Figurant en bonne place dans les dictionnaires de cinéma, et pourtant peu montrée, l’œuvre de Victor Sjöström mérite une piqûre de rappel. Son importance a partie liée à une période méconnue et néanmoins décisive de l’histoire du cinéma : l’âge d’or de l’école scandinave – une poignée d’années entre 1917 et 1924 pendant lesquelles la Suède devint l’un des centres les plus créatifs du cinéma mondial, pour avoir fomenté de fascinants sortilèges lumineux, creusé des récits tortueux, chanté les proportions formidables d’une nature plus grande que l’homme. Sjöström en fut l’un des artisans opiniâtres et conquit une renommée mondiale qui lui valut, à partir de 1924, de poursuivre sa carrière à Hollywood, dans l’écurie de la MGM. Jalonnée de chefs-d’œuvre impérissables, comme Les Proscrits (1917), La Charrette fantôme (1921) ou encore Le Vent (1928), ses films décrivent l’éternel combat de l’homme pour sa survie ou sa liberté, s’évadant de la société humaine pour des territoires lointains ou des solitudes escarpées.
Né le 20 septembre 1879, Victor Sjöström passe son enfance entre les États-Unis et la Suède et se forme d’abord au métier des planches, marchant ainsi dans les pas de sa mère, une modeste actrice de province décédée alors qu’il n’avait que sept ans. Il se forge un nom de comédien et de metteur en scène, puis est recruté en 1912, en même temps que d’autres personnalités du théâtre (Mauritz Stiller et Georg af Klercker), par Charles Magnusson, dirigeant des studios de la Svenska Biografteatern, pour venir y tourner des films ambitieux, susceptibles d’amener un public plus cultivé au cinéma. Sjöström et Stiller débutent alors des carrières de réalisateurs étroitement liées, jouant alternativement dans les films de l’un et de l’autre, s’imposant peu à peu comme les principaux piliers de la production suédoise. En cinq ans, ils abattent chacun une trentaine de films, années de formation dont il ne demeure quasiment plus rien, la plupart des négatifs ayant été détruits dans l’incendie qui frappa les locaux de la Svenska en 1941. C’est néanmoins à cette période que remonte le plus ancien film connu de Sjöström : Ingeborg Holm (1913), mélodrame d’une veuve démunie contrainte d’abandonner ses enfants à l’Assistance publique, si convaincant qu’il contribua à infléchir la législation sociale en Suède. Un vestige récemment complété par la redécouverte, dans les archives du CNC, d’une copie de L’Argent de Judas (1915), fable morale où se manifeste déjà l’empreinte plastique de Sjöström (de très beaux intérieurs en clairs-obscurs), et préfigure certains thèmes récurrents de son cinéma : la nécessité, l’illégalité, la fuite, la clandestinité, la rédemption.
Un premier tournant intervient en 1916 quand Sjöström, fatigué d’enchaîner les films dans la précipitation, réclame à Magnusson des moyens plus importants pour réaliser Terje Vigen (1916), d’après le poème éponyme de l’auteur norvégien Henrik Ibsen. Trois mois de tournage et un budget faramineux (pour l’époque) de 60 000 couronnes seront nécessaires à ce somptueux drame de la mer, dont le succès considérable contribua à faire évoluer les standards de la production suédoise. Le cinéaste interprète lui-même le personnage en titre, un pêcheur aventureux qui, pendant les guerres napoléoniennes, contrevient au blocus continental pour nourrir sa famille, mais atterrit par la suite dans les geôles anglaises. Libéré au bout de cinq ans, il se retrouve seul au monde et s’enferme dans une prostration hallucinée, errant sur les côtes face à la mer. Audacieusement enroulé autour d’un flashback, le film se penche sur les violentes convulsions d’une destinée livrée aux caprices de forces naturelles aveugles et indifférentes. Au premier rang desquelles la mer tantôt prodigue ou funeste, ici filmée comme une entité vivante aux mille visages, sans cesse recomposée et démultipliée.
Terje Vigen ouvre pour Sjöström une période d’intense créativité et d’inspiration renouvelée qui décrit un crescendo jusqu’à l’avènement du cinéma parlant. Ses héros sont souvent fondus dans le même moule : ce sont fondamentalement des hors-la-loi, des êtres poussés par le besoin ou le vice à vivre aux confins du monde social, en dehors des villes et des communautés humaines, à mener une existence parallèle. Dans Les Proscrits, film splendide situé dans la campagne islandaise du xviiie siècle que le critique et réalisateur Louis Delluc tenait pour le plus beau du monde, un vagabond et une riche fermière tombent amoureux en dépit des conventions villageoises et s’exilent dans les collines sauvages des environs, où ils rebâtissent un foyer de nouveaux Robinsons. Leur échappée ouvre sur de magnifiques scènes d’une vie frugale et primitive, l’homme et la femme ayant refondé une sorte d’Éden, hors du droit et de la propriété, mais en harmonie avec une nature prodigue – l’un part à la chasse, tandis que l’autre fume la pipe et lave le linge au bord des sources chaudes. Mais il arrive également que les héros de Sjöström trébuchent sur des accrocs du temps lui-même et tombent dans ses profonds replis. Ainsi, dans La Charrette fantôme, dont la prouesse plastique valut au cinéaste son ticket d’entrée aux États-Unis, un ivrogne laissé pour mort se retrouve aux rênes d’une carriole fantastique qui le promène parmi les affres et les errements de sa propre existence. Ces histoires de personnages prisonniers d’une boucle du temps, hantés par les motifs du passé, doivent beaucoup aux romans étranges et sinueux de Selma Lagerlöf (1858-1940), parmi lesquels Stiller (Le Trésor d’Arne) comme Sjöström (La Fille de la tourbière, La Voix des ancêtres, La Montre brisée, etc.) ont abondement puisé.
À partir de 1924, le passage à Hollywood, sur invitation de Louis B. Mayer, d’un Sjöström alors rebaptisé « Seastrom », ne changera pas fondamentalement la donne de son cinéma, d’une remarquable constance. Dans Larmes de clown (1924), son deuxième film américain, un scientifique devient clown après s’être fait spolier sa découverte et souffleter devant ses pairs. Tous les soirs, il rejoue sous le chapiteau l’humiliation subie sous la forme grotesque d’un numéro où il se fait gifler jusqu’à plus soif, provoquant l’esclaffement général du public, en une sorte d’exorcisme insatiable et profondément masochiste. Si l’interprétation possédée du génial Lon Chaney évoque inévitablement les films de Tod Browning (L’Inconnu, L’Oiseau noir), le héros tragique de Larmes de clown n’en rejoint pas moins le cortège des maudits, des prisonniers d’un moment traumatique, qui peuplent toute l’œuvre de Sjöström.
Le cinéaste ne renoncera pas plus au motif central de son cinéma, à savoir les rapports de démesure qui scellent la présence de l’homme dans une nature à la fois sublime et dangereuse, aux règles impitoyables. En effet, les passions des héros de Sjöström se transportent généralement vers des sites prodigieux et reculés, et se reflètent dans le jeu tumultueux des forces élémentaires qui y ont cours. Dans Le Vent (1928), sublime synthèse de toute son œuvre et apogée du cinéma muet finissant, une jeune femme (Lillian Gish) rejoint son cousin dans une contrée aride et ravagée par une bise perpétuelle. Contrainte à s’établir et à prendre époux, elle reste longtemps taraudée et intimidée par cette force insinuante, omniprésente, dont les éclats intempestifs semblent relayer ses instincts sexuels refoulés – et qui se déchaîneront lors d’une nuit de noce ahurissante et longuement repoussée. Ici comme ailleurs (Terje Vigen, Les Proscrits), les lignes de force de la nature, ses anfractuosités torturées et ses puissantes saillies définissent un monde originaire dont le profond tellurisme communique avec l’intériorité des personnages et convoque parfois le fantastique (les surimpressions virtuoses et spectrales de La Charrette fantôme).
L’avènement du parlant, qui modifia en profondeur les techniques et usages des plateaux, aura peu à peu raison de l’art de Sjöström, si intimement lié à la frontalité élémentaire et aux puissances de suggestion du muet. Après un dernier film de cape et d’épée en 1937 (Sous la robe rouge), il revient en Suède et à sa vocation initiale de comédien. En lui confiant vingt ans plus tard le rôle principal des Fraises sauvages (1957), celui d’un médecin qui revisitait par le rêve les grands moments de son existence, Ingmar Bergman, l’un de ses disciples proclamés, convoquait sur l’écran le visage désormais vénérable du cinéaste, les cheveux blanchis, qui avait été celui de tant de ses propres films. Et dans ce visage inoubliable, long comme une cascade, saillant comme une roche, raviné comme le lit d’un torrent, ébouriffé comme après la chute d’un éclair, c’étaient tous les accidents et la robustesse d’une nature impétueuse qui se donnaient à lire par-delà les années, comme sur un parchemin qui aurait recueilli les sillons confluents de toute son œuvre.