Vers la lumière

Yonca Talu, cinéaste et critique

Caroline Champetier compte parmi les plus remarquables et prolifiques directeurs de la photographie français, et s’est forgé une filmographie qui frappe autant par sa cohérence que par sa diversité. Fidèle com- pagne d’armes de Xavier Beauvois depuis son second long métrage en 1995 (N’oublie pas que tu vas mourir), elle a aussi collaboré à plusieurs reprises avec des cinéastes majeurs : Claude Lanzmann, Jacques Rivette, Jean-Luc Godard, Jacques Doillon, Benoît Jacquot, Philippe Garrel, Amos Gitaï, Nobuhiro Suwa, Arnaud Desplechin et Leos Carax. Aussi différents soient les univers auxquels elle a donné forme, son travail relève toujours d’un engagement absolu envers les metteurs en scène, dont elle se considère l’interprète, au même titre qu’un « soliste dans un orchestre ». Au croisement du sensible et du spirituel, ses images sculptent l’espace et sondent l’âme humaine par le travail conjugué de la lumière et du cadre, qui participent de l’émotion du spectateur et conduisent son regard. Dotée de naissance d’une vision quadrichromique (comme les oiseaux) et atteinte de myopie, Caroline Champetier perçoit les couleurs et la lumière avec une acuité exacerbée, ce qui peut expliquer la singularité de son regard. Après sa sortie de l’Idhec – à la fin des années 1970, elle devient l’assistante du chef opérateur William Lubtchansky et l’accompagne sur les tournages de Lanzmann, Rivette ou encore Truffaut, où elle l’observe manipuler les contrastes avec la virtuosité d’un peintre baroque. Son premier film en tant que directrice de la photographie, Toute une nuit (1981) de Chantal Akerman, reflète l’influence de son mentor par les délicats jeux d’obscurité et de lumière dans une explora- tion chorégraphique du désir. Envisageant l’image comme une matière, Caroline Champetier en exploite toute la plasticité et charge le film d’une atmosphère oni- rique et intemporelle qui en fait l’une des œuvres les plus singulières d’Akerman. En 1985, Godard la recrute comme directrice de la photographie dans l’équipe qu’il constitue pour sa société de production Périphéria, conçue comme un laboratoire créatif et mobilisant un minimum de techniciens. Elle y restera deux ans pour faire l’image de films tant ludiques que rigoureux, tournés au rythme de l’inspiration du cinéaste. Sa collaboration avec Godard permet à Caroline Champetier de s’épanouir pleinement, la propulsant dans un univers d’expéri- mentation. Dans Soigne ta droite (1987), elle explore la dimension métaphysique de la lumière, faisant danser le soleil sur des visages plongés dans l’ombre pour figurer la dialectique du film entre la vie et la mort (« La mort est un chemin vers la lumière », déclare poétiquement la voix off comme en écho à ce nouveau chapitre du cinéma de Godard). Si Caroline Champetier reconnaît en lui un nou- veau mentor qui lui a transmis son art et son goût de la subversion, Godard lui rend de son côté hommage en lui faisant jouer son propre rôle dans le téléfilm Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma (1985).

Dans les années 1990, Caroline Champetier travaille avec des réalisateurs de la génération post-Nouvelle Vague qui privilégient les émotions et la vie intérieure des personnages. Elle photographie plusieurs films de Benoît Jacquot et deux des plus beaux films de Philippe Garrel, J’entends plus la guitare (1991) et Le Vent de la nuit (1999) : elle y plonge dans l’intimité de couples qui s’aiment et se déchirent. Mais sa capacité de symbiose avec les acteurs n’est peut-être nulle part aussi impressionnante que dans Ponette (1996), le chef-d’œuvre de Jacques Doillon sur le travail de deuil d’une petite fille de quatre ans. Se positionnant à la hauteur de la protagoniste, elle saisit sa souffrance et ses interrogations avec un mélange d’immédiateté et de distance qui caractérise le film. Construire une fiction à travers les yeux d’une enfant implique de prendre du recul pour capter cette présence et cette parole imprévisibles. Discrète mais toujours à l’écoute, l’opératrice s’incarne et se dissout simultanément dans le geste de filmer, et sa présence devient presque sensible à l’écran.

Cette période inaugure également sa collaboration avec Xavier Beauvois, ren- contré grâce à son ancien professeur de l’Idhec, le critique Jean Douchet. Entre le cinéaste et la directrice de la photographie se noue une complicité qui fait la force du premier film qu’ils tournent ensemble, N’oublie pas que tu vas mourir. Devant et derrière la caméra, Xavier Beauvois y incarne un étudiant séropositif au destin tragique. Caroline Champetier accompagne l’acteur-réalisateur dans des scènes de vulnérabilité extrême. Si le film annonce déjà par moments le réa- lisme dur du Petit Lieutenant (2005), il propose surtout une expérience immer- sive du quotidien qui trouvera sa pleine expression dans l’univers monastique de Des hommes et des dieux (2010). Récompensée par le César de la Meilleure Photographie pour cette fiction inspirée de l’assassinat des moines français de Tibhirine sur fond de guerre civile algérienne, Caroline Champetier y déploie une lumière très douce qui évoque la peinture de Rembrandt et épouse la fragilité de ces hommes face à leur mort imminente.

Si Des hommes et des dieux relève d’un travail de reconstitution, Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures (2001) de Claude Lanzmann conjugue la mémoire au présent. Premier documentaire de Lanzmann photographié par Caroline Champetier après avoir été assistante sur Shoah (1985), ce film bouleversant met en images le témoignage de Yehuda Lerner, l’un des auteurs de la révolte du camp d’extermination de Sobibor, enregistré en 1979 pendant le tournage de Shoah. De Varsovie à Sobibor, Lanzmann et Caroline Champetier reviennent sur les pas de Yehuda Lerner pour filmer des images incarnant son récit. Des vues panoramiques de paysages alternent avec des plans à l’épaule, comme lorsque l’opératrice avance nerveusement dans l’obscurité d’une forêt alors que le nar- rateur décrit en voix off son évasion d’un camp de travail forcé. Sur le tournage, Lanzmann n’indiquait pas les plans mais les suggérait par ses déplacements dans l’espace (« les plans surgissaient du corps de Claude », confie la directrice de la photographie) et cette façon d’investir la prise de vue fait toute la puis- sance évocatrice des images de Caroline Champetier.

Fervente défenseur de l’argentique, Caroline Champetier tourne aussi en numé- rique depuis plusieurs années. Si ce format permet à la directrice de la photo- graphie de répondre à l’hétérogénéité visuelle d’un film spectaculaire comme Holy Motors (2012) de Leos Carax, il ne s’approche en rien de la plasticité de la pellicule : « Le numérique lisse et fige. Alors que le grain est en mouvement, comme la vie », affirme-t-elle. Son désir d’être au plus près de la matière filmique résonne avec la pratique artisanale du chef opérateur et cinéaste Bruno Nuytten, dont elle brosse un portrait émouvant dans son documentaire Nuytten/Film (2015), réalisé dans le cadre d’un séjour artistique au Fresnoy. Idole de jeunesse de Caroline Champetier pour ses collaborations avec Marguerite Duras, André Téchiné ou encore Jean-Luc Godard, Bruno Nuytten a arrêté le cinéma au début des années 2000 après être passé à la réalisation avec Camille Claudel en 1985. Avec patience et tendresse, Caroline Champetier le filme dans son quotidien, où il se consacre au bricolage, tandis que sa vision exemplaire du cinéma s’esquisse dans ses propos en voix off. S’il n’est plus possible aujourd’hui, en raison notamment de la réduction des temps de tournage et du passage au numérique, de réaliser les fondus et les effets spéciaux au moment de la prise de vue comme le faisait Bruno Nuytten dans les années 1970, une conception audacieuse et enga- gée de la cinématographie est possible, comme le prouve Caroline Champetier

Yonca Talu, cinéaste et critique