dans lesquels j’avais été plongé, qui m’avaient secoué. L’autre objectif était de briser les structures industrielles de ces années, d’être capable de conquérir la liberté d’expérimenter sans conditions. Une fois ces deux objectifs atteints, vous vous apercevez que le problème du style est déjà automatiquement résolu. Quand vous renoncez à faire semblant, à manipuler, vous avez déjà une image, un langage, un style. Le langage, le style du néoréalisme sont là : c’est le résultat d’une position morale, d’un regard critique porté sur l’évident. »

Roberto Rossellini est né à Rome en 1906, dans une riche et extravagante famille. Son père entrepreneur a construit en 1918 le premier cinéma moderne de Rome. Il passe son enfance entouré des amis de ses parents, tous intellectuels, écrivains, artistes, « un genre d’escrime qui procure pour la vie entière une ferveur intellectuelle, une soif de savoir, un besoin de comprendre ». Après une jeunesse dispendieuse, durant laquelle il dilapide successivement l’héritage de son grand-père et de son père en voitures de course, compétitions de moto, aventures amoureuses, il tourne ses premiers films dans les années trente — des documentaires sur la nature, les fonds marins, les animaux et les insectes.

Ses trois premiers longs métrages — la « Trilogie de la guerre », qui se compose du Navire blanc, Un pilote revient, L’Homme à la croix — ont été tournés entre 1941 et 1943, avec l’aide de Vittorio Mussolini, fils du Duce et critique de cinéma. Cependant Rossellini, fidèle à la leçon antifasciste de son père — « Les enfants, rappelez-vous que le noir cache très bien ce qui est sale » — entre dans la Résistance en 1943. Il y rencontre le scénariste communiste Sergio Amidei, défenseur d’une « approche humaniste » de l’art, et convaincu qu’un artiste doit jouer un rôle social et politique. Ensemble ils prennent part à des meetings où les intellectuels tentent d’élaborer un programme culturel de la Résistance, à mettre en place à la Libération.

C’est ainsi que Roberto Rossellini propose à Amidei d’être son complice dans l’aventure de Rome, ville ouverte (1945), qui deviendra le premier volet de sa « Trilogie des villes en ruines ». Comme c’est souvent le cas pour les œuvres d’anticipation, le film passe inaperçu lors de sa projection, en 1945, dans son pays d’origine, puis au Festival de Cannes en 1946. C’est à Paris, quelques mois plus tard, que Rome, ville ouverte est accueilli avec enthousiasme par la critique française et les membres de la future Nouvelle Vague qui feront de Rossellini, avec Jean Renoir, leur « patron ».

À Rome, ville ouverte succèdent, dans la « Trilogie des villes en ruines », Païsa (1946) et Allemagne année zéro (1947). L’objectif de ces fictions, en forme d’exploration documentaire de l’état de destruction physique et morale de l’Europe suppliciée par la barbarie nazie, consiste moins à filmer la « réalité » — Rossellini n’a jamais cru en une quelconque objectivité du cinéma — qu’à mettre le spectateur en contact avec ce qu’il nomme une vérité : « Pour moi le réalisme n’est que la forme artistique de la vérité. »

Dans sa « Trilogie des villes en ruines », Rossellini invente le seul cinéma possible à l’issue de la tragédie qui, en ruinant la vieille Europe, a également détruit ses espérances et ses valeurs. À l’instar d’Alain Resnais tournant Nuit et brouillard en 1956, Rossellini pose les fondements du cinéma européen qui devra se reconstruire sur une approche documentaire du chaos des villes en ruines, et des hommes orphelins du monde humaniste hérité de la Renaissance.

De la réalité à la vérité : tel est le cheminement « néo-réaliste » au sens rossellinien. Il conduit le metteur en scène, et le spectateur, du champ politico-historique à la question morale. Jusqu’à sa mort en 1977, Roberto Rossellini, à travers les révolutions artistiques et théoriques qui n’ont eu de cesse de le situer à l’avant-garde, est demeuré fidèle aux enseignements moraux et didactiques du néoréalisme, ainsi qu’aux spectres d’une œuvre-tombeau hantée par la mort de son fils Marco Romano en 1946, à l’âge de neuf ans. Dans l’avant-dernière séquence d’Allemagne année zéro, le petit Edmund Meschke (acteur que Rossellini a choisi pour sa ressemblance avec Romano) se suicide en se jetant du haut d’un immeuble en ruines. Au début d’Europe 51, le petit Michel (Sandro Franchina) se jette du haut de l’escalier de l’hôtel particulier de ses parents. Ces deux séquences contiennent le secret intime de l’œuvre de Rossellini, mais aussi une douleur qu’il est parvenu — avec Rossellini, mais aussi une douleur qu’il est parvenu — avec « héroïsme », dira-t-il — à universaliser. En effet, le cinéma moderne, de Fritz Lang à Maurice Pialat, de Luigi Comencini à Marco Bellocchio, s’est fondé sur la douleur irréparable de la perte d’un enfant : perte de l’innocence dans Les Contrebandiers de Moonfleet (1955) de Lang et L’Enfance nue (1968) de Pialat ; perte de l’insouciance dans Pinocchio (1967) et L’Incompris (1975) de Comencini. En cela, le fantôme de Romano Rossellini a survécu bien au-delà de l’œuvre de son père.

On peut distinguer des périodes dans le cheminement de Roberto Rossellini vers une radicalité le conduisant à abandonner ultimement la forme du cinéma traditionnel. Entre 1950 et 1954, cinq « Bergman-films » (Stromboli, Europe 51, Voyage en Italie, Jeanne au bûcher, La Peur) naissent de sa rencontre avec Ingrid Bergman. La star qu’il a dérobée à Hollywood apporte à son œuvre une gestuelle, un corps, un univers au sens cosmologique, aux antipodes de ce que Rossellini décrivait comme « la passion, la vitalité puissante, l’esprit si vif et si mordant » de sa première compagne et actrice, Anna Magnani. Dans Rome, ville ouverte et Amore (film en deux épisodes — Une voix humaine et Le Miracle — tournés en 1947-48), Anna Magnani incarnait la vitalité désespérée, la passion lasse du peuple romain. Une voix humaine fait basculer la mise en scène néoréaliste sur le terrain du seul visage humain, celui de Magnani que Rossellini scrute sans complaisance, et non sans ambiguïté. « Roberto était incapable de travailler avec des actrices, dira Ingrid Bergman, sauf Anna Magnani. Peut-être parce qu’ils étaient de la même race. Pour moi, il ne savait pas écrire. »

Pourtant, de la Magnani à la Bergman, Rossellini filme deux corps qui marchent, corps lourd, méditerranéen, maternel de la Magnani, lorsqu’enceinte elle monte avec peine les étages de l’immeuble de Rome, ville ouverte, ou qu’elle gravit les centaines de marches du village du Miracle ; corps nordique, immense, altier, statuaire, anguleux et raide de la Bergman, qui s’insère avec malaise dans les paysages italiens.

Après avoir inventé le néoréalisme dans la « Trilogie des villes en ruines », Rossellini invente le cinéma moderne avec les cinq « Bergman-films », particulièrement dans Voyage en Italie où l’extérieur (Naples) et l’intérieur (les deux âmes du couple opaque formé par Ingrid Bergman et George Sanders) deviennent indiscernables. La rupture avec Bergman coïncide avec une rencontre amoureuse et artistique avec l’Inde, d’où naîtra India en 1959 : « J’ai senti le besoin de retrouver de nouvelles sources. Je les ai trouvées en Inde. » C’est à partir de ses voyages en Inde que Rossellini développe ce qui deviendra, à partir de L’Âge du fer (1965), son utopie d’une histoire de l’humanité : « Toute mon entreprise indienne a été pour moi une sorte d’étude pour un projet plus vaste que j’ai déjà mis sur pied. Je crois que tous les moyens de diffusion de la culture sont devenus stériles par le fait qu’on a entièrement abandonné la recherche de l’homme, tel qu’il est. Comprendre, c’est cela qu’il faut faire aujourd’hui. »

Après un dernier long métrage pour le cinéma (Anima nera en 1962), cet ultime projet repose sur la décision de se consacrer à l’édification d’une « encyclopédie » télévisuelle, à contre-courant de l’idéologie du futur empire politicotélévisuel berlusconien. Y culmine le désir de Roberto Rossellini de « montrer, non démontrer », d’opposer l’information qui libère à l’éducation qui soumet, « d’affronter en face l’histoire de l’Homme », à travers ses plus grands penseurs (Socrate, Blaise Pascal, Descartes), chefs d’État (La Prise de pouvoir par Louis XIV en 1966, Salvador Allende dans La Force et la raison en 1971), mais surtout l’espèce humaine qui ne cesse de se battre, de travailler, d’accomplir la tâche la plus haute qui, comme nous l’enseigne le prêtre résistant de Rome, ville ouverte, ne consiste pas à « bien mourir », mais à « vivre bien ». C’est cette leçon d’éthique en forme de mise en scène que le génie de Roberto Rossellini peut nous faire entendre aujourd’hui.