Rétrospective Maurice Pialat

Serge Kaganski (journaliste et critique de cinéma)

Il y a dix-huit ans, au moment de sa mort, toute une génération de jeunes cinéastes s’était alignée dans son sillage, réalisant que Maurice Pialat était un père de cinéma majuscule. Après avoir regretté toute sa vie d’avoir débuté tardivement et raté le train de la Nouvelle Vague, Pialat se voyait finalement reconnu comme une influence de notre cinéma au moins égale à celle de la bande à Truffaut, Chabrol et compagnie. Et puis les années passant, les mutations du cinéma s’accélérant sous l’effet des bouleversements technologiques, Pialat s’est un peu étiolé, ses films ont été un peu moins vus, son nom un peu moins cité. Le moment est donc parfait pour rappeler l’auteur d’À nos amours à notre bon souvenir, découvrir ou revoir ses films, comprendre pourquoi il campe au firmament de notre cinéma aux côtés des Lumière, Renoir, Tati, Bresson, Godard, Rohmer, Resnais, Demy…

Le cinéma, c’est d’abord l’enfance, la jeunesse, que ce soit sur l’écran ou en dehors (les premières séances, les films qui nous ont fait grandir…). L’enfance, c’est le cœur battant et saignant du premier long métrage de Pialat, L’Enfance nue, centré sur un pré-ado que l’on balade de centres sociaux en familles d’accueil. Un film que l’on a souvent comparé aux 400 Coups de Truffaut – mais alors un 400 Coups passé au papier de verre, rehaussé de vitriol. Loin de l’imagerie d’Épinal des enfants trop mignons, Maurice Pialat montre une enfance blessée, blessante, déchirée, déchirante, mal aimée et mal aimante, une enfance pleine d’épines et d’échardes, de nerfs à vif et d’éclats coupants, un champ de graviers et de ruines où finissent néanmoins par fleurir la douceur et l’amour. Tout Pialat est déjà là : une âpreté fondamentale, le refus de (se) raconter des salades réconfortantes, le génie de la direction d’acteurs non professionnels qui rejoint le souci d’anoblir cinématographiquement ce qu’on appelait à l’époque la classe ouvrière (le film s’ouvre d’ailleurs par une manifestation de la CGT). Et le goût de la beauté, à condition de préciser ce que l’on entend par là : chez Pialat, la beauté ne passe pas par une belle image académique mais par la vérité humaine dans toutes ses nuances de noir, de blanc et de gris. De l’enfance à l’adolescence, il y a un pas que franchit Passe ton bac d’abord, film un peu méconnu mais l’un des plus beaux de Pialat. Un peu comme si le cinéaste retrouvait le gosse de L’Enfance nue quelques années plus tard, en cet âge crucial, transitoire, où l’on va quitter l’enfance et tenter son entrée dans le monde adulte. Délaissant le scénario classique pour la chronique en liberté, Pialat semble accompagner cette bande de jeunes du Nord (incarnée là encore par des acteurs non professionnels ou en devenir) déambulant entre cafés et terrils, corons et stade de foot (pas n’importe quel stade : Bollaert, antre du RC Lens, fleuron de la culture populaire du Nord), enlisés dans la suie, les brumes et le déterminisme social.

« J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie » écrivait Paul Nizan, phrase qui pourrait résumer ce film. Beaucoup de films ont été réalisés sur la fin de l’adolescence, mais le cinéma français a-t-il fait plus beau, plus fort, plus libre, plus vrai que Passe ton bac d’abord ? Dans À nos amours, Suzanne n’a pas encore vingt ans, et sa jeunesse est un peu plus heureuse, riante, « bourgeoise » que celle des petits prolétaires de L’Enfance nue et de Passe ton bac d’abord. Ce n’est pas un lit de roses non plus, ou alors si, mais avec des épines saillantes qui blessent encore, notamment celles d’une mère qui parfois hurle à en faire trembler les murs (y compris ceux de la salle de cinéma), où de garçons qui déçoivent sur le chemin de la quête amoureuse. Il est vrai que ce n’est pas facile pour ces jeunes aspirants de se hisser à la hauteur du père de Suzanne, ce géniteur à la fois doux et écrasant, sublimement joué par le cinéaste lui-même. Relation père-fille comme métaphore du rapport cinéaste-actrice : Pialat découvrait et lançait la lumineuse Sandrine Bonnaire (encore une actrice non professionnelle au moment de ce film), ses moues butées, mais aussi sa fossette souriante qui rend cette jeunesse-là moins nue que celles des précédents films. L’enfance, Pialat y revient une dernière fois dans son dernier film, Le Garçu, y filmant son propre fils de trois ans, Antoine. Quelle place pour cet enfant, quelle transmission, quel legs lui laisser quand on est un père tardif ? Peut-être justement la trace éternelle d’un film dans lequel se brouille la frontière entre ce qui se joue devant et derrière la caméra.

Après l’enfance vient l’âge adulte, dont l’un des moteurs centraux est le couple. Qu’est-ce qui fait tenir ou pas un couple ? Doit-il durer, peut-il durer, ou pas ? Quelle place y tiennent les enfants, les parents, les amis ? Si le couple adulte existe puissamment dans presque tous les films de Pialat, y compris dans le superbe Police où la relation entre Mangin (Gérard Depardieu) et Noria (Sophie Marceau) prend progressivement le dessus sur la veine polar du film, il est plus particulièrement l’objet de toute l’attention du cinéaste dans Nous ne vieillirons pas ensemble où le cinéaste a le courage de montrer un homme qui aime sa femme comme un beauf, d’un amour sincère mais avec des manières brutales, grossières, dominatrices, humiliantes. Dans ce film qui pourrait reprendre l’épitaphe de La Femme d’à côté de Truffaut, « Ni avec toi ni sans toi », le cinéaste ne craint pas de montrer un homme sous ses aspects les moins aimables, les plus antipathiques. Mais y voir un éloge du machisme serait erroné : ce film serait plutôt de l’ordre de la confession blessée, comme si Pialat disait « Voyez comme on aime mais comme on s’y prend mal ». La vérité humaine, toujours. Dans Loulou, autre film du couple, le cinéaste reprend la figure archi-classique du triangle femme-mari-amant, mais l’arrache aux codes usés du drame bourgeois en le revivifiant par la lutte des classes. Nelly (Isabelle Huppert) s’emmerde avec André (Guy Marchand), son époux, elle s’entiche de Loulou (Depardieu), un blouson noir vaguement dangereux mais qui ne fait que ça. Ça ? Faire l’amour avec Nelly, la faire jouir. Entre le bourgeois mou de la libido et le prolo priapique, le choix est vite fait pour Nelly pour qui l’incertitude de la vie de débrouille est plus érotique que la sécurité haussmannienne.

Enfance, âge adulte, couple, mais aussi vieillesse, mort, métaphysique : la filmographie de Pialat embrasse tout l’arc de la condition humaine. La mort est présente dans Van Gogh (suicide du peintre), dans Le Garçu (le titre désigne non pas l’enfant du film mais son grand-père qui décède de vieillesse) et occupe l’essentiel de La Gueule ouverte, autre film où le cinéaste rentre dans le lard de l’expérience humaine sans aucun effort pour enjoliver les choses. Car enjoliver, c’est ce que font beaucoup de films, cela revient à tricher avec la vérité. Mourir, c’est souvent sale, pénible, cruel, c’est une lente et douloureuse agonie, ça ne ressemble pas à un simple assoupissement définitif ni à un joli fondu au blanc. Le cinéaste montre la fin de vie de manière impitoyablement réaliste (c’est inspiré par ce qu’il a vécu avec sa mère, décédée d’un cancer), il l’affronte les yeux dans les yeux. La douleur, la maladie, la mort, le cinéaste va néanmoins tenter de trouver une voie pour les transcender dans son film le plus étrange, Sous le soleil de Satan. Étrange, car adapter Bernanos en s’inspirant de Bresson quand on est un cinéaste foncièrement athée, c’est inattendu. Maurice Pialat traite sérieusement cette histoire où il se passe des choses surnaturelles relevant plus de la mythologie religieuse que du réalisme : on y croise le diable, on y ressuscite un enfant mort, on y pratique les guérisons miraculeuses. Pialat ne croit pas en Dieu mais croit fortement au cinéma et c’est ce déplacement de la croyance qui donne au film toute sa force et toute sa beauté, rétribuées d’une juste Palme d’or à Cannes en 1987.

La beauté, on y revient, forcément, puisqu’elle illumine tout le corpus pialatien. C’est le picturalisme vibrant et jamais figé de Van Gogh, comme si Pialat faisait entrer le souffle de la vie dans les peintures impressionnistes ; c’est la dignité redonnée aux « gens de peu » dans L’Enfance nue ou Passe ton bac d’abord, dignité attestée et rehaussée par le recours fréquent du cinéaste à des comédiens non professionnels ; ce sont les regards échangés entre Suzanne et son père dans À nos amours ; ce sont les plans-séquences au long souffle de Nous ne vieillirons pas ensemble ; c’est un repas champêtre qui tourne vinaigre dans Loulou, éclat de vie abrasif et imprévisible ; c’est l’intensité effarante du jeu de Gérard Depardieu dans Sous le soleil de Satan ; c’est le calme impérial de Pialat sortant toutes ses vérités dans la célébrissime scène du déjeuner de famille d’À nos amours, séquence qui pourrait résumer son cinéma et sa façon de travailler ; c’est filmer son gamin de trois ans dans Le Garçu, geste de cinéma aussi simple que bouleversant de la part d’un cinéaste devenu tardivement père.

À propos de Maurice Pialat, on raconte souvent comment il s’absentait parfois de ses tournages sans prévenir, sans donner de nouvelles, laissant ses collaborateurs tourner des scènes entières à sa place. Et pourtant, ces remplacements ne se devinent guère, sans doute parce que, de même qu’un silence après Mozart reste du Mozart, une absence de Pialat reste du Pialat. Le génie, probablement.