Les années 2000 ont vu renaître de ses cendres le cinéma colombien: dans la décennie suivante, ce mouvement s’est poursuivi avec la consécration internationale de films qui vont de La Sociedad del semáforo (2010) de Rubén Mendoza, La Sirga de William Vega (2013), Los Hongos d’Oscar Ruiz Navia (2013), Gente de bien de Franco Lolli (2014) jusqu’aux récents Siembra d’Ángela Osorio et Santiago Lozano (2015), L’Étreinte du serpent (El Abrazo de la serpiente, 2015) de Ciro Guerra et La Terre et l’ombre (La Tierra y la sombra, 2015) de César Augusto Acevedo, pour ne citer que les plus connus d’entre eux. La production des longs métrages colombiens n’a cessé de croître en quantité mais aussi et surtout en qualité, portée notamment par une nouvelle génération de cinéastes dans laquelle s’inscrit pleinement Rubén Mendoza. Ce sang frais s’alimente aussi bien des références du cinéma d’auteur étranger que de l’histoire de l’industrie nationale notamment avec l’expérience exceptionnelle et novatrice de « Caliwood » des années 1970-1980. Cette autodénomination ironique proposée a posteriori par les auteurs poètes et cinéastes, est une affirmation revendicatrice non dissimulée d’un cinéma relocalisé alternatif par rapport aux médias de communication dominants, comprenant notamment le cinéma. En naissant en 1980 au moment où le Groupe de Cali affirmait sa pleine maturité, Rubén Mendoza est incidemment un héritier direct de celui-ci. En effet, après avoir suivi à l’université différentes formations à l’art de mettre en ordre et en formes cinématographique, lors d’ateliers donnés par Jaques Rubeirollis et aux ateliers Varan en France, Rubén Mendoza est avant tout né cinéaste du fait de sa collaboration en tant que monteur des films de Luis Ospina (pour Un tigre de papel (2008) et La Desazón suprema: retrato incesante de Fernando Vallejo (2003), l’un des chefs de file du Groupe de Cali. La paternité cinématographique assumée, c’est tout naturellement que l’on retrouve chez Rubén Mendoza une réadaptation du concept de « faux documentaire » initié et revendiqué par Luis Ospina avec son Agarrando pueblo (1977) pour son film Memorias del calavero. Résolument et politiquement anarchiste, le cinéma de Rubén Mendoza devient politique en allant saisir avec sa caméra ce qui reste en marge de la représentation officielle de la société colombienne. Cet intérêt pour la réalité sociale au-delà des clichés préfabriqués le conduit à se confronter au chaos d’un monde pour illustrer l’indignation et la force de survie des laissés-pour-compte des grandes lignes des hommes de pouvoir, qu’ils soient légaux ou illégaux. Il y a dans cet intérêt pour la marginalité une fascination pour une quête de quiétude qui affronte le vide métaphysique d’une société de consommation bourrée aux hormones de croissance. La marge en question dans la filmographie de Rubén Mendoza inclut aussi bien les individus que leur géographie même dans laquelle ils s’adaptent et adaptent leur vie. Ainsi, en est-il de la « société du feu rouge » (en espagnol: La Sociedad del semáforo) où il est question d’acrobates, de poètes, musiciens, vendeurs ambulants gagnant leur vie là où la société normée est contrainte de se mettre à l’arrêt, le temps du passage d’une couleur à une autre. Paradoxalement, le cinéma de la marge devient sous le regard du cinéaste une métaphore de la Colombie. Ce pays désigné encore récemment comme « le pays le plus heureux du monde » manifeste une joie de l’immédiat instant malgré le poids d’une histoire douloureuse, à l’instar du parcours du protagoniste principal de Memorias del calavero (2014). Les personnages des films de Rubén Mendoza, la plupart interprétés par des non-professionnels, sont ainsi tout à la fois eux-mêmes et plus qu’eux-mêmes, leur imaginaire intime prenant une dimension que capte à merveille une mise en scène qui ne laisse rien au hasard, malgré l’inspiration permanente de la réalité brute. Cette liberté de ton qui le conduit aussi bien à alterner longs métrages documentaires et fictions, loin de la logique de la rentabilité immédiate dans les salles de cinéma, le situe dans une courageuse radicalité, au sens du respect qu’il met à représenter ce qu’il sent et ce qu’il voit dans un monde trop souvent laissé dans le hors-champ de la conscience commune. La rébellion de Rubén Mendoza se situe dès lors dans cette belle obstination à poursuivre un cinéma qui part d’une nécessité intérieure d’embrasser l’ordre intime dans le chaos public. On se déplace alors beaucoup dans sa filmographie, qu’il soit question d’un road movie à un moment donné du récit ou de l’emplacement de la caméra dans ces lieux oubliés, à la ville comme à la campagne. Dans l’un des pays qui porte l’une des plus grandes populations de déplacés, chaque lieu est porteur d’une riche mémoire, qu’il s’agit du lieu quitté comme du lieu d’accueil. C’est aussi l’art du cinéma de Rubén Mendoza de filmer ainsi l’invisible.
Rubén Mendoza
Cédric Lépine, critique de cinéma à Mediapart