Louis de Funès : Pile électrique et face atomique

Alain Kruger, commissaire de l’exposition Louis de Funès à la Cinémathèque française, du 1er avril au 31 juillet 2020

Dans la deuxième moitié du xxe siècle, un acteur s’impose progressivement pour devenir auteur-compositeur de personnages enfin à sa hauteur… son nom : Louis, Germain, David de Funès de Galarza (1914-1983). Ses succès sont toujours vus et revus en France et dans le monde. Celui dont les films furent boudés par la critique reste célébré par cinq générations de spectateurs. Sa vis comica est intacte. Au Japon, il serait Kakko Nintei – Trésor national.

Après une centaine de petits rôles après-guerre, son génie burlesque de l’imitation et beaucoup de travail, il parvient au sommet du box-office dans les années soixante. Sur son chemin, Sacha Guitry lui donnera sa confiance et quelques petits rôles, Claude Autant-Lara le fera exister face à Gabin et Bourvil dans La Traversée de Paris (1956), avec la troupe déjantée des Branquignols de Colette Brosset et Robert Dhéry, il partagera la même folie de Ah ! Les Belles Bacchantes (1954) au Petit Baigneur (1968), Yves Robert, un complice des années de vache enragée, lui offrira son premier beau rôle dans Ni vu ni connu (1957), Jean Girault, son premier grand succès, Le Gendarme de Saint-Tropez (1964) et son ami Gérard Oury, ses plus beaux films, du Corniaud (1965) à Rabbi Jacob (1973) en passant par La Grande Vadrouille (1966) et La Folie des grandeurs (1971).

Passionné de jazz, admirateur d’Erroll Garner et d’Oscar Peterson, Louis de Funès a gagné sa croûte pendant la guerre comme pianiste de bar. Son point d’orgue est un point d’exclamation. En jazzman, il propose des variations, recompose et améliore sa partition de film en films. Combien de fois a-t-il dit : « Ça, je ne le tolérerai pas !  », « Foutez-moi le camp », « Paf ! », « Saligaud ! ». Son art est unique, il ne joue pas la même musique que les comédiens de l’époque. Il ne prend pas son temps, il l’accélère, lui donne le tournis. Son diapason est toujours au bord de la syncope, il emballe sa machine et son public. Il est pile électrique et face atomique. Sa démarche saccadée, héritée de ses héros du muet, Charlie Chaplin, Laurel et Hardy… défile à la vitesse du son. Les mots ne sont pas un moteur mais plutôt une entrave à son comique de situation. Il est un accélérateur de particules. Comme le disait Orson Welles à propos du rythme, « un film est tellement plus proche de la musique que de la dramaturgie ». Contrairement à d’autres comiques du siècle dernier, comme Fernandel, Bourvil ou Fernand Raynaud, son tempo l’a rendu intemporel.

Il parle en langues imaginaires et réussit à se faire comprendre du monde entier. Les personnages brutaux, tyranniques et injustes qu’il affectionne séduisent bien au-delà de nos frontières. Louis de Funès est toujours une idole en Pologne, en Allemagne, en Russie, dans les pays de l’ancien bloc communiste, comme il l’était dans l’Espagne franquiste et la Grèce des colonels, peut-être parce que ses personnages permettaient de se moquer du régime à peu de frais.

Un drôle d’animal

Les champs du comique s’étendent bien au-delà de l’humain. Cet amoureux de la flore (il fut un pionnier de l’écologie) trouve son inspiration dans la faune. Louis de Funès est un zoo à lui tout seul : Blaireau dans Ni vu ni connu, Lebœuf dans Ah ! Les Belles Bacchantes, Charolais de Carambolages et, bien sûr, Pivert dans Rabbi Jacob. Il est associé à une vaste ménagerie : le cochon de la rue Poliveau dans La Traversée de Paris, le perroquet de La Folie des grandeurs, le poulailler du commissariat de La Belle Américaine, le loup et l’agneau dans L’Homme orchestre, le mouton dans Le Gendarme en balade, le paon de L’Avare…

De Funès mime, danseur monté sur ressort, allie jeu de jambes et mains agiles. Enfant de la commedia dell’arte, il est menteur et cruel comme Polichinelle, avare et naïf comme Pantalon, il sera donc Guignol et Gendarme, Harpagon et Scapin. Amoureux de la langue française, Molière, Racine, La Fontaine. Le comédien a enregistré les fables de La Fontaine, a été Scapin (Le Capitaine Fracasse) et Don Sallustre (La Folie des grandeurs). Jouer Harpagon dans L’Avare était le projet de sa vie.

Une certaine idée de la France

De Funès a incarné la France des Trente Glorieuses, celle du gaullisme triomphant. Son cinéma est ponctué de scènes de la vie quotidienne, avec sa hiérarchie sociale : cérémonies officielles, décorations, mariages, présentés avec un œil satirique : il a revêtu tous les uniformes, du gendarme à celui du général de Gaulle. Il incarne une figure archétypale de père de famille bourgeois conservateur qui roule en DS comme le général.

La Grande Vadrouille de Gérard Oury tire un trait sur la vision réaliste et le cynique de la collaboration et du marché noir (La Traversée de Paris, de Candide et de Carambolage) ; Oury cicatrice par le rire les plaies de la guerre. C’est le grand film de la réconciliation nationale et internationale… Un succès mondial, jusqu’au Mexique, comme l’atteste l’oscarisé Roma (2018) d’Alfonso Cuarón.

De Funès, c’est nous en pire

Menteur, roublard, ronchon, grognard, grognon, veule, voleur, prévaricateur, âpre au gain, lâche, traître, assassin, égoïste, avare, raciste, râleur, colérique, manipulateur, escroc, parano, bilieux, combinard, chauvin, arriviste, méprisant, obséquieux et j’en passe. De Funès a si bien observé son prochain, qu’il nous offre un miroir délicieusement déformant. Soupe au lait, colérique et d’une mauvaise foi à toute épreuve, il disait tenir toutes ces belles qualités de son modèle absolu, sa mère pourtant adorée.

Contemporain de Donald Duck et d’oncle Picsou, son élasticité plastique et sa dynamique survitaminée le font apparaître aux yeux des plus petits comme un personnage de dessin animé. Dans Oscar, sa « tirade du nez » (au sens littéral du terme) l’inscrit pour l’éternité en précurseur de Jim Carrey.

Un auteur complet

Comme L’Homme orchestre, pour reprendre le titre du film de Serge Korber (1970), de Funès est mime, bruiteur, danseur, chanteur, pianiste, chorégraphe : c’est un créateur, un auteur à part entière. Prenez place : le maestro va nous jouer son concerto déconcertant, sa symphonie siphonnée. Il est l’heure, à La Rochelle, d’ouvrir l’ouïe et regarder Louis, bien dans les yeux.