Vous qui habitez le temps¹

Jean-Christophe Ferrari (critique, scénariste et écrivain)

Tarkovski, voilà un nom et une œuvre qui se sont imposés avec une évidence solide, massive, péremptoire, presque autoritaire. Nombreux sont les ouvrages consacrés au cinéaste russe. Nombreux les metteurs en scène et les cinéphiles qui lui ont rendu hommage. Nombreux ceux qui continuent de le faire. Le nom est entré dans les dictionnaires et les histoires du cinéma. À ce point, d’ailleurs, qu’on s’en sert désormais comme d’un adjectif: on évoque volontiers une « ambiance tarkovskienne », un « rythme tarkovskien »; désignant par là une atmosphère cotonneuse, ouatée, chargée de spiritualité ainsi qu’une prédilection un peu systématique pour une manière de lenteur contemplative. Mais réduisant de la sorte l’œuvre à « une atmosphère », on en perd la spécificité, ce qu’elle essaie d’exprimer, ce qu’elle nous dit vraiment. C’est pourquoi il est important – avec la rétrospective que lui consacre le Festival de La Rochelle – de la (re)découvrir.

La première chose qui me frappe, quand je revois les longs métrages d’Andrei Tarkovski, c’est qu’il filme un monde en détresse. Quoi qu’on pense des analyses – aux accents chrétiens marqués – que le réalisateur du Miroir propose de cette crise dans ses écrits théoriques², comment ne pas reconnaître, dans ses films, l’homme d’aujourd’hui? Soit un être égaré, perdu, n’arrivant à se lier ni aux autres ni à l’époque. Un être souffrant, errant, incertain, dans un présent oppressant. Un être posant des questions, parlant beaucoup, ergotant parfois, perclus pourtant du sentiment que les mots sont vains, insuffisants: « words, words, words! » s’exclame rageusement Alexandre, citant Shakespeare, dans Le Sacrifice alors que, dans Andrei Roublev, le peintre d’icônes s’oblige à garder le silence de longues années. Dans Solaris et Stalker aussi, les discours butent: que ce soit sur l’énigme de la planète océan ou sur celle de « la Zone ».

Face à la gravité du désastre que nous endurons, une question se pose: peut-on sauver le monde? Bien entendu, Tarkovski n’a ni la sottise ni la prétention de penser que le cinéma en est capable. L’art, tout au plus, peut alerter et éveiller le souci du monde. Un film est comme une prière, un cri, un élan, un acte de foi. Comme celui de Domenico s’immolant vif afin de faire entendre l’avertissement qu’il veut adresser à ses contemporains (Nostalghia). Comme celui d’Alexandre brûlant sa maison afin de garder intacte la possibilité d’un avenir pour l’humanité et pour son fils. À cet égard, je ne connais rien de plus bouleversant que la fin du Sacrifice: l’enfant arrose l’arbre, s’allonge dessous et demande – lui qui était muet jusqu’alors –: « Au commencement était le verbe, pourquoi papa? ». C’est que l’œuvre de Tarkovski est hantée par la question de la transmission. Qu’héritons-nous de nos parents? Que laissons-nous à nos enfants? De manière générale, les films du réalisateur de L’Enfance d’Ivan manifestent un souci de l’enfance qu’aucune autre œuvre cinématographique n’a fait entendre, je crois, de façon si tendre, si vibrante, si aimante. Pas étonnant alors qu’ils soient parcourus de manière insistante par le thème de la responsabilité: nous sommes responsables de nos parents, de nos enfants, des autres. Chez Tarkovski, l’artiste porte cette responsabilité à un point d’incandescence car il est celui qui recueille les voix qui sont autres que lui. C’est le fidèle: celui qui porte la flamme, celui qui garde la trace et la présence de ce qui est hors de lui. C’est très clair dans Roublev par exemple où l’utilisation systématique de la profondeur de champ tisse un lien constant entre le personnage principal et ceux qui l’entourent. Le peintre d’icônes ne retournera à son art qu’après avoir observé le peuple russe et souffert avec lui les maux qu’il endure. Il ne parviendra à peindre « La Trinité » qu’après avoir mesuré le besoin spirituel qui étreint ses semblables.

Mais, en dépit des travaux des artistes véritables, l’homme d’aujourd’hui cogne contre le présent: il a perdu tout lien avec sa terre et sa culture, c’est-à-dire avec son héritage spirituel. Il est emmailloté dans un aujourd’hui étale, asphyxiant, atone: il a oublié que se remémorer le passé nous rend meilleurs comme le rappelle le Stalker. Pourtant le cinéma peut nous délivrer de la tyrannie d’un présent catastrophique. Comment? En déchirant la trame du temps. Les films de Tarkovski parviennent – en enquêtant sur les « qualités intérieures, morales, propres au temps »³ – à créer une temporalité idéale et objective, une temporalité non-chronologique et spirituelle, une temporalité qui n’est pas seulement celle de l’action mais aussi celle de la mémoire, du rêve et du sacré. En témoignent, par exemple, ces lents travellings avant qui, en balayant des plans frontaux où les personnages sont centrés, tout en maintenant une forte profondeur de champ, transportent littéralement le plan hors de la temporalité ordinaire. En témoignent aussi les alternances entre noir et blanc, zone intermédiaire et couleur qui confèrent au monde plusieurs niveaux de temporalité (et donc de réalité). « Un vrai film, avec le temps fixé correctement sur la pellicule, sort des limites du plan et vit dans le temps comme le temps vit en lui. »⁴ Et véritablement, en effet, Tarkovski crée un cinéma où le temps, comme s’il était apporté par un souffle, semble se déposer dans le plan, comme s’il le secouait, le transperçait, le traversait, l’emportait. Attention cependant: cette temporalité n’a rien de berçant ni de cotonneux. Notre réalisateur aime à varier les rythmes afin de maintenir le spectateur en état de vigilance et de créer un état d’intensité dramatique constant; une intensité qui naît moins du déploiement d’un noyau dramatique de départ que de l’aimantation de différentes forces en présence (émotions, personnages, ambiances), d’une manière d’électricité statique. Ce qui est dramatique, ici, ce n’est pas la progression d’une situation motivée par le heurt de forces antagonistes, mais le maintien immobile et tendu de ces forces. C’est pourquoi les personnages que privilégie Tarkovski ne sont pas les êtres robustes et actifs qui font ployer les circonstances et influent sur le cours de l’intrigue et de l’Histoire. Mais davantage des êtres faibles ou passifs dont l’énergie réside, avant tout, dans la façon dont leur conviction spirituelle leur permet de supporter les tensions.

Ainsi l’œuvre du cinéaste russe nous offre quelque chose dont nous sommes privés depuis que le matérialisme a définitivement fait plier nos sociétés modernes et que nos vies sont envahies par la technologie. Ainsi il nous redonne goût pour un sentiment primordial et unique: le sentiment d’habiter le temps. Ainsi il nous invite à nous abandonner aux mystères du temps, à perdre contrôle. D’où un érotisme tarkovskien sur lequel aucun de ses commentateurs n’a insisté (certains ont même évoqué « une œuvre asexuelle », oubliant la nuit païenne de Roublev, les convulsions de Harvey dans Solaris, les scènes de séduction dans Nostalghia, l’étreinte éperdue du Sacrifice). Comme je l’indiquais il y a quelques années dans une petite étude sur Le Miroir : « Rares sont les cinéastes à avoir marqué le rapport entre l’érotisme et le temps. Et il ne s’agit pas, ici, de “petite mort” ou d’oubli de soi dans l’extase. L’érotisme consiste à occuper une certaine place dans le temps, une place dans une temporalité décloisonnée. L’érotisme est un mode du temps. L’érotisme, c’est quand le temps se dérobe sous nos pieds. »⁵

De manière générale, le cinéma de Tarkovski est un cinéma sensoriel qui met en valeur la texture des éléments: la pluie, la terre, le feu, le vent. Inutile pourtant de vouloir trouver une interprétation symbolique de ces images d’eaux, de ces sons de flammes. En effet l’auteur de Stalker était persuadé que le cinéma est un art réaliste qui n’est capable de susciter des émotions et des idées qu’en restant au plus près de la vie de la matière. Si l’œuvre de Tarkovski tente d’atteindre une réalité spirituelle, elle n’a jamais cherché à plaquer, de manière dogmatique et artificielle, des idées sur le réel (contrairement au « montage intellectuel » d’Eisenstein, contrairement aussi à ces trop nombreux cinéastes comparés à tort à Tarkovski).

Alors, vous qui habitez le temps, n’oubliez pas « que la motivation principale d’une personne qui va au cinéma est une recherche du temps: du temps perdu, du temps négligé, du temps à retrouver »⁶.

La rétrospective est présentée en collaboration avec La Cinémathèque française.

 

[1] Titre d’une pièce de Valère Novarina, publiée chez P.O.L en 1989
[2] Le Temps scellé, Éditions Philippe Rey, 2014
[3] Ibid, p. 69
[4] Ibid
[5] Le Miroir, le drame d’Éros, Jean-Christophe Ferrari, Éditions Yellow Now, Côté films, 2009, p. 73
[6] Le Temps scellé, p. 75