Béatrice Thiriet, la musique au pluriel

Stéphane Lerouge

Au printemps 1994, un premier long métrage programmé à la Quinzaine des Réalisateurs enflamme la Croisette et obtient la Caméra d’or. Son titre : Petits Arrangements avec les morts, troublante parabole sur le travail de deuil, à travers les trajectoires croisées de trois personnages, réunis sur une même plage bretonne. Petits Arrangements fonctionne comme la double révélation d’une cinéaste, Pascale Ferran, et d’une compositrice de trente-quatre ans, Béatrice Thiriet, dont c’est aussi le baptême de long métrage. « Notre rencontre est due à la providence, raconte cette dernière. Frédéric Lodéon avait diffusé sur France Inter mon thème générique pour un téléfilm, Les Gens d’en face. Dès qu’il l’a entendu, Pierre Trividic, co-scénariste de Petits Arrangements, a spontanément appelé Pascale Ferran : « J’ai trouvé la bonne personne pour la musique ! » Avec Pascale, on s’est rencontrés, on s’est apprivoisés, elle m’a donné son scénario. Je n’ai pas pu aller jusqu’au bout : à la moitié de la lecture, il m’a fallu lui téléphoner pour lui dire à quel point son sujet m’inspirait. » Composée pour quatuor à cordes, piano et vibraphone, dans un langage moderne, la partition de Petits Arrangements fait forte impression par ses interventions incisives, très rythmiques, qui chapitrent le récit, et se transforment au générique de fin en valse embuée de lyrisme. Ferran-Thiriet : un grand binôme de cinéma est né. La compositrice mettra en musique toutes les aventures de la cinéaste (L’Âge des possibles, Lady Chatterley, Bird People). « En 2014, sourit Béatrice, Pascale montrait Bird People au Festival de Cannes. Elle m’a demandé de la rejoindre sur scène en me présentant comme son indispensable musicienne. Nous étions là, vingt ans plus tard, à l’endroit où nous avions été découvertes. J’en avais presque les larmes aux yeux. »

Mais il serait réducteur d’enfermer Béatrice Thiriet au seul statut de complice de Pascale Ferran. Séduite par la bande originale de Méfie-toi de l’eau qui dort de Jacques Deschamps, la documentariste Dominique Cabrera lui propose de l’accompagner sur L’Autre Côté de la mer, son premier film de fiction. Il en sort, là aussi, un compagnonnage au long cours (Nadia et les hippopotames, Le Lait de la tendresse humaine, Corniche Kennedy), avec des partitions aux esthétiques très variées. C’est précisément dans cette variété de collaborations que se nichent les plaisirs en contraste de Béatrice Thiriet, même s’il se dégage de sa filmographie une vraie ligne auteuriste : Claire Devers, Xavier Durringer, Anne Le Ny, Joël Farges, Radu Mihaileanu… avec un pas de côté vers la comédie de mœurs populaire, via le triptyque Le Cœur des hommes de Marc Esposito. « Il est passionnant d’entrer dans l’univers et la psychologie de metteurs en scène aussi différents, souligne la compositrice. À chaque fois, c’est d’abord un travail d’écoute et d’analyse. Ce qui nous sépare est très clair : un cinéaste ne peut pas lire ma partition, alors que moi, je peux lire son scénario. Une langue, un vocabulaire, une syntaxe nous séparent. Il faut parvenir à nouer un rapport de confiance suffisant pour l’amener en douceur au grand saut, c’est-à-dire au jour de l’enregistrement. Où il va assister à la naissance d’une musique dont vous ne lui aurez parlé qu’avec des mots. » Cette intransigeance place Béatrice Thiriet à l’altitude des grands aînés qu’elle cite souvent en référence : Pierre Jansen, Antoine Duhamel et Jean Prodromidès. Trois compositeurs qui, à côté du cinéma, ont également abondamment composé pour le concert et l’opéra. Comme elle.

Pour sa dixième édition, la Leçon de musique du Festival de La Rochelle est fière d’accueillir sa première compositrice, une créatrice affranchie, nourrie de musique au pluriel, de Mozart à David Bowie, de Ravel aux Clash. Une liberté qui éclate dans ses bandes très originales, dans sa façon d’écrire pour le violon en lévitation de Laurent Korcia (L’Astragale de Brigitte Sy) ou d’élaborer des chansons à quatre mains avec le comédien-rappeur de Corniche Kennedy, Kamel Kadri. En présence de la fidèle Dominique Cabrera, Béatrice Thiriet nous racontera son itinéraire insolite et comment le cinéma lui a permis de faire la synthèse entre ses différentes cultures.