L’œuvre d’Aki Kaurismäki s’ouvre sur l’image d’un cafard qui rampe sur un billot (Crime et châtiment, 1983). Soudain la lame d’une hache fauche l’insecte par le milieu et le balaye hors champ. La frontalité du geste à la fois impassible et violent, cadré en plan rapproché, fait penser à l’ouverture d’Un chien andalou de Luis Buñuel et à son œil tranché. Le jeune Kaurismäki, qui n’était pas encore cinéaste, a analysé ce célèbre premier plan dans un article critique publié en 1979. Il écrit : « L’œil tranché est l’œil du spectateur lui-même qui doit être ouvert d’emblée pour qu’il oublie tous les gentils mélodrames et les récits conventionnels qu’il a vus auparavant, et pour qu’il soit capable de recevoir ce qui suit : un compte-rendu de tout ce à quoi mène l’oppression de la sexualité, les normes étouffantes, les vestiges d’une culture en ruine qui a fait son temps. [1]» Selon Kaurismäki, Luis Buñuel, un couteau à la main, avoue dans la première scène de son premier film un crime avant qu’il ne soit commis : « Il s’agit bien d’un point de départ pour une série de films à travers lesquels il a essayé de pousser les gens à entrevoir la réalité sans les lunettes de soleil des normes héritées, à leur faire ôter la saleté centenaire qui couvre le monde réel. »
Une fois le cafard expédié, Crime et châtiment montre le travail : des bouchers dépècent et désossent des carcasses dans un abattoir. S’il faut ouvrir les yeux du spectateur, ce sera donc sur le monde des ouvriers et plus largement des exploités – il donnera le titre générique de « trilogie ouvrière » aux trois films Shadows in Paradise (1986), Ariel (1988) et La Fille aux allumettes (1990). Depuis Crime et châtiment, tous les films d’Aki Kaurismäki réitéreront ce qui se désigne d’emblée comme le principe d’une œuvre : montrer ceux qui subissent l’oppression sociale, qu’ils soient chômeurs ou immigrés, ouvriers ou artistes, afin de mieux entrevoir ce qui, du monde tel qu’il est, produit cette oppression. Dans un entretien accordé en 1992, le réalisateur s’explique : « Je ne vois pas de différence entre raconter la vie d’artistes “maudits” et raconter celles d’un éboueur dans Shadows in Paradise, d’une ouvrière dans La Fille aux allumettes ou d’un rond-de-cuir dans J’ai engagé un tueur. Tous mes personnages sont à leur manière des artistes de la dignité. Dans La Vie de bohème, aucun de mes héros n’accepte de vendre son art, de vendre son âme. Tous refusent le pacte de Faust. C’est leur façon de survivre.[2]»
Chez Aki Kaurismäki, deux approches cinématographiques, à première vue contradictoires, se côtoient et s’entremêlent. Il y a d’abord l’approche que l’on peut qualifier de documentaire. Les films de Kaurismäki sont des témoins attentifs des bouleversements économiques et sociaux que la Finlande a traversés depuis les années 1960. These Boots (court métrage musical de 1992), Tiens ton foulard, Tatiana (1993) et Juha (1998) ont pour arrière-fond l’urbanisation rapide et le dépeuplement des campagnes commencés à partir de la fin des années 1950. Kaurismäki, né en 1957, parle des « derniers moments de la vieille Finlande qu’il a tant aimée et qu’il veut archiver [3]» à travers ses films. Crime et châtiment, Calamari Union (1984), la « trilogie ouvrière » et surtout Hamlet Goes Business (1987) décrivent d’une manière lucide le règne de l’argent qui a transformé les années 1980 en une période d’individualisme et de cupidité. Le symbole absurde des folles années de surchauffe de l’économie – désignées après coup par le terme péjoratif « kasinotalous » (en français : « le marché casino ») – est un petit canard en plastique dont la production à l’échelle industrielle, dans Hamlet Goes Business, va remplacer les grandes industries d’avant, c’est-à-dire le bois, la construction navale et la métallurgie. D’autres canards en plastique circulent dans l’œuvre de Kaurismäki – on en trouve un dans Juha, par exemple, comme rappel d’une folie qui a conduit le pays à sa perte. La chute de l’Union soviétique et la crise économique mondiale du début des années 1990 ont frappé la Finlande de plein fouet, mettant un terme momentané à la spéculation financière. Nombreux sont ceux qui ont tout perdu – travail, biens et foyer. C’est ce que montre le cinéaste dans Au loin s’en vont les nuages (1995), L’Homme sans passé (2001) et Les Lumières du faubourg (2005). Plus récemment, Le Havre (2010) et L’Autre côté de l’espoir (2016) mettent en scène la fragilité et la dignité des immigrés clandestins et des réfugiés dans un monde que l’on dit aujourd’hui volontiers globalisé, mais qui est loin d’englober avec équité tous ceux qui l’occupent.
Parallèlement à ces constats historiques et sociaux, Aki Kaurismäki archive des lieux, des objets, des us et coutumes. Ses films ressemblent à des musées où le cinéaste expose autant la Finlande d’aujourd’hui que celle du passé, à travers des rites culturels d’antan (bals populaires ou soirée bingo) et des objets qui proviennent souvent des collections personnelles du cinéaste réunies au hasard de ses voyages (meubles, voitures, radios, juke-box, etc.). « Je collectionne des choses et je crois que tous les objets seront un jour utiles[4]», précise-t-il. Archiver la Finlande tout autant que l’Angleterre de J’ai engagé un tueur (1990), la France de La Vie de bohème (1991) et du Havre (2010) ou les États-Unis et l’Europe des Leningrad Cowboys Go America (1989) et Leningrad Cowboys Meet Moses (1993). Dénicher quelque chose et le recueillir avant qu’il ne disparaisse : dans Shadows in Paradise, Nikander, l’éboueur, extrait un vieux vinyle des détritus et le sauvegarde pour son plaisir de mélomane. Dans Ariel, Kasurinen, l’ex-mineur, dégote un manteau dans une benne à ordures et s’en revêt. Le salon du frère d’Iris, dans La Fille aux allumettes, avec son juke-box et sa table de billard, est une salle de musée consacrée à l’« American dream ». Les films de Kaurismäki sont pleins d’objets qui dans leur manière d’évoquer d’autres époques ou d’autres lieux nous apparaissent ainsi datés, décalés, incongrus, et à l’abri du temps.
Cette coprésence de différentes temporalités indique que l’approche documentaire est toujours associée chez Kaurismäki à une démarche opposée et complémentaire. Au réalisme s’adjoint une manière poétique d’aborder le récit et le monde où les événements représentés trouvent leurs points d’ancrage. Si le cinéaste finlandais a insisté au début de sa carrière sur sa volonté de ne pas transformer le réel, voire même sur son désir de respecter la logique géographique de la ville où il tourne, à partir des années 1990 sa méthode commence à changer. À la sortie d’Au loin s’en vont les nuages, Aki Kaurismäki s’en est expliqué : « Lorsque j’ai commencé à écrire ce film, j’ai placé la réalité finlandaise entre deux extrêmes : le film à rédemption sentimental de Frank Capra, La Vie est belle, et Le Voleur de bicyclette de Vittorio De Sica. Mon intention secrète depuis toujours a été de faire des films qui permettent aux spectateurs de sortir du cinéma un peu plus heureux qu’ils ne l’étaient en entrant. Avec le sujet de ce film [la dépression économique du début des années 1990 et le chômage de masse qu’elle a engendré], c’était nécessaire. Il fallait trouver de l’optimisme sans cesser d’être en prise sur la réalité, de faire du néoréalisme contemporain en couleurs (…). Au loin s’en vont les nuages a été fait comme dans un studio. On y trouve une assez forte influence d’Edward Hopper. C’est l’ascétisme qui m’a plu. Les couleurs nettes. J’aime jouer avec les couleurs jusqu’à l’imaginaire. »
L’imaginaire dans le cinéma d’Aki Kaurismäki se devine dans les palettes de couleurs douces et chaudes. Il se voit aussi dans les reconstitutions du passé qui finalement n’expriment pas tant la Finlande que ce que la Finlande a peut-être été ou aurait pu être. Lorsque Kaurismäki parle de sa vieille Finlande regrettée ou lorsqu’il met en scène une communauté utopique dont la solidarité s’apparente à une rêverie diurne (L’Homme sans passé), on pense à l’écrivain finlandais Juhani Aho, l’auteur du roman L’Écume des rapides que Kaurismäki a adapté au cinéma avec Juha – le dernier film muet du xxe siècle. Dans la préface pour la deuxième édition de son recueil de « copeaux », Aho écrivait en 1909 ces mots qui pourraient être ceux de Kaurismäki face à l’évanescence de la Finlande : « Mon peuple de genévrier — j’ai tenté, dans les années passées, de le décrire comme je l’avais vu ; j’ai tenté de le décrire tel que je voulais idéalement le voir et tel que je croyais qu’il voulait lui-même être. C’était naguère. À présent, je ne sais plus trop ce qu’il est, ni ce qu’il veut être. Le sait-il seulement lui-même ? Mais ce que je sais, c’est que je voudrais qu’il soit encore comme je le voyais jadis, comme l’idéal que je voulais voir en lui . »
Dans sa note d’intention publiée à la sortie de La Vie de bohème – intitulée sans doute en souvenir de l’œil tranché par Buñuel « Le discours défensif du criminel » – Aki Kaurismäki a révélé que sa vocation cinématographique est née de sa lecture à dix-neuf ans du roman d’Henri Murger, Scènes de la vie de bohème qu’il adaptera en 1991, quinze ans plus tard. Du Paris des bohèmes qui avait tant frappé l’imagination du jeune Kaurismäki il ne restaient plus rien, et il lui fallut donc le trouver ailleurs, dans sa banlieue, à Malakoff. Paris idéalisé, perdu, ailleurs, nulle part, Kaurismäki en parlait déjà à la sortie de Crime et châtiment : « Entre Paris et Paradis, il n’y a qu’une différence de quelques lettres. Le Paris mythique est intéressant, pas la ville réelle. Paris est quelque chose qui est absent. » C’est un Paris « rêvé » et donc en soi inaccessible qui attire le cinéaste comme si la ville ne pouvait être approchée qu’en dehors d’elle-même, toujours en son absence : « Il est ennuyeux d’obtenir ce que l’on poursuit depuis longtemps, continue Kaurismäki. C’est plus beau quand quelque chose nous manque. Comme Paris. » Ou comme la vieille Finlande.
[1] Aki Kaurismäki, « Luis Buñuel ja Jumalan kuolema » (Luis Buñuel et la mort de Dieu), Monroe, n° 2, 1979
[2] Gilles Anquetil, « Le mélo d’un excentrique », Le Nouvel Observateur, du 12 au 18 mars, 1992
[3] Christian Feuret, Serge Kaganski, « À rebours », in Cinéma parlant, éd. Les Inrockuptibles, La Sirène, 1993
[4] Entretien avec Aki Kaurismäki réalisé par Helena Ylänen dans Helsingin Sanomat, le 27 janvier 1996