Hommage à Joana Hadjithomas & Khalil Joreige

Jean-Michel Frodon (critique et enseignant)

Ils avaient l’un et l’autre cinq ans quand a commencé la guerre civile libanaise, en avril 1975. Ils avaient l’un et l’autre vingt-et-un ans quand elle s’est officiellement interrompue, en octobre 1990. Joana Hadjithomas et Khalil Joreige sont des artistes, des cinéastes libanais, des enfants de la guerre, un couple qui s’aime. Il est impossible de séparer ces caractéristiques, qui ensemble engendrent depuis 1997 une forêt de propositions, tout comme il est impossible de séparer les formes que prennent ces propositions : films, photos, œuvres sonores, installations, performances, conférences, publications. Et si JH&KJ sont aujourd’hui des cinéastes de première importance, c’est aussi parce que tout leur travail est tissé de ces métissages formels, comme il l’est de leur histoire personnelle. À quoi il faut encore ajouter leur manière d’être à la fois en prise directe avec leur pays, le Liban, et en affinités sensibles avec le vaste monde.

Exemplairement, le projet Wonder Beyrouth, initié en 1997, et qui s’étendra sous diverses formes durant près d’une décennie, documentant les destructions de la ville et interrogeant nos relations aux images. Ce qu’elles peuvent mais aussi ce qu’elles masquent, ou ce qui s’y anime de manière invisible, contribue à mobiliser ces véritables enquêtes sensorielles que sont leurs œuvres.

Il en ira ainsi de leur façon de faire du cinéma. Le premier long métrage, Autour de la maison rose (1999) se déploie autour des enjeux de la mémoire du conflit, de la construction urbaine, mais trouve une suite, ou plutôt un développement (y compris au sens photographique) avec Le Film perdu (2003). Enquête sur la copie du précédent film, étrangement disparue au Yémen, ce documentaire devient une recherche sur le rapport aux images dans toute cette partie du monde arabe. L’absence de visibilité raconte, les imaginaires sont activés tout autant par l’attente, ou la perte, que par la présence matérielle. Les sensations, les récits, les engagements peuvent mener à la mort – de soi-même ou des autres – comme aux plus généreux partages. Ils sont « en réserve » dans les procédés de représentation multipliés par les techniques modernes.

Autour du lieu de détention où des centaines de prisonniers furent enfermés et torturés par l’armée israélienne et les milices au Sud-Liban, dans les souvenirs et avec les visages et les corps de six de celles et ceux qui en sont revenus, s’est déployée la proposition de Khiam (2000). Elle s’étend et se reconfigure avec Khiam 2000-2007, où les paroles et les objets, les silences et les ruines rendent accessible la profondeur et les vertiges de tragédies qui sont celles du Liban et de sa région, mais aussi, à des titres divers, du monde contemporain. De même la relation vertigineuse aux souffrances advenues, mais pas pour autant passées, hante le film de fantômes réaliste qu’est A Perfect Day (2005), comme le mystère de la présence de ceux qui ne sont plus là habitait en 2003 Cendres, où le burlesque pince-sans-rire devient costume de deuil d’une insoluble inquiétude sur les apparences, les conventions, les rituels, et la réalité de la douleur.

Après la guerre entre Israël et le Liban en 2006, Je veux voir accueille l’imaginative odyssée de Catherine Deneuve dans les territoires bombardés, minés et lacérés de colère, de méfiance et de tristesse. C’est une traversée des points de vue différents et pourtant emboîtés, des attentes de chacune et chacun. Qui ? Les habitants, la star française, l’acteur et dramaturge libanais Rabih Mroué, les réalisateurs, les spectateurs. Ceux qui savent presque tout et ceux qui ne savent presque rien. C’est le labyrinthe des courages et des peurs, des points aveugles, catastrophiques ou nécessaires. Viendra tout autre chose et pourtant la même intelligence des dispositifs agencés ensemble, des circulations de sens et de formes, avec The Lebanese Rocket Society (2012), inspiré par un authentique projet spatial du Liban au début des années 1960. Le film est un voyage dans un passé qui éclaire rétroactivement les années suivantes, jusqu’à aujourd’hui, et multiplie les angles d’approche pour rendre sensible la manière dont des rêves collectifs sont inventés, dévoyés, instrumentalisés, ensevelis. Mais le film est aussi un élément d’un ensemble qui a mobilisé les arts visuels, la fabrication d’un tapis, l’enregistrement d’un disque, la conception d’installations multimédias évolutives.

Documentaire, fiction, animation, essai se font la courte échelle dans ce film, mais Khalil et Joana, capables aussi d’un détour par l’histoire du cinéma pour un éloge de la différence, comme en témoigne leur court métrage Open the Door, Please (2006) centré sur le corps hors norme de Jacques Tati, recourent également à la caméra pour des expériences encore plus hybrides, davantage destinées aux galeries d’art et aux musées – lesquels leur ont d’ailleurs très tôt fait bon accueil. Cette ouverture se nourrit d’une relation très personnelle à leur propre histoire, individuelle, familiale, régionale, en ne cessant de renouveler les dynamiques qui agencent entre eux ces différents niveaux. Ainsi la façon dont le drame vécu par Khalil Joreige et les siens quand un de ses oncles a été enlevé, rejoignant les milliers de disparus de la guerre civile, événement qui se trouve au centre de A Perfect Day, habite, explicitement ou indirectement, de nombreuses œuvres, dont ces « images latentes », présences fantomatiques qui circulent de projections en expositions. Ainsi du voyage de Joana Hadjithomas vers une ville qui fait partie de son histoire sans qu’elle y soit jamais allée, Izmir en Turquie qui s’appelait Smyrne lorsque sa famille paternelle, d’origine grecque, fut contrainte de la quitter pour le Liban en 1922. Le film Ismyrne devient un poème visuel où circulent les mémoires personnelles, les tragédies du siècle, la douleur de tous les exils.

Cinéastes, artistes visuels, écrivains, chercheurs, les auteurs sont aussi enseignants, et des acteurs importants de la vie culturelle au Liban. Coresponsables de ce qui a longtemps été le seul cinéma art et essai de Beyrouth (et de tout le pays), Metropolis aujourd’hui fermé, ils animent de multiples projets de formation, de création et de diffusion, activisme rendu plus nécessaire, et plus difficile encore par les crises qui ont frappé leur pays, avec l’impasse politique rendue visible par le soulèvement populaire de fin 2019, la crise économique engendrée par la corruption de la classe dirigeante, les effets de la pandémie de coronavirus, et la terrible double explosion du 4 août 2020 sur le port de la capitale. Voyageurs résidant à Paris et Beyrouth, Joana et Khalil sont tout autant des arpenteurs du temps, sensibles à la manière dont les technologies contemporaines reconfigurent nos manières de penser et de sentir, comme en témoignent notamment les œuvres réunies sous le titre générique On Scams (à partir de messages pièges envoyés sur Internet) et aux traces archéologiques du temps long. Celles-ci irriguent un autre ensemble de propositions mêlant vidéos, dessins, textes et installations à partir des traces géologiques laissées par différents événements historiques, de l’antiquité à aujourd’hui. Une de ces compositions, Unconformities, leur a d’ailleurs valu le prix Marcel-Duchamp 2017, la plus haute récompense pour l’art contemporain décernée en France. Sa plus récente mise en forme, Under the Cold River Bed (2020), associe l’histoire la plus douloureuse du Liban actuel et les traces minérales collectées dans les strates géologiques depuis l’antiquité, inscrivant cette géopolitique temporelle et sensorielle dans les enjeux les plus brûlants de la crise environnementale.

En un geste d’une ampleur inédite, le plus récent film de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, Memory Box, en compétition officielle au Festival de Berlin 2021, recompose toutes les données repérées au fil de leur œuvre. Le fil personnel qui lui sert de guide est constitué des cahiers rédigés durant la guerre par Joana à destination d’une amie ayant quitté Beyrouth, ainsi que des photos prises par Khalil à la même période. Le film se déroule simultanément dans deux présents, celui d’aujourd’hui et celui des années 1980, et dans deux réalités, le Canada et le Liban, aux côtés de deux jeunes femmes, celle qui écrivait les lettres et celle qui les lit, fille de la précédente. Les images, les musiques, les souvenirs, les peurs, les enthousiasmes, les incompréhensions composent un vertigineux et bouleversant feuilletage, où passent les vents de l’histoire violente, et d’une jeunesse ouverte au désir. La virtuosité plastique des auteurs permet d’inviter au cœur des récits les absences et les disparitions, le hors champ de la vie vivante, de la mort violente et de la mort insidieuse des renoncements. Qui connaît l’œuvre désormais si riche, à la fois diverse et cohérente de Joreige et Hadjithomas, en retrouvera d’innombrables traces au cours du film. Qui n’en connaît rien y découvrira les signes à vif d’une odyssée artistique en devenir.